samedi 20 septembre 2025

Pourquoi ces petits bâtiments en imposaient-ils autant ?

 

Construction d'un bureau de l'octroi au faubourg de Cambrai
Dessin d'Emile Dusart
(Archives municipales de Valenciennes)

De nos jours, on passerait presque devant sans les voir s’ils n’arboraient tous – et parfois il n’en reste pas grand-chose – les armes de la ville et la mention qui leur donne leur nom : « Octroi municipal ». Ces petites maisons sont devenues des bâtiments discrets, désormais dévolus à d’autres activités citadines : logement, banque, agence immobilière, que sais-je. Pourtant, de leur temps, ce n’est rien de dire qu’ils en imposaient ! Car l’octroi municipal, c’était le lieu où l’on payait un impôt honni, la taxe sur les produits qui entraient en ville. Cette taxe s’appelait “octroi“, et le service qui s’en occupait également.


"Le Tour de la France par deux enfants"

« Aux portes de toutes les villes sont des bureaux d’octroi où l’on doit payer les droits d’entrée sur les marchandises. Pour peser les voitures et fixer le poids des marchandises qu’elles portent, on les fait passer sur la plate-forme d’une bascule. Cette plate-forme, à l’aide d’un levier, soulève le fléau d’une balance qui se trouve à l’intérieur du bureau d’octroi, et l’employé lit, sur le bras de fer, le nombre de kilogrammes. » (Wikipedia)


Jean Clinquart, haut fonctionnaire des douanes décédé en 2010, raconte l’histoire de cet impôt particulièrement détesté, dans deux numéros de la revue Valentiana (n° 41 et 42) parus en 2008. Il rappelle qu’à Valenciennes, l’octroi a été perçu du début du XIVe siècle jusqu’au milieu du XXe, avec une courte interruption au moment de la Révolution. Il a longtemps été l’unique revenu de la ville, puis la principale source de financement des dépenses communales. Lorsqu’on l’a rétabli, en 1801, on a déclaré que c’était « pour les hospices et les pauvres à domicile » (une hypocrisie qui a cessé dès 1805). On lui a donné un règlement et une organisation (un directeur, un inspecteur, des receveurs, des employés, etc.) ; on a fixé un tarif, en se félicitant des bons rendements dès la première année… Trois catégories de marchandises étaient taxées : les boissons (vin, vinaigre, eau de vie, cidre, bière, c’est ce qui rapportait le plus), les comestibles (viande fraîche ou salée) et les combustibles (charbon de terre et de bois, bois de chauffage, fagots). Au milieu du XIXe siècle on ajoutera les fourrages et les matériaux de construction. Et en 1920, le tarif comptera 98 articles, six pages pleines dans le registre des délibérations municipales gardé aux Archives.

A Valenciennes, l’octroi était perçu par la ville directement, en “régie simple“, sauf durant les années 1812, 1813 et 1814 où l’administration des Droits réunis a été efficacement chargée de cette perception par décret impérial. En 1835, à nouveau, l’octroi a été confié à une “régie intéressée“ qui nomma à Valenciennes un gérant énergique et rigoureux. Il fut victime d’une campagne d’opposition menée par Le Courrier du Nord, et en 1838 on revint à la régie simple.

Au fil du temps, les besoins financiers de la ville s’accroissent et l’octroi n’entre plus que pour un pourcentage insuffisant dans les revenus communaux. Il a fini par être supprimé, à compter du 1er avril 1943 – mais il fut, bien entendu, remplacé par d’autres taxes !


Tableau paru dans Valentiana n° 42

Tant que la ville était entourée de remparts, les bureaux de l’octroi se trouvaient aux portes, les agents travaillant sous des “aubettes“ car les locaux n’étaient pas habitables. Jean Clinquart en établit ainsi la liste, tels qu’ils se trouvaient vers 1850 :

1) le bureau central et le cabinet du préposé en chef (c’est-à-dire du chef de service) sont à l’Hôtel de ville, près de l’ancienne place à Poix. En 1870, la ville aménagera le bâtiment du poids public, place du Marché aux poissons, qui sera désormais affecté à l’octroi. 


