vendredi 27 avril 2018

Quelle est cette charade posée sur la tour ?

Un passant un peu curieux qui s’approcherait de la tour de la Dodenne, dans le square du même nom, y découvrirait un bas-relief portant ce texte incompréhensible :
(photo personnelle)
Cy gist le père, cy gist le filz,
            Cy gist la mere et son mary
            Cy gist la femme et le baron,
            Et tout ne fust que femme et hom.

L’énigme se complète d’une croix chrétienne et d’un fer à cheval – allez comprendre. La solution, vous allez voir, est digne d’un entrelacs de dentellière, une broderie qui pique son aiguille dans le vrai et dans le faux, dans l’ancien temps et dans le contemporain.

La Dodenne, vestige des remparts de Valenciennes
(photo Wikipedia)
Et d’abord, la tour de la Dodenne. Erigée de 1447 à 1449, elle a échappé, par on ne sait quel miracle, à la destruction des remparts de Valenciennes au début des années 1890. La Dodenne est une tour défensive mais aussi une écluse posée sur la Rhônelle, la rivière qui rejoint l’Escaut. Elle permettait de réguler le débit de l’eau pour éviter les débordements en ville ou au contraire d’inonder la campagne environnante pour empêcher l’ennemi menaçant d’approcher. Les petits murs de canalisation en « dos d’âne » lui ont à l’époque donné son nom.

Les remparts protègent la ville, mais restreignent son extension, et obligent les vivants à cohabiter avec les morts. Chaque paroisse, autrefois, était entourée de son cimetière où elle enterrait ses paroissiens et pas ceux de la paroisse voisine. Or l’une de ces églises, qu’on appelait Notre-Dame-de-la-Chaussée et qui se trouvait sur l’actuelle rue de Famars (elle fut rasée à la Révolution), finit par se trouver à l’étroit, comme le raconte Simon Le Boucq dans son « Histoire ecclésiastique » : en 1349, la paroisse cherchait un terrain hors les murs « pour en faire une cimentière à cause que la leur n’estoit bastante pour y ensépulturer ceulx qui mouraient de la contagion [1] » (une grande épidémie de peste a sévi dans nos contrées en 1348-49). La ville se porte donc acquéreur d’un terrain « dehors la porte Cambrisienne, derrière le gardin Jehan le Provost », terrain situé le long de la rivière Rhônelle, non loin de notre actuel pharaonique Stade du Hainaut. Là est créé un nouveau cimetière, un « attre » comme on dit dans la langue de l’époque – le mot viendrait du latin aterqui signifie noir, triste, funèbre. Ce cimetière est bientôt muni d’une chapelle, dédiée à Sainte Gertrude, patronne des voyageurs. D’ailleurs, si des voyageurs décédaient inopinément à Valenciennes, c’est dans ce cimetière hors les murs qu’ils étaient enterrés, dans ce cimetière nommé Atre-Gertrude.

Notre-Dame-de-la-Chaussée, dessinée par Simon Le Boucq
(photo extraite du site de la Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Parmi les chroniqueurs qui ont raconté la vie passée de Valenciennes, on compte le très fantaisiste Henri d’Oultreman (1546-1605), un poète qui préférait la beauté d’une histoire à sa véracité. Avec l’Atre-Gertrude, il s’en est donné à cœur joie, inventant un conte invraisemblable censé expliquer la fondation du cimetière et de sa chapelle. Simon Le Boucq le raconte en précisant « qu’aucuns tiennent l’histoire pour fabuleuse » [2], c’est-à-dire affabulée, mensongère.
D’Oultreman invente donc un maréchal-ferrant nommé Marissal, père d’une fille de seize à dix-huit ans, tellement belle et honnête « qu’il la cognut charnellement et la rendit enceinte ». Pour échapper à la justice il décide de se rendre à Saint-Jacques de Compostelle et à Rome, et emmène sa fille avec lui. Arrivé en Italie, à court d’argent, il se fait embaucher comme maréchal-ferrant chez un maître-artisan. Sa fille – que l’artisan prend pour sa femme – accouche là d’un fils, prénommé Jean comme son parrain (l’artisan) et nommé Mareschaux par son père. Six mois après cette naissance, le père en question décide de rentrer à Valenciennes. Le parrain le supplie de lui laisser son fils : il s’en occupera au mieux, lui donnera des biens pour vivre. « A quoy le père acquiesça très-volontiers, et prendant congé de son dict maistre, il retourna vers Valentiennes avecq sa fille. » Le bébé grandit en Italie, devient un jeune homme de dix-huit ans, qui un jour interroge son parrain sur ses origines. L’autre ne savait pas grand-chose, sinon que la famille venait du Hainaut : le jeune homme décide de s’y rendre pour retrouver son père. Arrivé à Valenciennes, obligé de travailler pour gagner son pain, il propose ses services à devinez qui ? Son propre père, qui l’embauche comme serviteur. Là-dessus, le père vient à mourir, mais sa fille garde à son service ce jeune homme qui travaille si bien. Elle le trouve même bien à son goût, et l’épouse. Et puis, un beau jour, et après tout il n’est jamais trop tard, elle lui demande qui il est, d’où il vient, qui sont ses parents. Et tous deux découvrent le pot aux roses : elle a épousé son fils et son frère, et lui s’est marié à sa mère et à sa sœur ! Epouvanté, Jean Mareschaux se rend dare-dare à Rome pour demander pardon au Pape. Celui-ci lui donne sa pénitence : « sa vie durant, il ne poldroit se servir d’aulcun linge, son manger seroit de pain simple, et ne buveroit que de l’eauwe » (je pense que d’Oultreman devait être un grand buveur de vin et de bière). Notre pécheur devait également, après sa mort, se faire enterrer en terre profane. Ce qui fut fait en 1394, le héros étant âgé d’environ 54 ans, dans un terrain qui lui appartenait. Ce terrain c’est bien sûr le cimetière de Sainte-Gertrude, ce qui achève de convaincre Le Boucq de l’inanité du conte d’Oultreman puisque « ce lieu estoit acquis et mis en chimentière long-temps auparavant ceste mort. » Sur sa tombe sa femme-et-mère fit dresser une croix de marbre gravée d’un marteau et d’un fer à cheval, et du poème aujourd’hui inscrit sur la stèle de la Dodenne.
Ces quatre vers commencent à prendre sens : le père, le mari, le baron (le mâle), le fils, la mère, la femme, ceux qui gisent sous la pierre ne sont qu’un homme et qu’une femme. Mais que fait cette épitaphe — signée d’Oultreman, je le rappelle — sur la tour ?

