(image Royal Hotel sur le site 7sur7.be) |
Ces dernières années, de pharaoniques travaux ont remis sur le devant de la scène l’Hôpital général de Valenciennes, l’un des rares bâtiments de la ville (ils sont sept [1]) classé Monument Historique. Le but de ces travaux était de transformer une bâtisse destinée aux pauvres et aux indigents en hôtel de luxe accessible aux seuls riches. C’est une pratique courante dans notre région du Nord, où les municipalités n’ont pas les moyens d’entretenir le patrimoine ancien que les guerres n’ont pas ratissé : elles confient ce soin à un investisseur privé. Soit. C’est la Financière Vauban, une société belge dirigée par Xavier Lucas, qui s’est offert le chantier, la facture se montant à 70 millions d’euros et la durée des travaux se trouvant continuellement rallongée devant des problèmes techniques surgissant sans fin… un vrai feuilleton ! Mais Monsieur Lucas a fait face, y compris lorsque son partenaire chargé de gérer l’hôtel (le groupe SLIH) a jeté l’éponge, et il a réellement rendu aux Valenciennois la fierté de posséder un tel bâtiment en ville.
Bienvenue donc désormais au « Royal Hainaut Spa & Resort Hotel », un nom qu’un anglophone lambda comprend aussi bien qu’un ch’ti. Sa nouvelle vie, qu’on lui souhaite longue, a été inaugurée au printemps 2019. Une étape de plus dans une existence municipale déjà bien chargée.
Xavier Lucas (photo personnelle).
L'architecte chargé de la rénovation était Franck Dechaumes, du cabinet Maes.(image extraite de "Valentiana" n° 8)
Tout commence en 1751, lorsque Louis XV délivre des « Lettres patentes » autorisant la construction d’un hôpital de la Charité en ville, pour y accueillir les mendiants, les indigents, les infirmes, les vieux sans ressources et les enfants abandonnés. En France, c’est Louis XIV qui, en 1662, avait décidé que « toutes les villes et les gros bourgs du royaume » possèderaient un hôpital général pour y rassembler tous ceux qui vivaient sans ressources. Mais Valenciennes, alors, n’était pas française, et plus tard, il a fallu convaincre le Magistrat (la municipalité) de renoncer à sa prérogative de s’occuper de ses pauvres sans intermédiaire.
Sur le plan de 1767, à droite, l'Hôpital général a pris toute sa place entre rempart et Escaut,
dans le quartier des casernes (document personnel).
L’emplacement est choisi, dans le quartier nord, près des casernes, le long d'un bras de l’Escaut ; les quelques couvents et habitations qui s’y trouvent, sont expropriés ; le financement est décidé, les frais étant couverts par un impôt de 2 liards (un quart de sou) par pot de bière (un pot égale quatre pintes) consommée dans tous les cabarets du Hainaut français ; les architectes présentent leur projet : Pierre Contant d’Ivry [2] dessine (croit-on) le premier plan dès 1750, et contresigne en 1751 le plan définitif du valenciennois Charles-Toussaint Havez, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de la province du Hainaut. Et l’entrepreneur Jean Coquelet – 270 ans avant Xavier Lucas – s’attelle au chantier pour se cogner, lui aussi, à bien des difficultés, à commencer par la nature du sol (les terrains sont « tendres » et nécessitent des fondations en « bois de chêne en grume ») et l’approvisionnement en matériaux, pierre bleue de Bavay et pierre blanche de Bouchain.
Pierre Contant d'Ivry
(image extraite du site Wikipédia.fr)La façade en travaux, et après travaux (photos personnelles)
C’est que le bâtiment est monstrueusement grand. C’est un quadrilatère de 70 mètres de profondeur et 50 mètres de façade, délimité par quatre corps de bâtiments de 20 mètres de large, avec des murs de 1,20 à 1,80 mètre d’épaisseur qui délimitent des salles reliées par des couloirs de 160 à 170 mètres de long, sous 450 voûtes ; le toit de 11.000 m2 est tout en ardoise, les deux étages comptent 360 fenêtres, et face au porche d’entrée se trouve une chapelle avec tribune à l’étage et clocher carré flanqué de quatre pots-à-feu « à la Pompadour ».
Aujourd'hui l'entrée de la chapelle se trouve sous une immense verrière (photo extraite du site de la Financière Vauban) |
Sur place, l’entrepreneur travaille avec l’architecte valenciennois Gillet. Il embauche 14 maçons, 3 tailleurs de grès, 6 tailleurs de pierre blanche, 12 tailleurs de pierre bleue, 25 menuisiers, 10 couvreurs d’ardoises et de tuiles, 10 chaudronniers, 10 cordiers, 8 corroyeurs, 5 plombiers, 11 peintres et 13 vitriers !