Devis daté de 1868 : Travaux à exécuter pour l’appropriation du Bureau Central de l’Octroi dans le local actuel des Poids publics Marché aux Poissons »
(Archives municipales de Valenciennes)


Et en 1930, la bascule publique devant être déplacée, on transfèrera le bureau central rue de l’Intendance, à proximité de l’abattoir, dans un immeuble récemment acquis par la ville.


Rue de l'Intendance, plan du rez-de-chaussée
(Archives municipales de Valenciennes)

2) Dès 1801, les bureaux qui contrôlent les entrées des marchandises sont installés aux cinq portes de Paris, Famars, Le Quesnoy (ou Cardon), Mons et Lille.


La guérite (ou aubette) de la porte de Mons, photographiée par Jules Delsart et publiée
dans le manuscrit d'Edouard Mariage, "Souvenirs photographiques des fortifications
de Valenciennes avec notes historiques"
(Archives municipales de Valenciennes)

3) Avec l’ouverture de la ligne de chemin de fer, on crée un sixième bureau à la nouvelle porte Ferrand, la plus proche de la gare. Un septième avait été ouvert à l’abattoir, près de la porte Poterne.


Après le démantèlement, en 1895, il faut trouver de nouveaux locaux pour les services de l’octroi. Les premiers seront de simples baraquements, en attendant que des décisions définitives soient prises. Pour aider à cette prise de décision, Valenciennes consulte les villes de Reims, Sedan, Saint-Quentin, Amiens, pour savoir comment elles ont résolu le même problème, ayant elles aussi été démantelées. Consultation sans conséquence concrète, semble-t-il.

 

Jean Clinquart énonce les nouveautés :

Un bureau est créé à Saint-Waast, pour éviter aux habitants de ce quartier “décentralisé“ de devoir se déplacer jusqu’au bureau de Paris. Construit près de l’actuelle place Taffin, il sera supprimé en 1928. 


Projet du bureau de Saint-Waast
(Archives municipales de Valenciennes)

Le bureau de Mons fut construit en 1896, à l’intersection de la route de Mons (avenue de Liège) et du chemin des glacis (rue des Glacis). Il n’en reste aujourd’hui qu’un terrain transformé en “jardin“.


(Image Google Maps)


Les bureaux de Famars et du Quesnoy, tous les deux construits en 1896 sur des dessins d’Emile Dusart, architecte de la ville, existent toujours. Le premier se trouve avenue du Sergent Cairns, le second avenue de Verdun.


A droite, bureau de Famars ; à gauche, bureau du Quesnoy
(photos personnelles)


Les Archives de Valenciennes ont gardé le plan de ces maisonnettes,
réduites au strict essentiel comme on le voit

Le bureau du Quesnoy fut un temps doublé d’un autre bureau, situé rue de l’Atre de Gertrude, mais qui disparut avant 1900. En 1948, l’ “ancien bureau“ de l’avenue de Verdun est loué pour une dizaine d’années au Ministère de l’Industrie et du Commerce, qui y loge son service des Instruments et Mesures.

 

En 1897, on construisit toujours sur le même modèle le bureau de Jolimetz, rue de Jolimetz, qu’on appelle aussi bureau du Faubourg de Cambrai, situé aujourd’hui rue Jean Bernier. Pour information, ce bureau transformé en logement a été mis en vente à l’été 2025 pour 163.000 euros. Et vendu.


(photo personnelle)

En 1912, on décida de transférer le bureau dit de Paris sur la place Dampierre, dans un immeuble à construire sur un terrain acquis par la ville à Monsieur Louis Renié, « chef de comptabilité de la Compagnie des Mines d’Anzin » le 4 juin 1910. L’architecte est cette fois Paul Dusart, le fils d’Emile. L’adjudication des travaux a lieu le 20 juin 1914 : aïe-aïe-aïe. Le projet ne reprendra qu’en 1922, et sera financé par les dommages de guerre.

