C’est un gag qui fait bien rire les Valenciennois. Ils vous déclarent, droit dans les yeux : Charles de Gaulle est né à Valenciennes. Alors vous : quoi ? comment ? que ? tout le monde sait qu’il est né à Lille, rue Princesse ! Tadam, ils vous brandissent sous le nez leur document historique, extrait des archives de l’état-civil de Valenciennes :
Archives départementales du Nord, état-civil de Valenciennes |
Où vous lisez que Julien de Gaulle déclare le 1er février 1837 que sa femme Joséphine Maillot a accouché la veille « en cette ville » d’un garçon auquel ils ont donné le prénom de Charles. Et les Valenciennois d’éclater de rire.
Bien sûr, ce Charles n’est pas le Général – mais on n’en est pas loin : c’est un oncle du Général. Pourquoi est-il né à Valenciennes ? Je vous raconte.
Et je remonte dans le temps. Grace au site de généalogie Geneanet.com, on trouve l’existence à la fin du Moyen-âge d’un Thibault de Gaulle suivi d’une lignée de paysans, jusqu’aux premières générations de négociants qui apparaissent au XVIIe siècle à Châlons-sur-Marne (désormais Châlons-en-Champagne). Le « siècle des Lumières » voit ces De Gaulle partir à Paris, avec un Jean-Baptiste père Procureur au parlement de Paris, puis un Jean-Baptiste fils Avocat au parlement de Paris. JB père (1720-1797) connut un sérieux revers de fortune, comme le raconte Philippe de Gaulle, fils du Général, dans ses Mémoires accessoires : « Il aurait dû laisser aux siens une fortune élevée pour l’époque, évaluée à 841 000 livres. Mais la plus grande partie de cette somme a été engloutie dans la faillite du banquier Pinel, ruiné par les assignats. »[1] (On connaît la triste histoire des assignats en France, émis sous la Révolution pour servir de papier monnaie, mais imprimés en quantités telles qu’ils finirent par perdre toute valeur). Les soucis financiers vont alors poursuivre la famille, et d’abord JB fils, né en 1756. Fils aîné du procureur, avocat lui-même, il est arrêté en 1794 en sa qualité de « ci-devant » (c’est-à-dire d’aristocrate) mais relâché faute de chef d’accusation. « On ne connaît pas ses activités exactes, poursuit Philippe de Gaulle, tout à la fois juridiques, administratives et littéraires. » Son épouse, Anne-Sophie Gaussen (1761-1840), est une artiste peintre, spécialisée dans les portraits miniatures – très en vogue sous l’Empire – et dont le succès assure quelques ressources au ménage. De 1812 à 1815, JB fils va parcourir l’Europe en qualité de directeur des postes militaires de la Grande Armée, puis il rentre à Paris. C’est le choléra qui l’emporte, en 1832.
Son fils, Julien de Gaulle, est né en 1801. C’est un élève brillant mais de santé fragile. « Souffrant de maux d’estomac, il est contraint à séjourner souvent à la campagne, » précise Philippe de Gaulle. Il semble préférer la réflexion à l’action, et sort de ses années d’études sans idée de carrière déterminée. « Il se partagera pendant plusieurs années entre une étude d’avoué et des cours à l’Ecole des Chartes. Il y enseigne l’histoire du Moyen Age, » ajoute Philippe de Gaulle.
Il a trente ans lorsque son père meurt. Le 1er `juillet 1834, L’Echo de la Frontière, journal de Valenciennes, fait paraître cet entrefilet :
Julien de Gaulle arrive donc à Valenciennes, fort d’une expérience de « plusieurs années » dans la direction d’une maison d’éducation (ainsi appelle-t-on alors les établissements d’enseignement privés). Quelles sont ces « plusieurs années » ? Elles n’apparaissent pas dans les Mémoires de Philippe de Gaulle. Toujours est-il que Julien de Gaulle est maintenant installé au 27 rue de la Viewarde à Valenciennes, avec sa mère veuve. C’est là qu’il ouvre son pensionnat.