La conception du bâtiment fait aujourd’hui encore l’admiration des architectes. La distribution intérieure est basée sur un module carré de 4,30 mètres de côté, répété ad libitum, permettant de créer des salles de tailles diverses marquées par des rangées de piliers. L’ensemble s’articule autour de trois cours : la cour centrale, aujourd’hui entrée de l’hôtel ; la cour « des cuisines » à l’est (aujourd’hui elle sert de « patio » aux bureaux de Valenciennes-Métropole) ; et tout au nord, une petite cour que borde le bâtiment réservé à l’époque aux « insensés ».
Qui soigne-t-on dans cet hôpital ? Avant la Révolution, personne. L’hôpital général – où qu’il se trouve en France – n’est pas destiné à soigner mais à rassembler en un seul lieu tous les habitants qui ne peuvent pas gagner leur vie. A l’hôpital, ils sont logés et nourris. S’ils sont « insensés », infirmes ou impotents, ils sont ainsi enfermés et empêchés d’aller mendier en ville. Si ce sont des enfants (orphelins, enfants trouvés ou abandonnés), ils sont scolarisés sur place et formés à un métier. S’ils sont adultes et valides, ils sont obligés de travailler soit en ville, soit dans des ateliers installés dans les caves. Les documents citent « 22 ouvroirs (ateliers) contenant 88 outils de la mulquinerie, l’ouvroir des cordonniers et des savetiers, deux ouvroirs à peigner et à farder la laine, quatre ouvroirs qui contiennent 80 outils à fabriquer des différentes étoffes, un ouvroir pour 80 personnes à filer la laine, l’ouvroir des tailleurs, quatre ouvroirs contenant 36 outils à fabriquer de la grosse toile » [3].
Après les bruyants ateliers, les caves abritent désormais un Spa et une piscine
(photos extraites du site du CSPV)
L’hôpital de Valenciennes peut recevoir 100 enfants des deux sexes, originaires moitié de Valenciennes, moitié du Hainaut ; 30 cellules sont réservées aux « insensés » et 12 logements aux femmes de mauvaise vie condamnées par les juges ; le quartier des hommes comprend 14 dortoirs et 2 salles pouvant contenir 452 lits pour 904 personnes ; le quartier des femmes dispose de 8 dortoirs et de 2 salles avec 440 lits pour 880 personnes. Au total, l’Hôpital de la Charité, comme on l’appelle, peut accueillir 1.784 personnes : c’est deux fois plus que les autres établissements de ce genre en France.
L’établissement est confié à 13 administrateurs : deux sont nommés « de droit », c’est le prévôt et le procureur syndic ; les onze autres sont élus, dont deux parmi les échevins. Ils sont élus pour six ans, renouvelables par moitié tous les trois ans. Tout ce petit monde est placé sous la tutelle de l’Intendant, représentant le roi. Pour s’assurer du bon fonctionnement de l’hôpital, les administrateurs se succèdent en qualité de « directeur du mois ». Le président du mois doit « maintenir pendant le dit temps l’ordre dans la maison, y veiller à la police et avoir soin que le service s’y fasse exactement. » [4]
L’établissement est inauguré en 1767, mais sa construction se poursuit jusqu’en 1774, date de l’achèvement de la chapelle. Cette chapelle était une œuvre d’art à elle toute seule, « seul édifice religieux de Valenciennes à nous être parvenu intact depuis le XVIIIe siècle », écrit le Comité de Sauvegarde du Patrimoine Valenciennois (CSPV). L’intérieur présente une nef voûtée en berceau et un chœur également couvert d’une voûte. La nef est séparée de ses deux bas-côtés par un mur percé d’arcades au rez-de-chaussée et d’ouvertures rectangulaires pour les tribunes où s’installaient, pour suivre la messe, les pensionnaires invalides.
En 2005, le centre hospitalier alors propriétaire des lieux, cherchant de l’argent pour financer d’autres travaux, a eu la mauvaise idée de vouloir vendre aux enchères tout le mobilier restant dans les bâtiments, y compris les objets d’art de la chapelle. Frisson d’effroi à la municipalité, qui a immédiatement mis un coup d’arrêt à cette initiative – laquelle était du reste illégale puisque, l’Hôpital général ayant été classé Monument historique en 1945, tout ce qu’il contient est propriété de l’Etat.
