samedi 20 septembre 2025

Pourquoi ces petits bâtiments en imposaient-ils autant ?

 

Construction d'un bureau de l'octroi au faubourg de Cambrai
Dessin d'Emile Dusart
(Archives municipales de Valenciennes)

De nos jours, on passerait presque devant sans les voir s’ils n’arboraient tous – et parfois il n’en reste pas grand-chose – les armes de la ville et la mention qui leur donne leur nom : « Octroi municipal ». Ces petites maisons sont devenues des bâtiments discrets, désormais dévolus à d’autres activités citadines : logement, banque, agence immobilière, que sais-je. Pourtant, de leur temps, ce n’est rien de dire qu’ils en imposaient ! Car l’octroi municipal, c’était le lieu où l’on payait un impôt honni, la taxe sur les produits qui entraient en ville. Cette taxe s’appelait “octroi“, et le service qui s’en occupait également.


"Le Tour de la France par deux enfants"

« Aux portes de toutes les villes sont des bureaux d’octroi où l’on doit payer les droits d’entrée sur les marchandises. Pour peser les voitures et fixer le poids des marchandises qu’elles portent, on les fait passer sur la plate-forme d’une bascule. Cette plate-forme, à l’aide d’un levier, soulève le fléau d’une balance qui se trouve à l’intérieur du bureau d’octroi, et l’employé lit, sur le bras de fer, le nombre de kilogrammes. » (Wikipedia)


Jean Clinquart, haut fonctionnaire des douanes décédé en 2010, raconte l’histoire de cet impôt particulièrement détesté, dans deux numéros de la revue Valentiana (n° 41 et 42) parus en 2008. Il rappelle qu’à Valenciennes, l’octroi a été perçu du début du XIVe siècle jusqu’au milieu du XXe, avec une courte interruption au moment de la Révolution. Il a longtemps été l’unique revenu de la ville, puis la principale source de financement des dépenses communales. Lorsqu’on l’a rétabli, en 1801, on a déclaré que c’était « pour les hospices et les pauvres à domicile » (une hypocrisie qui a cessé dès 1805). On lui a donné un règlement et une organisation (un directeur, un inspecteur, des receveurs, des employés, etc.) ; on a fixé un tarif, en se félicitant des bons rendements dès la première année… Trois catégories de marchandises étaient taxées : les boissons (vin, vinaigre, eau de vie, cidre, bière, c’est ce qui rapportait le plus), les comestibles (viande fraîche ou salée) et les combustibles (charbon de terre et de bois, bois de chauffage, fagots). Au milieu du XIXe siècle on ajoutera les fourrages et les matériaux de construction. Et en 1920, le tarif comptera 98 articles, six pages pleines dans le registre des délibérations municipales gardé aux Archives.

A Valenciennes, l’octroi était perçu par la ville directement, en “régie simple“, sauf durant les années 1812, 1813 et 1814 où l’administration des Droits réunis a été efficacement chargée de cette perception par décret impérial. En 1835, à nouveau, l’octroi a été confié à une “régie intéressée“ qui nomma à Valenciennes un gérant énergique et rigoureux. Il fut victime d’une campagne d’opposition menée par Le Courrier du Nord, et en 1838 on revint à la régie simple.

Au fil du temps, les besoins financiers de la ville s’accroissent et l’octroi n’entre plus que pour un pourcentage insuffisant dans les revenus communaux. Il a fini par être supprimé, à compter du 1er avril 1943 – mais il fut, bien entendu, remplacé par d’autres taxes !


Tableau paru dans Valentiana n° 42

Tant que la ville était entourée de remparts, les bureaux de l’octroi se trouvaient aux portes, les agents travaillant sous des “aubettes“ car les locaux n’étaient pas habitables. Jean Clinquart en établit ainsi la liste, tels qu’ils se trouvaient vers 1850 :

1) le bureau central et le cabinet du préposé en chef (c’est-à-dire du chef de service) sont à l’Hôtel de ville, près de l’ancienne place à Poix. En 1870, la ville aménagera le bâtiment du poids public, place du Marché aux poissons, qui sera désormais affecté à l’octroi. 


Devis daté de 1868 : « Travaux à exécuter pour l’appropriation du Bureau Central de l’Octroi dans le local actuel des Poids publics Marché aux Poissons » 
(Archives municipales de Valenciennes)


Et en 1930, la bascule publique devant être déplacée, on transfèrera le bureau central rue de l’Intendance, à proximité de l’abattoir, dans un immeuble récemment acquis par la ville.