Le Courrier du Nord, 2 octobre 1834 (Bibliothèque de Valenciennes) |
La rue de la Viewarde a été entièrement détruite par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, mais quelques cartes postales montrent à quoi elle ressemblait avant ce désastre. Elle était bordée de grandes maisons aux larges portails d’entrée, balcons sur la rue, nombreuses fenêtres… Voici par exemple le n° 19 côté rue et le n° 17 côté cour, qui donnent une idée de la vastitude des bâtiments.
(photos Bibliothèque de Valenciennes) |
Pour recruter des élèves, Julien de Gaulle ne lésine pas sur la publicité. Il a fait imprimer des prospectus, qu’il fait également paraître dans la presse locale. Comme les rédacteurs de L’Echo de la Frontière sont des amis en littérature (il s’agit d’Aimé Leroy et d’Arthur Dhinaux), ils lui offrent une « belle pub » en page de Une :
L'Echo de la Frontière, 13 septembre 1834 (Bibliothèque de Valenciennes) |
A Lille – nous apprenons au passage que c’est là qu’il a (presque) dirigé une maison d’éducation – Julien de Gaulle a également fait la connaissance d’une charmante jeune fille, Joséphine Maillot. Son père, Charles Maillot (1781-1855), est « commis négociant » lorsqu’elle naît à Dunkerque le 18 mars 1806. Toute la famille est d’ailleurs dunkerquoise, depuis François Maillot, négociant, décédé à la fin du XVIIe siècle, jusqu’au père de Joséphine qui déménage à Lille lorsqu’il devient contrôleur des Tabacs dans cette ville[2]. Et c’est dans cette ville que Julien et Joséphine vont se marier, le 8 septembre 1835.
Joséphine de Gaulle emménage donc à Valenciennes et va seconder son époux pour faire tourner le pensionnat de la rue de la Viewarde. On dit qu’elle ne s’est pas plu dans cette ville, qu’elle la voyait comme « une ville triste, noire, aux rues tortueuses et sales […]. Son climat est brumeux et les canaux fangeux. »[3] Je veux bien croire que dans les années 1830-40, en pleine activité minière, l’aspect de Valenciennes ait été plutôt charbonneux. Quoi qu’il en soit, non seulement Madame de Gaulle dirige le pensionnat avec son mari, mais elle est aussi femme de lettres, et en mai 1836 elle fait paraître un premier ouvrage, intitulé Le Mois de Marie. Il s’agit d’un album religieux composé de 33 cantiques. Joséphine en a écrit les textes, la musique est de M. Printemps. L’Echo de la Frontière en fait un compte-rendu enthousiaste : « Mme De Gaulle a tout-à-fait saisi le ton et la couleur qui convenaient à une telle œuvre ; tout y est pur, calme et suave : on y reconnaît la douceur d’une poésie féminine, l’expression d’une conviction simple et sincère[4]. » L’auteur, ajoute le journal, est « une de nos concitoyennes, une toute jeune dame, dont la vie est dévouée à la tâche si utile, si respectable, et en même temps si pénible, de l’instruction de l’enfance. » Ce premier ouvrage sera suivi de beaucoup d’autres, et Philippe de Gaulle aura pour son aïeule la critique un peu plus sévère : « elle est l’auteur de quantité de petits livres religieux, éducatifs et moraux pour enfants et jeunes filles, dans le genre de la comtesse de Ségur mais en plus édifiant. On se passionne à l’époque pour ce type de littérature féminine. Elle a aussi apporté son concours anonyme à bien d’autres publications, d’un caractère toujours moraliste à l’extrême[5]. »
La vie du pensionnat continue, sans doute cahin-caha. Les insertions publicitaires se poursuivent, on rassure le public sur le sérieux de l’enseignement :
Le Courrier du Nord, 22 septembre 1835 (Bibliothèque de Valenciennes) |