Les Archives nous disent qu’en 1966, la ville a décidé de louer le rez-de-chaussée du bâtiment à la Caisse d’Epargne. De nos jours (2025), c’est une agence immobilière qui occupe les locaux.


(photo personnelle)


Le bureau de Lille devint le bureau du Port. Il était implanté au Pont Jacob, sur la rive gauche de l’Escaut, à hauteur du quai des Mines. En 1897, on décida son transfert à la Croix d’Anzin, « d’abord dans un estaminet, dit Jean Clinquart, puis dans un immeuble loué. »


L'estaminet Wattiez-Moreau à la Croix d'Anzin (caché derrière le "kiosque")
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

(Archives municipales de Valenciennes)

A la gare, l’histoire du bureau de l’octroi est chahutée par les injonctions de la compagnie de chemin de fer. Ce bureau n’est d’abord qu’une guérite installée « dans l’emprise de la gare » dit Jean Clinquart, pour abriter une antenne du bureau de Lille. En 1902, le projet de construction de la nouvelle gare prévoit un bureau réservé à l’octroi, bureau dit “de la grande vitesse“. En 1912, la compagnie des chemins de fer proposa d’édifier ce bureau dans la cour des messageries, contre loyer. Après 1918, la gare ayant été dynamitée par l’armée allemande en retraite, on attendra la reconstruction dans des baraquements, et on ouvrira un second bureau pour traiter les envois en “petite vitesse“.

Les Archives de Valenciennes gardent dans leurs fonds un « Décompte récapitulatif » des travaux de « construction d’un bureau d’octroi place de Tournai » (donc tout près de la gare), établi par l’architecte Paul Dusart le 1er février 1910 – la dépense s’élevant à quelque 18.000 francs.


A gauche, le bureau de l'octroi ; à droite, le bar de l'octroi !
(photo personnelle)

Les mêmes dans leur état originel
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Devant l'octroi de la place de Tournai (et son ancienne devanture), ses employés moustachus.
On peut lire leurs noms : Tassin, Guisset, Patris, Dordaine, Keller, Leblanc, Philipe, Hourez
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Reste ce petit bâtiment, aujourd’hui entièrement muré mais qui ressemble furieusement à nos bureaux d’octroi, qui pourrait être un souvenir du bureau de la porte de Paris. Du moins son adresse actuelle (rue de l’Abreuvoir) le situe-t-elle dans cette partie de la carte dressée par Jean Clinquart dans Valentiana.


(photo personnelle)


Carte parue dans Valentiana n° 42

Comme je le disais, tous les bâtiments de l’octroi – du moins ceux construits en 1896 par Emile Dusart – portent les armes de la ville. Elles sont particulièrement bien visibles sur le bâtiment de l’avenue Cairns :


(photo personnelle)

Georges Biron, dans son blog « Le nez en l’air », fait remarquer que le bâtiment de la place Dampierre – construit plus tard – porte en outre la croix de la Légion d’Honneur, référence à la récompense obtenue par Valenciennes en 1900 en souvenir de son attitude héroïque lors du siège de 1793.


(photo Georges Biron)

Personne n’aime payer des impôts. Pas même l’un des petits héros du « Tour de la France par deux enfants », manuel scolaire de lecture écrit par G. Bruno (pseudonyme d’Augustine Fouillée) et publié en 1877. S’étant acquitté de l’octroi à l’entrée de Mâcon, le jeune garçon s’interroge : « Pourquoi donc fait-on donner comme cela tant d’argent aux pauvres marchands qui ont déjà bien de la peine à gagner leur vie ? » Réponse de son mentor : « Pour payer les gendarmes, le cantonnier, le gaz qui nous éclaire dans les rues de la ville, pour bâtir les écoles où s’instruisent les enfants, ne faut-il pas de l’argent ? Les octrois y pourvoient, les autres impôts aussi ; moi, je trouve cela parfaitement sage, petit Julien. »

Et vous ?