mercredi 24 décembre 2025

Qui est ce “bey d'Egypte“ pourtant né à Valenciennes ?

En 1849, à la demande de la Société d'agriculture de Valenciennes — qui veut à l'époque se constituer sa “galerie des hommes illustres“ — le sculpteur Henri Lemaire réalise le buste de Charles Lambert, dit Lambert bey. Qui donc est ce personnage ?

(Webmuseo)

(Archives départementales du Nord, état-civil de Valenciennes)

Charles Joseph Lambert est né à Valenciennes le 2 mai 1804 (12 Floréal an 12), fils de Jean Lambert, marchand de toilettes (de linon, de batiste) au 131 rue de Cambrai (qui deviendra la rue de Famars), et d'Agnès Braconnier. La famille est originaire d'Aubry-du-Hainaut, où les Lambert sont, de génération en génération, “ouvriers du bois“.

On retrouve tous les Lambert-Braconnier dans la même maison au fil des recensements jusqu'en 1823, où l'on constate que le logement contient alors deux familles, celle de Jean et Agnès, et celle de leur fille Célestine, qui a épousé Joseph Daigneront, militaire de son état :

Recensement de 1823, 131 rue de Famars
(Archives municipales de Valenciennes)

Charles avait en effet trois soeurs, Narcisse, Sophie et Célestine, et un frère, Constant.

Les Lambert ne sont plus à Valenciennes en 1831, et Geneanet m'apprend qu'en effet Jean et Agnès sont tous deux décédés à Paris, lui en 1827, elle en 1834.

Selon le dictionnaire "Le Maitron" (maitron.fr, article de Philippe Régnier), le père de Charles fut "un petit commerçant ruiné, semble-t-il, et devenu domestique". L'auteur poursuit : "Charles Lambert, boursier de la ville de Valenciennes, fit ses études secondaires dans cette ville et à Douai, puis entra à Polytechnique en 1822 et aux Mines en 1824." Son premier poste d'ingénieur le conduit en Bretagne, à Rennes. Et dès 1829, il fréquente le cercle saint-simonien, qui fera de lui ce qu'il va devenir…

Je ne peux pas ici expliquer ce qu'est le saint-simonisme, cela nous emmènerait dans des contrées trop éloignées de mon sujet. Un Polytechnicien contemporain, Jean-Pierre Callot, en donne cette définition résumée : "elle (la doctrine) avait pour objet de transformer la société en adaptant l'Etat aux nécessités de l'industrie. […] Les emplois et les richesses devaient être distribués selon la formule “A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses oeuvres“." 

Après la mort de son fondateur en 1825, cette doctrine aurait pu disparaître n'eût été le vif intérêt que lui porta très tôt Prosper Enfantin, considéré aujourd'hui comme le porte-flambeau du saint-simonisme (et qui, lui, eut un père qui fit faillite et fut ruiné).

Prosper Enfantin en 1832
(Wikipedia)

Il est en tout cas le “chef“ de ce cercle que fréquente Charles Lambert à partir de 1829, un chef auquel il va rester fidèle en dépit de toutes les vicissitudes vécues au sein même du groupe. Vers 1830, rapporte Jean-Pierre Callot, "le saint-simonisme se transforma d'un mouvement philosophique en secte religieuse." On appelle Enfantin “Le Père“. Un “Collège“ de seize membres, parmi lesquels Lambert, forme le clergé et porte un uniforme dessiné par le chef. Les groupes de province sont organisés en “églises“ …

Tunique bleue, pantalon blanc, gilet blanc bordé de rouge, ceinture de cuir noir,
écharpe et toque rouge : l'uniforme saint-simonien
(Wikipedia)

En 1833, Enfantin décide de s'intéresser à l'Egypte et part à Alexandrie, accompagné de nombreux disciples parmi lesquels, à nouveau, Charles Lambert. Jean-Pierre Callot raconte : "Enfantin révéla à Mehemet Ali (le pacha vice-roi d'Egypte) quel était le grand dessein qui l'avait amené en Egypte : le percement de l'isthme de Suez. Le vice-roi fut vivement intéressé ; mais il avait deux autres projets en tête : la construction d'un chemin de fer […] et l'édification d'un grand barrage sur le Nil ; finalement, il décida qu'on ferait le barrage."