Rue de l'Intendance, plan du rez-de-chaussée
(Archives municipales de Valenciennes)

2) Dès 1801, les bureaux qui contrôlent les entrées des marchandises sont installés aux cinq portes de Paris, Famars, Le Quesnoy (ou Cardon), Mons et Lille.


La guérite (ou aubette) de la porte de Mons, photographiée par Jules Delsart et publiée
dans le manuscrit d'Edouard Mariage, "Souvenirs photographiques des fortifications
de Valenciennes avec notes historiques"
(Archives municipales de Valenciennes)

3) Avec l’ouverture de la ligne de chemin de fer, on crée un sixième bureau à la nouvelle porte Ferrand, la plus proche de la gare. Un septième avait été ouvert à l’abattoir, près de la porte Poterne.


Après le démantèlement, en 1895, il faut trouver de nouveaux locaux pour les services de l’octroi. Les premiers seront de simples baraquements, en attendant que des décisions définitives soient prises. Pour aider à cette prise de décision, Valenciennes consulte les villes de Reims, Sedan, Saint-Quentin, Amiens, pour savoir comment elles ont résolu le même problème, ayant elles aussi été démantelées. Consultation sans conséquence concrète, semble-t-il.

 

Jean Clinquart énonce les nouveautés :

Un bureau est créé à Saint-Waast, pour éviter aux habitants de ce quartier “décentralisé“ de devoir se déplacer jusqu’au bureau de Paris. Construit près de l’actuelle place Taffin, il sera supprimé en 1928. 


Projet du bureau de Saint-Waast
(Archives municipales de Valenciennes)

Le bureau de Mons fut construit en 1896, à l’intersection de la route de Mons (avenue de Liège) et du chemin des glacis (rue des Glacis). Il n’en reste aujourd’hui qu’un terrain transformé en “jardin“.


(Image Google Maps)


Les bureaux de Famars et du Quesnoy, tous les deux construits en 1896 sur des dessins d’Emile Dusart, architecte de la ville, existent toujours. Le premier se trouve avenue du Sergent Cairns, le second avenue de Verdun.


A droite, bureau de Famars ; à gauche, bureau du Quesnoy
(photos personnelles)


Les Archives de Valenciennes ont gardé le plan de ces maisonnettes,
réduites au strict essentiel comme on le voit

Le bureau du Quesnoy fut un temps doublé d’un autre bureau, situé rue de l’Atre de Gertrude, mais qui disparut avant 1900. En 1948, l’ “ancien bureau“ de l’avenue de Verdun est loué pour une dizaine d’années au Ministère de l’Industrie et du Commerce, qui y loge son service des Instruments et Mesures.

 

En 1897, on construisit toujours sur le même modèle le bureau de Jolimetz, rue de Jolimetz, qu’on appelle aussi bureau du Faubourg de Cambrai, situé aujourd’hui rue Jean Bernier. Pour information, ce bureau transformé en logement a été mis en vente à l’été 2025 pour 163.000 euros. Et vendu.


(photo personnelle)

En 1912, on décida de transférer le bureau dit de Paris sur la place Dampierre, dans un immeuble à construire sur un terrain acquis par la ville à Monsieur Louis Renié, « chef de comptabilité de la Compagnie des Mines d’Anzin » le 4 juin 1910. L’architecte est cette fois Paul Dusart, le fils d’Emile. L’adjudication des travaux a lieu le 20 juin 1914 : aïe-aïe-aïe. Le projet ne reprendra qu’en 1922, et sera financé par les dommages de guerre.

Les Archives nous disent qu’en 1966, la ville a décidé de louer le rez-de-chaussée du bâtiment à la Caisse d’Epargne. De nos jours (2025), c’est une agence immobilière qui occupe les locaux.


(photo personnelle)


Le bureau de Lille devint le bureau du Port. Il était implanté au Pont Jacob, sur la rive gauche de l’Escaut, à hauteur du quai des Mines. En 1897, on décida son transfert à la Croix d’Anzin, « d’abord dans un estaminet, dit Jean Clinquart, puis dans un immeuble loué. »


L'estaminet Wattiez-Moreau à la Croix d'Anzin (caché derrière le "kiosque")
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

(Archives municipales de Valenciennes)

A la gare, l’histoire du bureau de l’octroi est chahutée par les injonctions de la compagnie de chemin de fer. Ce bureau n’est d’abord qu’une guérite installée « dans l’emprise de la gare » dit Jean Clinquart, pour abriter une antenne du bureau de Lille. En 1902, le projet de construction de la nouvelle gare prévoit un bureau réservé à l’octroi, bureau dit “de la grande vitesse“. En 1912, la compagnie des chemins de fer proposa d’édifier ce bureau dans la cour des messageries, contre loyer. Après 1918, la gare ayant été dynamitée par l’armée allemande en retraite, on attendra la reconstruction dans des baraquements, et on ouvrira un second bureau pour traiter les envois en “petite vitesse“.

