mercredi 25 septembre 2019

Quel est ce duel qui révulsa notre duc de Bourgogne ?

De tout temps la place d’Armes de Valenciennes a été le lieu des grands événements, le point de rassemblement de la population pour célébrer tantôt la visite officielle du Général de Gaulle, tantôt le couronnement de la Vierge du Saint-Cordon, tantôt le défilé du géant Binbin, ou encore, de nos jours, les fêtes de fin d’année. Et si désormais la municipalité s’attache à organiser sur ce pavé des manifestations délibérément festives, il ne faut pas oublier qu’autrefois c’est sur la place d’Armes qu’on décapitait, qu’on brûlait vif, qu’on charcutait les ennemis de l’ordre public jusqu’à ce que mort s’en suive.
Les chroniques moyenâgeuses contiennent ainsi le récit répugnant d’un duel judiciaire, que je vais me faire un plaisir de vous raconter par le menu.

Qu’est-ce qu’un duel judiciaire ? C’est un combat entre deux personnes, qui permet aux juges de laisser « la main de Dieu » désigner le coupable d’un crime ou d’un délit : celui qui survit au duel est innocent, la preuve est faite ! Dans sa charte municipale (Charte de la Paix), octroyée à la ville par le comte Baudouin III en l’an 1114, Valenciennes disposait de ce privilège de juger elle-même ses habitants en la personne de son Prévôt entouré des échevins. Par ailleurs Valenciennes était une ville « franche », dotée d’un droit d’asile communal auquel elle tenait mordicus, bien qu’il s’agisse d’une coutume et non d’une loi écrite. Selon cette règle, « un homicide, de quelque provenance qu’il soit, bénéficiera de la franchise de Valenciennes et échappera à toute poursuite pourvu qu’il déclare avoir tué à son corps défendant et qu’il accepte le duel auquel viendrait le provoquer une personne l’accusant au contraire d’avoir donné la mort avec une intention criminelle. »[1]

Voici donc, dans les années 1450, un certain Mahuot Cocquel qui trucide, à Tournai, le père d’une demoiselle qui s’était opposé à leur mariage. Après son crime, Cocquel file à Valenciennes où, selon la règle qu’on vient d’énoncer, il trouve asile et où il vit quelque temps en toute tranquillité. Or un beau matin, un sieur Jacotin Plouvier, parent du père assassiné, ayant retrouvé la trace du meurtrier, alerte le prévôt de la ville : Cocquel, lui déclare-t-il, a traitreusement tué mon parent, « sans cause raisonnable ». Pour le prévôt et ses échevins, l’affaire est claire : un duel judiciaire s’impose.

Il se tient le 20 mai 1455, sur la place d’Armes – qu’on appelle à l’époque Place du Marché. Il a lieu en présence de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et de son fils, qui tous les deux regarderont le combat depuis les fenêtres de l’habitation du prévôt, Melchior du Gardin. Le duc avait tenté plusieurs fois d’interdire la rencontre et, faute d’y parvenir, avait exigé d’y assister, « accompagné d’une nombreuse noblesse ». A neuf heures du matin, Cocquel et Plouvier entrent sur la place. Celle-ci est organisée en trois espaces : au centre, on a répandu une épaisse couche de sable, c’est l’enceinte où les deux hommes vont se battre ; tout autour, prennent place le prévôt et les seigneurs de marque ; et une troisième enceinte accueille les chevaliers, écuyers et notables, trois cents personnes environ. Cocquel et Plouvier sont tous deux roturiers, ils vont se battre avec le bâton et l’écu. S’ils avaient été nobles, ils auraient combattu à cheval, dûment cuirassés.

Un duel avec bâton et bouclier (écu).
(Illustration extraite du site "moyenagepassion.com")
Ils arrivent donc, tête rasée, vêtus d’un « pourpoint de basane » (une veste en cuir de mouton) et accompagnés de deux hommes : celui qui porte le bâton et l’écu, et celui qui leur a appris à s’en servir. Les écus sont en bois de saule, couverts de cuir de mouton et « armoriés d’argent à la croix de gueule » (avec un fond blanc et une croix rouge) ; les bâtons, en bois de néflier, mesurent un mètre de long et sont taillés en pointe aux deux bouts. 
D'argent à la croix de gueules
Les deux hommes se signent, s’asseoient chacun sur son siège, et jurent, sur le livre des Evangiles qui leur est présenté, que « leur querelle est juste ». On les enduit alors de graisse de la tête aux pieds, et le juge lance le gant de Plouvier aux pieds de Cocquel avec ces mots : « Faites votre devoir ». Le match à mort commence. Vous allez voir, le combat n’est pas très glorieux !