Mehemet-Ali en 1840
(Herodote.net)

L'équipe saint-simonienne est choisie pour mener le chantier, mais l'humeur du pacha est versatile, et Enfantin doit quitter le pays en 1836, après que la peste a décimé l'équipe. Lambert, lui, reste. Dans le "Bulletin de la Sabix" édité par l'école Polytechnique, Michel Levallois écrit en 2004 : "Le premier et le plus remarquable des coopérants militants emmenés par Enfantin est le polytechnicien et ingénieur des Mines, Charles Lambert (1802-1864). Il a accompli toute sa carrière dans ce pays où il est resté vingt ans […]. Il créa l'École des mines qu'il dirigea de 1836 à 1840, puis l'École polytechnique de Boulaq (un quartier du Caire) qu'il dirigea de 1840 à 1849. […] Membre du conseil supérieur de l'Instruction publique, Lambert a participé à l'élaboration de toutes les réformes du système scolaire en étroite liaison avec le ministre Ethem bey. Il a assumé également de multiples expertises techniques. Le bilan qu'il a dressé en 1849 des travaux qu'il a menés et auxquels il a prêté son concours sous le règne de Méhémet-Ali est éloquent : barrage du Nil, chemin de fer et canal de Suez, irrigation, mines, topographie et cartes, organisation des travaux publics, programmes et inspection des écoles, Observatoire, Poudres et Salpêtres, fabriques de papiers et d'indiennes, voirie, ponts et chaussées, distribution des eaux du Caire."

Charles Lambert bey
(Bibliothèque de l'Institut)

Ses services furent récompensés par le titre de “bey“ en 1847 (titre décerné aux hauts fonctionnaires), d'où le nouveau nom qu'il adopta : Lambert bey.

S'il est resté en Egypte pour travailler et donner une réalité aux principes du saint-simonisme, Charles Lambert y a aussi trouvé une liberté débridée dans sa vie privée. Il se déclarait, écrit le dictionnaire Le Maitron, "partisan de la multiplicité de préférence" — il parlait en l'occurrence des femmes. En Egypte, il fut l'amant de Suzanne Voilquin (saint-simonienne) puis de Judith Grégoire, avec qui il eut une fille (Aline Prospère Pénélope). Il eut aussi un fils, Saïd Youssef Prosper Lambert, avec une Egyptienne, Mariam Sabikha — laquelle avait une soeur, Anéné Sabikha, qui eut elle-même une fille avec Michel Bruneau, saint-simonien et membre de l'équipe emmenée par Enfantin. Cette fille, Pauline Bruneau, épousa Lambert en 1844 ; ils eurent ensemble une fille, Safiya Sophie Agnès Célestine Lambert, qui mourut à Paris en 1856 à l'âge de 9 ans. Le fils aîné, né en 1838, devenu horloger-bijoutier au Caire, eut sur place une descendance connue jusqu'à l'époque de Nasser.

Charles Lambert bey photographié par Maxime du Camp
(Gallica)

En 1851, Charles Lambert rentre définitivement à Paris. Il devient conservateur des archives du mouvement saint-simonien, et consacre son temps à l'étude de questions philosophiques. En 1861, il participe à la création d'une société d'assistance mutuelle en faveur des disciples et sympathisants du mouvement, et y contribue financièrement.

Il décède en 1864. Le 15 février, il est enterré au cimetière du Montparnasse à Paris, une cérémonie à laquelle assiste Gustave Flaubert. Sa chapelle contient un vitrail qui le représente.

(photo Pierre Giard)

Notre musée garde aujourd'hui dans ses réserves son buste sculpté par Henri Lemaire. Pour autant, Valenciennes n'aura guère profité de ses lumières, ni de son pragmatisme.