1875-2025 : la France célèbre cette année le 150e anniversaire de ses lois constitutionnelles. Après le vote, à une seule voix de majorité, de "l'amendement Wallon" qui met fin dans notre pays au régime de la monarchie et de l'empire, c'est la République qui s'installe, déjà la troisième du nom, mais cette fois dotée d'une Constitution dont les fondements sont toujours en vigueur cent cinquante ans plus tard.
Dans les mairies, une figure va représenter cette République : la Marianne. Dès 1875, les sculpteurs sont sollicités pour créer des bustes féminins, tantôt sévères et guerriers, tantôt maternels et nourriciers. Ces commandes seront d'ailleurs pour les artistes une manne financière bienvenue — comme le seront plus tard, et moins joyeusement, les monuments aux morts de la première guerre mondiale.
Grâce à Jean-Claude Poinsignon — grand érudit, puits de savoir sur les artistes valenciennois, que je remercie infiniment de ses informations — j'ai pu remonter le défilé des Marianne qui se sont succédé à Valenciennes.
La République (plâtre) par Injalbert, à l'Hôtel de ville de Valenciennes (photo personnelle) Portrait d'Injalbert sur www.herault-tourisme.com |
La plus ancienne à Valenciennes est celle de Jean Antoine Injalbert (1845-1933), réalisée sur commande de l'Etat en 1889 pour le centenaire de la Révolution française. Elle a connu un grand succès et il en existe de très nombreuses copies. Virginie Inguenaud, du Centre national des arts plastiques (www.cnap.fr), explique : "L'Etat, en juillet 1889, a passé commande à Injalbert de trois bustes de la République de trois grandeurs différentes, pour qu'ils soient ensuite déclinés en plusieurs exemplaires et matériaux (en marbre, en biscuit de Sèvres, mais surtout en fonte ou en plâtre) par d'autres praticiens afin de connaître une large diffusion."
Pour autant les municipalités restaient libres d'acquérir puis d'installer, ou non, un buste de Marianne dans leur salle du conseil. Virginie Inguenaud s'interroge alors sur les raisons du succès de l'oeuvre d'Injalbert. Voici une Marianne "innovante", se félicite-t-elle, qui arbore le bonnet phrygien symbole de liberté (en 1871, explique-t-elle, Adolphe Thiers avait interdit la représentation de ce couvre-chef considéré comme "emblème séditieux") et dont la cuirasse est ornée d'un mufle de lion (plutôt que d'une tête de méduse), "symbole de la force populaire".
Un article de notre journal local, "La Voix du Nord", daté de mai 2001, mentionne la présence à l'Hôtel de ville de Valenciennes, en 1988, de la Marianne de Pierre-Marie Poisson (1876-1953).
La République (plâtre) par Poisson. Musée de Niort (image extraite du site alienor.org) Portrait de Poisson sur paris1900.lartnouveau.com |
Cette Marianne, jeune paysanne aux joues rebondies, porte un bonnet phrygien et n'est plus vêtue d'une armure mais d'un corsage plissé. L'ornement entre les seins est un "faisceau de licteur", un petit fagot de branchettes réunies par des lanières, symbolisant l'union et la force des citoyens.
C'est le sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-arts Jean Mistler qui, en 1932, a commandé ce buste à Pierre-Marie Poisson, pour remplacer, précisément, le buste officiel d'Injalbert. L'oeuvre était destinée à être copiée, en plâtre et en bronze.
Je n'ai pas vu cette statue à l'Hôtel de ville, et j'ignore si elle fait toujours partie des collections municipales.
Pas vu non plus celle de Victor Fulconis (1851-1913), citée également dans l'article de 2001. Mais l'explication en est simple : cette Marianne a été volée, "disparue depuis un bout de temps" écrit "La Voix du Nord" dans son article. Je n'en ai pas non plus trouvé d'image, pas même parmi la collection de bustes de Marianne du Sénat. Tant pis.
Car ces Marianne sont, si l'on ose dire, celles de tout le monde. Or Valenciennes possède ses propres Marianne, figures créées à deux époques différentes par deux artistes différents, pour symboliser la République.
La première est celle de Bottiau.