Le duel judiciaire de Valenciennes, par Hubert Cailleau (1526-1579)
(Image extraite de la Base Mérimée sur le site "culture.fr")
Cocquel commence par jeter du sable dans les yeux de Plouvier, et lui ouvre une large plaie à la tête en le frappant avec son bâton. Plouvier flanque Cocquel par terre, il se relève, il est terrassé à nouveau, et Plouvier s’acharne sur lui, lui verse du sable dans les yeux, lui mord les oreilles, le roue de coups au visage.
Philippe le Bon en est déjà tout retourné. Il envoie un de ses officiers demander au magistrat (au conseil municipal) si on ne peut pas s’en tenir là et laisser la vie sauve à Cocquel. Certainement pas, répondent les Valenciennois !
Pendant ce temps-là, Plouvier continue ses tortures. De ses dents, de ses ongles, il arrache des lambeaux de chair à Cocquel, et pour le faire taire – de crainte que ses hurlements n’attendrissent la foule – il lui bourre la bouche de sable et lui écrase le visage par terre. Au passage Cocquel lui arrache un doigt avec les dents ! Pris de fureur, Plouvier se met à sauter à pieds joints sur son adversaire et lui brise le bras et le dos. Il crie : avoue ! confesse que tu as commis un meurtre ! Et Cocquel répond enfin : je le confesse. Parle plus fort, hurle l’autre ! Je l’ai fait, dit Cocquel qui, en se tournant vers la maison où était le duc, supplie : Monseigneur, sauvez-moi la vie.

Philippe le Bon, duc de Bourgogne (1396-1467)
(Photo extraite du site Wikipedia)
Le duc de Bourgogne, dit la chronique, « avait le cœur déchiré ». A nouveau il envoie demander qu’on accorde la vie sauve à Cocquel, ou qu’au moins on l’inhume en terre sainte. « Il n’obtint ni l’un ni l’autre, parce qu’il fallait, répondit-on, que la loi s’accomplît de point en point. »
Plouvier peut ainsi achever son adversaire en lui donnant des coups de bâton sur la tête. Il le tire hors de l’enceinte en le traînant par les pieds. L’autre, moribond, trouve la force de se confesser et de pardonner sa mort à Plouvier. « Il but quelques verres de vin, et expira. »[3]
Alors le juge déclara Cocquel coupable de meurtre, et prononça la sentence : il serait traîné sur la claie jusqu’au Rôleur [4], pendu et étranglé. Le bourreau s’occupa de tout cela aussitôt. Plouvier, quant à lui, demanda au juge s’il avait bien fait son devoir : oui, répondit le prévôt, et jamais il ne serait inquiété pour ce qu’il avait fait.
La justice de Dieu était rendue.

Le spectacle de cette mise à mort quasi à main nue fut tellement saisissant, que les deux protagonistes du combat furent représentés dans une sculpture figurant sur le porche de l’église Saint-Géry. Elle fut détruite en 1566 (époque des révoltes protestantes).
Ce fut aussi le dernier duel judiciaire ayant lieu à Valenciennes. Les chroniques conservent le souvenir d’autres combats : entre Jean Le Brisseur et Jacquemart de Berry en 1358, entre Jacquemart de la Cappielle et Jean Hennequin en 1375. Mais celui de 1455 révulsa tellement le duc de Bourgogne que, sans pouvoir s’attaquer directement au privilège valenciennois, il obtint néanmoins que « des modes de preuve rationnels se substituent aux pratiques ancestrales »[5]. Et ainsi furent jetés les prémices d’une surveillance accrue sur les coutumes municipales de la part de nos princes territoriaux.


[1] Jean-Marie Cauchies, « Duel judiciaire et franchise de la ville » in Revue du Nord, 1999.
[2] Notice sur les Duels Judiciaires dans le nord de la France in Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique.
[3] Thierry Lévy, « Justice sans dieu », éditions Odile Jacob.
[4] Le Mont du Rôleur, qui aujourd’hui a donné son nom à un quartier de Valenciennes, était l’endroit où les criminels étaient pendus.
[5] Jean-Marie Cauchies, op. cit.