Les Archives de Valenciennes gardent dans leurs fonds un « Décompte récapitulatif » des travaux de « construction d’un bureau d’octroi place de Tournai » (donc tout près de la gare), établi par l’architecte Paul Dusart le 1er février 1910 – la dépense s’élevant à quelque 18.000 francs.


A gauche, le bureau de l'octroi ; à droite, le bar de l'octroi !
(photo personnelle)

Les mêmes dans leur état originel
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Devant l'octroi de la place de Tournai (et son ancienne devanture), ses employés moustachus.
On peut lire leurs noms : Tassin, Guisset, Patris, Dordaine, Keller, Leblanc, Philipe, Hourez
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Reste ce petit bâtiment, aujourd’hui entièrement muré mais qui ressemble furieusement à nos bureaux d’octroi, qui pourrait être un souvenir du bureau de la porte de Paris. Du moins son adresse actuelle (rue de l’Abreuvoir) le situe-t-elle dans cette partie de la carte dressée par Jean Clinquart dans Valentiana.


(photo personnelle)


Carte parue dans Valentiana n° 42

Comme je le disais, tous les bâtiments de l’octroi – du moins ceux construits en 1896 par Emile Dusart – portent les armes de la ville. Elles sont particulièrement bien visibles sur le bâtiment de l’avenue Cairns :


(photo personnelle)

Georges Biron, dans son blog « Le nez en l’air », fait remarquer que le bâtiment de la place Dampierre – construit plus tard – porte en outre la croix de la Légion d’Honneur, référence à la récompense obtenue par Valenciennes en 1900 en souvenir de son attitude héroïque lors du siège de 1793.


(photo Georges Biron)

Personne n’aime payer des impôts. Pas même l’un des petits héros du « Tour de la France par deux enfants », manuel scolaire de lecture écrit par G. Bruno (pseudonyme d’Augustine Fouillée) et publié en 1877. S’étant acquitté de l’octroi à l’entrée de Mâcon, le jeune garçon s’interroge : « Pourquoi donc fait-on donner comme cela tant d’argent aux pauvres marchands qui ont déjà bien de la peine à gagner leur vie ? » Réponse de son mentor : « Pour payer les gendarmes, le cantonnier, le gaz qui nous éclaire dans les rues de la ville, pour bâtir les écoles où s’instruisent les enfants, ne faut-il pas de l’argent ? Les octrois y pourvoient, les autres impôts aussi ; moi, je trouve cela parfaitement sage, petit Julien. »

Et vous ?


vendredi 8 août 2025

Qui sont ces admirateurs qui fêtent Harpignies mieux que nous ?

 Quelle surprise ! Au beau milieu de la Puisaye – le pays de l’écrivain Colette – un panneau d’entrée dans une petite agglomération rurale s’accompagne de cette mention : « Village d’Henri Harpignies » ! Comment ? Vous voulez dire : Harpignies, le peintre de Valenciennes ? Mais oui, celui-là, le nôtre ! Vous êtes arrivés à Saint-Privé, Yonne, le village où l’artiste a vécu une quarantaine d’années et où il est décédé en 1916.

(photo personnelle)

Le souvenir du grand homme est partout, à Saint-Privé. Sa maison, qu’on appelle ici “le château“ (la Trémellerie), trône face à l’église dont les vitraux sont dus à la générosité des Harpignies (le peintre les commandait à son beau-frère, Joseph Vantillard, maître verrier). Son buste se dresse dans le square à côté du monument aux morts de la Première guerre mondiale. L’espace culturel, tout moderne, est baptisé de son nom, manière de le remercier de s’être beaucoup investi dans la vie du village. Et il repose au cimetière municipal, sa tombe sous son portrait, noyée dans les fleurs.