En 1793, les Autrichiens font le siège de Valenciennes pendant 42 jours. Ils ne se contentent pas de priver la ville de tout ravitaillement, ils la bombardent aussi abondamment. La population trouve refuge dans les caves de l’Hôpital général, dont les murs portent encore les traces des boulets de canon.
Les "cicatrices" de 1793 sur le mur qui longe
l'ancien bras de l'Escaut
(photo personnelle)
Deuxième occupation de la ville de 1816 à 1818, par les Anglais cette fois, dont 4.000 soldats sont logés à l’Hôpital général (on envoie les pensionnaires à Lille pour faire de la place) parce que les casernes voisines ne sont pas assez vastes.
Dès 1825, Desfontaines de Preux dans son « Précis historique et statistique sur la ville de Valenciennes », écrit : « L’usage de cet immense édifice étant restreint aux seuls besoins de Valenciennes, et sa réparation étant devenue une charge onéreuse pour l’administration des pauvres, il est à craindre qu’il n’avance rapidement vers sa décadence, ce qui ferait désirer que le gouvernement se chargeât d’en faire un grand établissement civil ou militaire. Ce serait le moyen le plus certain d’en assurer la conservation. »
En 1831, toute une aile est transformée en hôpital militaire ; elle le restera jusqu’en 1894, et accueillera en 1870 les rescapés de la défaite de Sedan.
Pendant la guerre 1914-1918, Valenciennes vit sous le joug allemand. Les caves de l’Hôpital général servent de prisons pour les civils.
En mai 1940, toute la toiture du bâtiment brûle, victime du grand incendie qui a détruit une partie de la ville. La charpente étant partie en fumée, on pose alors un toit « plat ».
(photo aérienne Bocquet prise en 2014)
La Financière Vauban a refait toute la toiture selon le modèle original.
Devenu hôpital gériatrique puis Ehpad, géré par le Centre hospitalier de Valenciennes qui l’abandonne en 2009, il trouve en 2002, en partie, une nouvelle affectation : la communauté d’agglomérations de Valenciennes-Métropole installe ses bureaux dans les ailes qui jouxtent la « cour des cuisines ». Et, à la demande de Jean-Louis Borloo, l’hôpital est rebaptisé « Hôtel du Hainaut », un nom à la consonance nettement moins médicale.
Enfin, en 2011, le Centre hospitalier arrive à se débarrasser de ce qui était pour lui un fardeau financier insupportable : le bâtiment est vendu à la Financière Vauban. Au bout de plusieurs années de travaux, l’ensemble bâti au XVIIIe siècle accueille au XXIe siècle 161 appartements destinés aux particuliers, et un hôtel 4 étoiles de 79 chambres et suites, avec restaurants, Spa, piscine et club de jazz.
Peut-être le directeur des lieux aura-t-il l’idée d’organiser quelques « événements », dans sa cour magistrale, pour y attirer les foules ? Voici quelques exemples d’autrefois :
En 1834, la Société des Incas [5] choisit l’Hôpital général comme point de départ de son défilé pour clore le carnaval.
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
En 1787, c’est un aérostier, Jean-Pierre Blanchard, qui fait décoller cinq ballons depuis la cour centrale de l’hôpital, « quatre de 500 pieds cubes et le cinquième de 1350 ; ce dernier est garni d’une soupape et d’un parachute capable de soutenir quatre personnes, » raconte Gabriel Hécart [6]. C’était sa 23e ascension.
En 1824, Blanchard fait des émules :
("Les Petites Affiches", 11 septembre 1824. Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Aujourd’hui, si tous les appartements sont occupés, la pandémie due au coronavirus a obligé l’hôtel à fermer ses portes. Je ne voudrais pas parler de « poisse », mais peut-être le long feuilleton de notre plus gros Monument historique n’est-il pas terminé…
[1] Sept bâtiments sont « classés » monuments historiques, les autres sont simplement « inscrits ».
[2] Pierre Contant (1698-1777) est également l’auteur de l’église Saint-Wasnon de Condé-sur-Escaut, et de la Grande Abbaye Saint-Vaast d’Arras.
[3] Cité par Olivier Ryckebusch in« La cité sociale : les hôpitaux généraux des provinces septentrionales françaises au siècle des Lumières », Université Charles de Gaulle, Lille, 2014.
[4] Cité par Olivier Ryckebusch, op. cit.
[5] Voir dans ce blog mon article « Qui sont ces emplumés qui paradaient dans les rues ? » daté de mai 2017.
[6] « Les Petites Affiches » du 14 mars 1827.
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