Alfred Bottiau est né à Valenciennes en 1889, il y est décédé en 1951. De 1946 à sa mort, il a dirigé les Ecoles Académiques de la ville (les locaux sont aujourd'hui ceux du Conservatoire, rue Ferrand). Il avait lui-même été élève de ces Académies de 1903 à 1908 avant de rejoindre à Paris l'Ecole des Beaux-arts, dans l'atelier de devinez qui : Injalbert.
(image extraite du livre de JC Poinsignon, "L'humble ymagier Alfred Bottiau") |
Le service militaire puis la première guerre mondiale interrompirent ses études, mais en 1919 Bottiau obtint un Premier Second Prix de Rome qui le lança dans une brillante carrière de sculpteur. Professeur à Paris, il revint à Valenciennes en 1937 et enseigna la sculpture dans l'école où il avait appris son métier — avant, donc, de diriger ladite école.
La République (bronze) par Bottiau, à l'Hôtel de ville de Valenciennes (photo personnelle) Portrait de Bottiau sur artdecoceramicglasslight.com |
Après la seconde guerre mondiale, il a fallu procéder à la reconstruction de Valenciennes, y compris de son hôtel de ville ravagé en 1940 par un gigantesque incendie. La municipalité, conduite par Pierre Carous, a eu le bon goût de demander pour sa Salle des Conseils une Marianne "maison". Elle choisit un buste de "La République" que Bottiau avait réalisé en plâtre, le fit exécuter en bronze et l'acheta en 1952-53.
Dans les années 1970, lorsque la ville de Denain se lança dans la réfection de son hôtel de ville, elle plaça dans sa propre Salle des Conseils un moulage en plâtre teinté de ce buste, qui fut ensuite transféré au musée municipal.
Poursuivant en quelque sorte cette tradition d'hommage à l'histoire artistique de la ville, la municipalité de Valenciennes a commandé une autre Marianne à un autre artiste, au début des années 2000, pour remplacer celle de Fulconis qui avait disparu de la Salle des Mariages.
C'est la Marianne de Jean Menjaud.
Marianne (bronze) de Menjaud, à l'Hôtel de ville de Valenciennes (photo personnelle) Portrait de Jean Menjaud, sur un document transmis par JC Poinsignon |
Jean Menjaud est né en 1926 à Autun, et décédé à Mareil-les-Meaux en 2017. Il fait toutes ses études à Autun, mais après la deuxième guerre mondiale il rejoint sa famille à Artres, où son père dirige la sucrerie. Il entre alors aux Académies de Valenciennes, d'abord dans une classe de peinture puis — incroyable, mais ça ne s'invente pas — dans la classe de sculpture de Bottiau ! Puis il est admis à l'Ecole nationale supérieure des Beaux-arts et, en 1953, obtient (comme Bottiau) un Premier Second Grand Prix de Rome. Ce n'est pas à Rome qu'il partira, mais à Madrid, ayant gagné une pension de deux ans à la Casa Velasquez (l'équivalent espagnol, si l'on peut dire, de la Villa Medicis).
A son retour, les temps sont durs et pour gagner son pain Jean Menjaud va se tourner vers le cinéma et la télévision qui cherchent des sculpteurs pour concevoir et réaliser les décors des émissions et des films. La prochaine fois que vous regarderez "Charade" de Stanley Donen, avec Audrey Hepburn et Cary Grant, ayez une pensée pour Jean Menjaud ! Il travaille aussi pour l'ORTF et réalise par exemple les décors de "Dom Juan" de Molière, avec Michel Piccoli. Il devient un artiste du polystyrène expansé ! Il terminera sa carrière comme professeur d'expression artistique à l'Ecole technique de la Chambre de Commerce de Paris.
En 2018, donc après sa mort, deux de ses oeuvres entreront au musée de Valenciennes grâce à l'association des Amis du musée : un bronze, et le bas-relief qui lui avait permis de séjourner à Madrid.
Sa Marianne, aujourd'hui bien en vue dans la Salle des Mariages de l'Hôtel de ville de Valenciennes, est coiffée du bonnet phrygien. Son sein dénudé fait d'elle une République nourricière. Ce portrait n'est pas celui d'une vedette de cinéma, mais celui de sa petite-fille. Ce buste est aussi la première commande publique passée à l'artiste par la ville de Valenciennes, en août 2000. Jean Menjaud l'a "livré" en mai 2001.
Menjaud élève de Bottiau, Bottiau élève d'Injalbert, et nous avons leurs trois Marianne. J'ai toujours aimé les histoires de familles.