 

La Trémellerie, où Harpignies a vécu de 1878 jusqu'à sa mort
(photo personnelle)

Son buste dans le "Square du Souvenir"
(photo personnelle)

Au cimetière, la sépulture d'Harpignies, toute simple au milieu des fleurs
(photo personnelle)

La flamme du souvenir brûle grâce au souffle d’une association, « Les Amis d’Harpignies », créée en 2016 et qui compte aujourd’hui une vingtaine de membres (le village rassemble environ 500 habitants). Lors des prochaines Journées du patrimoine, ces Amis vont organiser à l’église une exposition des œuvres d’Harpignies qui se trouvent chez tout un chacun, car l’artiste faisait volontiers cadeau d’un dessin ou d’un croquis à ses concitoyens. Chaque année au 15 août, l’association organise « l’Eté Harpignies », exposition qui met en valeur les artistes locaux. Et surtout, les Amis d’Harpignies ont créé un « parcours Harpignies », une promenade qui guide les pas dans le village et aux alentours proches.

 

21 reproductions d'oeuvres agrémentent le "Parcours Harpignies" de Saint-Privé
(photos personnelles)


Voici comment Marie-Christine Blanc, l’actuelle présidente de l’association, explique la création de ce parcours : « Un "parcours Harpignies" a été inauguré le 28 août 2016 à l’occasion des fêtes commémorant le centenaire de la mort du peintre, inhumé dans la commune. Il permet un parcours touristique, voire initiatique, autour du bourg. Il est ponctué de stations offrant une reproduction d’une toile du maître, ainsi qu’un chevalet permettant à chacun de s’essayer à l’Art. Des panneaux biographiques permettent également d’en apprendre plus sur l’artiste. Cette célébration d’Harpignies, des paysages, de l’Art et de la nature ayant vocation à devenir pérenne, de nouvelles stations ont été implantées en 2017, portant le parcours total à plus de 3,5 kilomètres. Une signalétique complète a été mise en place afin de guider les visiteurs au cours de leur périple au travers des chemins fleuris au cœur du village, des chemins creux, des perspectives et panoramas. »

 


Harpignies, le « Michel-Ange des arbres » comme l’appelait Anatole France, sert donc ici de moteur à la vie villageoise. Qui s’en plaindra ? Sûrement pas les membres actifs de cette merveilleuse association, « Les Amis d’Harpignies ». Ils mériteraient un jumelage entre eux et nous.

 

Marie-Christine Blanc remet son prix à un lauréat de "l'Eté Harpignies" 2024
(photo "Les Amis d'Harpignies")


vendredi 25 juillet 2025

Quel est ce poète qui parcourt l'Europe à cheval ?

 « Relater la vie de Jean Froissart, c’est entreprendre de longs voyages à travers l’Europe occidentale du XIVsiècle. » Ainsi s’exprime Jean Trotin, auteur d’un intéressant article intitulé « Vie et œuvre de Jean Froissart » paru en décembre 1989 dans la revue Valentiana, une phrase qu’il place en ouverture de son propos. Et ces “longs voyages“ ne sont pas une métaphore : Froissart, au fil des ans, a effectivement parcouru des centaines de kilomètres, à une époque – le Moyen Age – où voyager n’était vraiment pas une partie de plaisir. 

Sur cette carte contemporaine j'ai tracé les voyages de Froissart "en France",
et j'ai posé en regard la carte du royaume de France à l'époque de l'écrivain

Chacun sait que Froissart était né à Valenciennes, vers l’an 1337. Son premier protecteur fut Jean de Hainaut, frère de notre comte Guillaume, qui avait guerroyé en Ecosse et en France aux côtés du roi d’Angleterre Edouard III avant de retourner sa veste en 1345 et de choisir le camp français. 

 

Jean de Hainaut (1288-1356) par Jacques de Boucq
(image extraite de Wikipedia)

Pourquoi protecteur ? Parce que quelqu’un comme Froissart, qui veut vivre de ses écrits, doit se faire “adopter“ par un noble et fréquenter sa cour, sa mission étant de charmer son auditoire par ses créations littéraires. Froissart fut en effet d’abord connu pour ses dons poétiques, et non pour son travail de chroniqueur.

Philippa de Hainaut (fille de notre comte Guillaume, donc nièce de Jean de Hainaut, et épouse du roi Edouard III) reçut Froissart à sa cour en 1362. « Il fut admis, écrit Jean Trotin, parmi les clercs de la chambre de la reine, charge qui faisait de lui un secrétaire et même un poète officiel. » La reine était friande de poésie courtoise, Froissart lui dédia quantité d’œuvres rimées.