Le sculpteur Alfred Bottiau (1889-1951)
(photo extraite du site Artdecoceramicglasslight.com)
Bien entendu, personne ne gît sous la tour, surtout pas ce Jean Mareschaux qui n’a jamais existé. Le bas-relief est un hommage à son auteur, le sculpteur Alfred Bottiau. Né en 1889 à Valenciennes, Bottiau obtint le Grand Prix de Rome en 1919. Ses œuvres sont typiquement « Art déco » et connaissent ainsi actuellement un regain d’intérêt [3]. S’il a participé en 1937 à la réalisation du fronton du Palais de Chaillot à Paris, il est surtout connu pour ses monuments-aux-morts et autres mémoriaux de la Première guerre mondiale réalisés pour l’armée américaine dans le nord de la France – une guerre durant laquelle il avait lui-même servi sous les drapeaux. A la fin de sa vie, Alfred Bottiau fut nommé directeur des écoles académiques de Valenciennes, jusqu’à sa mort en 1951. 
L’œuvre choisie pour célébrer son souvenir a été créée par lui-même en 1937. Le bronze a été réalisé à partir de son plâtre original, suite à une souscription ouverte en 1979, où la ville a apporté 10.000 francs de l’époque. Dans sa « Petite histoire des statues de Valenciennes » [4], l’historien d’art Jean-Claude Poinsignon estime que cette œuvre témoigne de « l’attachement qu’il (Bottiau) porte au Moyen-Age et à ses légendes, en même temps qu’il affirme sa volonté, modeste et déterminée, de prendre place dans le monde des artistes comme simple ymaigier ».

De « l’âtre de Gertrude » aujourd’hui, il ne reste qu’un nom de rue. Les petites maisons des lotissements ont chassé les morts. Alfred Bottiau y a du reste élu domicile plusieurs années.
Il repose maintenant au cimetière Saint-Roch de Valenciennes, sans aucune épitaphe. 


[1]Histoire ecclésiastique de la ville et Comté de Valentienne (1650) par Sire Simon Le Boucq, édition d’Arthur Dinaux. Dans son texte, Le Boucq cite l’acte de vente où la paroisse est nommée « église de la Cauchie ».
[2]Toutes les citations qui suivent sont tirées de l’Histoire ecclésiastique de Simon Le Boucq, opus cit.
[3]Il est l’auteur du bas-relief de la façade de « La Voix du Nord » à Lille, du monument aux morts de Solesmes, de la statue de Baptiste de Cambray à Cambrai. A Valenciennes, on peut admirer en ville : « Froissart remettant ses chroniques à Philippa de Hainaut », square Saint-Géry ; « L’Inspiration », rue de Hesques (copie du bas-relief du Trocadéro) ; le monument à Nungesser, avenue de Reims ; et « La légende de l’Atre de Gertrude », sur la Dodenne.
[4]Jean-Claude Poinsignon, « Bienvenue dans l’Athènes du Nord, Petite histoire des statues de Valenciennes », éditions Spratbrow, 1998.

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