Mais déjà les frais de scolarité augmentent : la pension, qui était l’année précédente de 500 fr par trimestre, passe à 550 fr ; et les externes, qui payaient 8 fr par mois, en paient désormais 10. Comment faire pour recruter des élèves ? La première idée de Julien de Gaulle est de diversifier et enrichir les enseignements :
L'Echo de la Frontière, 14 avril 1836 (Bibliothèque de Valenciennes) |
Le Courrier du Nord, 8 octobre 1836 (Bibliothèque de Valenciennes) |
Ses amis de L’Echo de la Frontière se re-fendent d’un dithyrambe en Une de leur journal :
L'Echo de la Frontière, 27 septembre 1836 (Bibliothèque de Valenciennes) |
Malheureusement rien n’y fera, et l’affaire se terminera mal. Elisabeth Coin, dans son article paru dans Valentiana n° 6, raconte le désastre en détail ; il en ressort que Julien de Gaulle ne gagnait pas assez d’argent pour faire face aux dépenses engagées, que le nombre d’élèves est resté insuffisant, que le prix de la maison qu’il louait était très élevé, et que ses créanciers ont fini par faire vendre tous les meubles :
L'Echo de la Frontière, 8 avril 1837 (Bibliothèque de Valenciennes) |
Les de Gaulle quittent Valenciennes un peu précipitamment – même si officiellement, semble-t-il, Julien de Gaulle ne démissionnera de son poste qu’en 1838. Ils rentrent à Paris, où ils mèneront une vie de gens de lettres toujours un peu désargentés, mais appréciés et reconnus dans leurs travaux et écrits. L’Echo de la Frontière ne lâche pas celui qu’il a toujours soutenu et se fait régulièrement l’écho, justement, de ses ouvrages dans ses pages :
L'Echo de la Frontière, 27 août 1839 (Bibliothèque de Valenciennes) |
En quittant Valenciennes, les De Gaulle emmènent dans leurs bagages le plus précieux des colis, leur fils aîné Charles, né donc le 31 janvier 1837 – juste avant la débâcle. Charles de Gaulle est né à Valenciennes, c’est vrai, mais il n’y aura vécu que quelques semaines. Il sera atteint dans ses jeunes années de ce que ses contemporains appellent « une paralysie », et que Philippe de Gaulle diagnostique comme étant la poliomyélite. Etudiant brillant, il s’est pris de passion pour les langues celtiques, parlant couramment le breton et le gallois. « Il se plaisait, cite l’un de ses biographes, à prendre le titre de barde du pays de Gaule »[6]. Trop désargenté pour aller vivre en Bretagne comme il l’aurait aimé, il dut se contenter, raconte Elisabeth Coin, d’y voyager en imagination. Il est l’auteur de quantité d’articles sur les pays celtiques, et de nombreux poèmes composés en celte et en breton. Et comme il faut gagner sa vie, il est dans le même temps fonctionnaire à la préfecture de la Seine. Charles de Gaulle, l’oncle du Général, est mort avant ses parents, le 1er janvier 1880, à Paris, juste avant son 43eanniversaire. Comme son père († 1883) et sa mère († 1885), il aura été un « gens de lettres » très apprécié de ses contemporains, et aujourd’hui bien oublié – sauf des Valenciennois.
Charles de Gaulle, 1837-1880 (image extraite du site Wikipédia) |
[1]Philippe de Gaulle, « Mémoires accessoires », Plon, 1997. Tome 1.
[2]La généalogie de la famille Maillot figure sur le site Geneanet.com
[3]Michel Marcq, « Charles de Gaulle, la Légende du Nord », cité par Elisabeth Coin dans son article « Charles de Gaulle est né à Valenciennes » (Valentianan° 6).
[4]L’Echo de la Frontière, 19 mai 1836.
[5]Philippe de Gaulle, op. cit.
[6]Polybiblion, numéro de Juillet 1880.
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