En 1362 Froissart séjourne à Windsor, Westminster et Eltham, résidences royales, et à Berkhampstead, résidence du Prince de Galles, toutes localités proches de Londres

Dès cette époque il nourrissait le projet d’écrire les beaux faits d’armes de son temps en se basant sur les témoignages directs de leurs auteurs. A la cour d’Angleterre, il rencontra, raconte Jean Trotin, les grands chefs de guerre anglais mais aussi les grands seigneurs français prisonniers ou otages « qui menaient grand train à Londres ». Leurs témoignages furent un précieux matériau pour ses futures Chroniques. « De 1362 à 1366, précise Jean Trotin, il accumula les enquêtes et les témoignages sur les guerres du temps, au cours de voyages qu’il effectuait à cheval. »

 

Oui, comment voyageait-on au Moyen Age ? Pour 95 % de la population, tout simplement à pied. La marche est le premier mode de déplacement médiéval, même pour de très longues distances. Pas de carrosses, pas de diligences, et les chariots sont réservés au transport des marchandises. Reste le voyage à cheval, adopté surtout par les aristocrates et les gens qui “ont les moyens“. 

 

Au Moyen Age, on voyage à pied ou à cheval
(image extraite de Nota Bene sur Youtube)

On ne voyage donc que si on a une bonne raison de le faire, et après avoir rédigé son testament tant l’aventure est dangereuse. Pour ce qui concerne Froissart, Jean Trotin précise qu’il parcourait en moyenne quarante kilomètres par jour, à cheval donc, « ce qui suppose une heureuse constitution » — d’ailleurs selon ses contemporains, ajoute-t-il, Froissart avait un bon coup de fourchette. Les routes ne sont pas telles que nous les connaissons, ce sont plutôt des sentiers qui relient une localité à une autre, ou des chemins qui permettent le passage d’une charrette ; ils sont mal entretenus et « infestés de criminels », notamment les voies qui traversent les forêts, propices aux embuscades. Par ailleurs, lorsqu’il pleut, non seulement ni votre cheval ni vos pieds ne vous protègent de la pluie, mais les chemins deviennent boueux, glissants, parfois bloqués par des débordements de rivières. Or vous n’avez pas de carte pour trouver un “itinéraire bis“. 

Jean Trotin précise encore : « Grâce aux lettres de recommandation de ses protecteurs, il voyageait à peu de frais et recevait partout un accueil favorable. » Entendons par là que Froissart ne fréquentait sans doute pas les auberges, très peu nombreuses sur le territoire et considérées comme des coupe-gorges. Comme la plupart des voyageurs de l’époque, il devait loger chez des particuliers, « un parent, un ami, un confrère, un contact, voire un inconnu », c’était l’usage d’héberger les pèlerins et les “étrangers“.

 

Une solution pratique était de dormir chez l'habitant
(image extraite de Nota Bene sur Youtube)

Mais surtout, étant donné le nombre de dangers rencontrés, le voyageur ne se déplace jamais seul. Lorsque Froissart se rend quelque part, c’est parce qu’il suit le déplacement d’un roi, d’une cour, ou parce qu’il accompagne un chevalier dans un but précis. Au Moyen Age, le voyageur se doit d’être opportuniste.

C’est ainsi que, en 1365, « Froissart séjourna plusieurs mois en Ecosse auprès du roi David II Bruce (1324-1371) et l’accompagna dans son circuit à travers le pays, » écrit Jean Trotin qui donne le détail des trajets : 

 


 « David II est à Perth le 24 juillet, à Lindores Abbey dans le comté de Fife les 3 et 7 août, à Edimbourg le 13 août, de nouveau à Perth le 25 août, d’où il se dirige vers le nord car il est à Kildrummy (à l’ouest d’Aberdeen) le 9 septembre, à Dundee le 20 septembre. Il est de retour à Edimbourg le 2 octobre et y séjourne le reste de l’année. » On n’a pas tort de déclarer que, à cette époque, le trône est souvent une selle !

Froissart profite de ce voyage pour “interviewer“ le comte de Douglas « chez qui il demeura quinze jours au château de Dalkeith, à cinq lieues d’Edimbourg. Au retour, il passa par Carlisle. » (Longueur totale du trajet : environ 640 kilomètres).

 

"David II, roi d'Ecosse, reconnaît Edouard III, roi d'Angleterre, comme son suzerain féodal"
(image extraite de Wikipedia, Chroniques de Jean Froissart)

A Pâques 1366, il embarque à Sandwich (Angleterre) pour se rendre à Bruxelles, où il réside « dans le luxueux palais de Coudenberg, à la cour de son futur protecteur Wenceslas de Luxembourg (1337-1383), duc de Brabant ». A la fin de la même année il partit pour Bordeaux dans la suite du Prince de Galles (le « Prince Noir ») qui se rendait en Espagne pour y guerroyer contre un allié des Français, en passant par Nantes et La Rochelle. Il assiste au baptême du fils du Prince le 6 janvier 1367 à Bordeaux, ville que le Prince quitte en février 1367. Froissart l’accompagne jusqu’à Dax où, raconte Jean Trotin, « il reçut l’ordre de rentrer en Angleterre ».

 

Edouard III accorde la Guyenne à son fils le Prince Noir en 1362
(image extraite de Wikipedia)

Lionel d'Anvers, duc de Clarence (1338-1368)
(image extraite du site unofficialroyalty.com)

En avril 1368, il fait partie de la suite du duc de Clarence, fils cadet d’Edouard III, qui se rend à Milan pour s’y marier. Le roi de France Charles V accueillit tout ce petit monde à Paris du 16 au 20 avril. Puis le comte Amédée VI de Savoie les reçut dans ses résidences de Bourg-en-Bresse et de Chambéry, avant de les accompagner jusqu’à Milan. (Paris-Milan : 855 kilomètres)

 


Poursuivant son chemin, Froissart se rendit à Bologne, à Ferrare, et enfin à Rome, mais « la ville éternelle, alors à l’état d’abandon, le laissa apparemment indifférent, » regrette Jean Trotin. On ignore son itinéraire de retour. On sait qu’il était à Bruxelles lorsqu’il apprit la mort de la reine Philippa, le 15 août 1369, une nouvelle qui l’affecta beaucoup.

 

Il faut garder à l’esprit qu’au cours de tous ces déplacements, Froissart rencontre les grands de ce monde, ceux qui ont écrit l’Histoire avec leurs armées au long d’incessantes guerres. Ses notes s’amoncelant, fin 1369 Froissart commence la rédaction du premier livre de ses Chroniques, à la demande de Robert de Namur (1320-1392), ancien combattant de Calais en 1346 et veuf d’une sœur de Philippa. Son nouveau protecteur est Wenceslas de Luxembourg (chez qui, souvenez-vous, il a logé en 1366), pour qui il écrit son roman Meliador. « Sans doute ordonné prêtre à son retour d’Angleterre, poursuit Jean Trotin, Froissart devint en 1373, grâce à Wenceslas, curé d’Estinnes-au-Mont, près de Binches, jusqu’en 1384. » Selon A. Fourrier, cité par J. Trotin, « cette cure comptait parmi les dix plus importantes de cette circonscription du diocèse de Cambrai et rapportait à son titulaire un revenu de quarante livres tournois. »

 

Wenceslas de Luxembourg (1337-1383)
(image extraite de Wikipedia)

Le 4 novembre 1380, il accompagne Wenceslas à Reims pour assister au sacre de Charles VI (Bruxelles-Reims : 195 kilomètres). Mais son protecteur, atteint de la peste, meurt le 8 décembre 1383.

 

Froissart bénéficia alors de la protection de Guy de Châtillon (1346-1397), seigneur de Chimay et de Beaumont, comte de Blois, qui avait épousé une nièce de Robert de Namur et était lui-même un petit-fils de Jean de Hainaut, le premier protecteur de l’écrivain. Froissart abandonne la cure d’Estinnes et devient chapelain de Beaumont, trésorier du chapitre de Sainte-Monegonde (Chimay), au diocèse de Liège. Durant l’hiver 1385 il se rend à Cambrai pour assister à divers mariages, en mars 1386 il assiste à Blois aux fiançailles du fils de son protecteur, et à son mariage en août à Bourges. Il rentre avec le duc de Berry, amateur d’art, mécène (les Très Riches Heures du Duc de Berry, c’est lui) et accessoirement père de la mariée. Il passe peut-être par Valenciennes (tente Jean Trotin sans grande conviction), se rend à L’Ecluse puis, en 1387, à Gand.

 

Jean de France, duc de Berry (1340-1416)
(image extraite du site bourges-cathedrale.fr)

Et nous voici en 1388, une année à marquer d’une pierre blanche dans la succession des voyages de Froissart. Il a alors 50 ou 51 ans et vient d’achever le deuxième livre de ses Chroniques. Il s’ennuie un peu dans les Flandres, où la paix règne trop tranquillement à son goût. Il voudrait se rendre dans le sud et rencontrer le comte de Foix, le célèbre Gaston Fébus (1331-1391), pour lui faire raconter ses faits d’armes et entendre les chevaliers du sud apporter leurs connaissances sur les guerres méridionales.

 

Gaston Fébus à la chasse
(image extraite de Wikipedia)

Après avoir baguenaudé le long de la Loire à la suite de son protecteur (Blois, Château-Renault, Angers…), il obtient de Guy de Châtillon son congé et des lettres de recommandation pour le comte de Foix. Le voyage et le séjour vont durer cinq mois et donner lieu à la rédaction du Livre III des Chroniques, un récit qui régale encore aujourd’hui tous les curieux de l’art de vivre au Moyen Age.

 

Itinéraire de Froissart, de Carcassonne à Orthez en 1388.
Carte dressée par Claudie Arin dans son livre
"Voyage dans les Pyrénées à la rencontre de Fébus"

La première mission de Froissart est d’aller chercher près de Montpellier quatre lévriers (nommés Brun, Roland, Hector et Tristan), cadeau du comte de Blois au comte de Foix car le lévrier est alors l’animal préféré des grands de ce monde. Il traverse donc le Berry, l’Auvergne, atteint le Languedoc puis rejoint Carcassonne. Bizarrement, aucune indication n’est donnée sur qui l’accompagne dans cette longue traversée. Plus tard, Froissart parti de Carcassonne et arrivé à Pamiers, avoue : « Je m’y arrêtais quelque temps (à Pamiers), en espérant rencontrer quelqu’un qui irait en pays de Béarn où résidait le comte de Foix, et qui pourrait m’y accompagner, » car, précise-t-il, « j’hésitais quelque peu sur la route à prendre. » Souvenez-vous, au Moyen Age, pour bien des raisons, on ne voyage pas seul. Froissart a de la chance : « Alors que j’étais depuis trois jours dans cette ville (à Pamiers), se présenta par hasard devant moi un chevalier du comte de Foix qui revenait d’Avignon. Il s’agissait d’un homme nommé Espaing du Lyon, vaillant et sage, et très beau chevalier, qui devait avoir cinquante ans. Je me mis en sa compagnie, et il en fut très heureux, pour connaître grâce à moi les nouvelles de France. Nous fîmes ainsi dix jours de route ensemble pour arriver à Orthez. »

 

De ville en ville et de lieue en lieue, les deux compagnons déjeunent et logent dans des châteaux appartenant à Gaston Fébus – chaque étape étant l’occasion de raconter une anecdote édifiante sur l’histoire des lieux. Les récits d’assauts, d’escarmouches, de pillages, de prises d’otages, de rançonnages, se succèdent, à cheval entre les deux hommes, puis sous la plume de Froissart.

L’écrivain partage aussi ses effrois : « Nous pensions passer le pont sur la Garonne […] mais nous ne pûmes car la veille il était tombé des pluies diluviennes qui avaient mis en crue une autre rivière […] Elle avait tant grossi qu’elle avait gonflé les eaux de la Garonne à tel point qu’une grosse arche du pont de bois n’avait pas résisté et s’était rompue. […] Le lendemain le chevalier décida de passer la rivière en bateau. […] Nous avons fini par pouvoir passer de l’autre côté avec nos chevaux. Mais je vous assure que nous avons traversé la Garonne à grand peine et à grand péril. Le bateau qui nous a fait passer n’était pas très grand, et il ne pouvait y entrer que deux chevaux à la fois avec ceux qui les tenaient et les hommes qui conduisaient le bateau. » 

 

Les voyages en bateau étaient encore plus dangereux que les voyages à cheval
(image extraite de Nota Bene sur Youtube)

La sérénité retrouvée, les récits de batailles et de combats reprennent. « Les récits d’Espaing du Lyon me divertissaient beaucoup, avoue Froissart, je les écoutais avec un immense plaisir, et du coup le voyage me paraissait bien plus court. » Mais il n’oublie pas pourquoi il est venu : « dès que nous descendions dans une auberge (qui ont fini par succéder aux châteaux), tout au long de la route que nous avons faite ensemble, je les notais par écrit (les récits) pour en avoir un meilleur souvenir plus tard. Car pour garder un souvenir exact des choses, il n’y a rien de tel que de le mettre par écrit. »

 

Enfin les deux compères arrivent à Orthez, « au moment du soleil couchant ». Froissart descend « à l’auberge de la Lune, chez un écuyer du comte, Ernauton du Pin, qui me reçut avec joie parce que j’étais Français. » En pleine nuit Gaston Fébus le fait appeler : « Quand il me vit il me fit bon accueil et me retint en son hôtel, où je suis resté plus de douze semaines, mes chevaux bien nourris, et pris en charge pour tout le reste. » Et c’est pour entendre ses poésies, toujours, que le comte retient l’écrivain, notamment Meliador  dont il lui fait la lecture.

 

Froissart rencontre Gaston Fébus à Orthez
(image extraite de Wikipedia, Chroniques de Jean Froissart)

C’est peu dire que notre Froissart s’est plu à la cour du comte de Foix : il ne tarit pas d’éloges à son égard. « C’est là que j’ai appris le plus de choses sur les faits d’armes qui s’étaient produits en Espagne, au Portugal, en Navarre, en Aragon, en Angleterre, en Ecosse et aux frontières du Languedoc. » Avouez qu’on le voit se frotter les mains lorsqu’il se réjouit de la sorte !

 

Riche de mille histoires et renseignements historiques, Froissart quitte Orthez début mars 1389, avec une délégation qui part pour Avignon. Elle accompagne Jeanne de Boulogne rencontrer le pape Clément VII avant de la conduire à son futur époux, Jean duc de Berry (oui, nous avons déjà croisé ce duc en 1386, au mariage de sa fille). C’est à nouveau Jean Trotin qui raconte : « On passa par Tarbes, Toulouse et Villeneuve-les-Avignon, » où Froissart arriva le 21 mai. Il parvint à Orange et, par Lyon et la région du Forez, arriva à Riom où le mariage fut célébré le 6 juin 1389. Il remonta à Paris avec le premier chambellan de Charles VI, et assista le 22 août à l’entrée solennelle d’Isabeau de Bavière et aux fêtes données en son honneur.

Après trois jours à Crèvecoeur-sur-Escaut, puis quinze jours à Valenciennes, Froissart rejoint Guy de Blois à Schoonhoven en Hollande, avant de revenir à Valenciennes en 1390 pour rédiger son fameux Livre III des Chroniques. Le quatrième Livre suivra de 1390 à 1400.

 

Juin 1793 : Froissart est à Abbeville ; 1394 : il est à Valenciennes ; juillet 1395 : dernier voyage en Angleterre. 

 


Il est cette fois muni des lettres de recommandation d’un nouveau et ultime protecteur, Aubert de Bavière (1358-1404), comte de Hainaut. Il est présenté au roi Richard II, fils du « Prince Noir », au baptème de qui il avait assisté à Bordeaux en 1367. Il séjourne dans les différentes résidences royales anglaises (Eltham, Chertsey, Kingston, Windsor), puis au château de Pleshey chez le duc de Gloucester. Il rentre en France à la mi-octobre 1395.

Un an plus tard il se trouve à Saint-Omer, puis se retire, semble-t-il, à l’abbaye de Cantimpré, aux portes de Cambrai. La date et le lieu de sa mort ne sont pas connus. On a coutume de parler de Chimay, et d’une date entre 1404 et 1410. Je n’ai pas d’opinion sur la question.

 

Son portrait non plus, n’est pas très connu. On pense que le plus “véridique“ est celui de Jacques de Boucq, gardé à la Bibliothèque d’Arras, sur lequel Froissart aurait environ 60 ans :

 

(image extraite de Wikipedia)

Une miniature figurant dans ses Chroniques le représente travaillant à sa table « dans sa forge » comme il dit :

 

(image extraite de Wikipedia, Chroniques de Jean Froissart)

Plus fantaisistes, existent aussi deux représentations du poète pleines de romantisme :

 


(image extraite du livre "Archives historiques et littéraires du nord de la France
et du midi de la Belgique" d'Arthur Dinaux)

La poste belge, en 1977, s’est inspirée de la miniature pour rendre hommage au grand homme.

(image Association Philatélique Senlisienne)

A Valenciennes, Henri Lemaire s’est plutôt rapproché du portrait d’Arras pour sa statue inaugurée en 1856 :

 

Le Monument à Froissart, à Valenciennes
(photo personnelle)

Pour autant, aucune de ces représentations ne rend hommage à la conscience professionnelle de notre écrivain : les milliers de kilomètres qu’il a parcourus à dos de cheval pour interviewer ses contemporains auraient dû lui valoir une statue équestre, vous ne trouvez pas ?

 

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Mes sources :

« Vie et Œuvre de Jean Froissart » par Jean Trotin in Valentiana n°4, décembre 1989.

Jean Froissart, Voyage dans les Pyrénées à la rencontre de Fébus par Claudie Arin, 2006.

« Comment voyage-t-on au Moyen Age ? » et « Pourquoi voyage-t-on au Moyen Age ? » par Nota Bene sur Youtube.