(photo personnelle) |
Les amateurs d’art contemporain ne manquent pas de fréquenter de nos jours la galerie valenciennoise baptisée « L’H du Siège », située au 15 de la rue de l’Hôpital de Siège, derrière la place du Canada. Depuis 1993, l’association qui gère ce centre d’art s’est en effet installée là, dans une ancienne menuiserie (celle d'Humbert Guelton) : galerie d’exposition au rez-de-chaussée, ateliers d’artistes à l’étage.
(photo L'H du Siège) |
Ah ? La galerie n’occupe pas les murs d’un ancien hôpital ? Ce fut une de mes premières questions lorsque j’ai découvert cet endroit. La réponse est non, jamais aucun hôpital n’a ouvert ses portes dans cette rue de l’Hôpital de Siège, qui fut ouverte, elle (et baptisée) à la fin du XIXe siècle, après le démantèlement des remparts.
(document personnel) |
Sur cet extrait du plan des fortifications de Valenciennes (dressé par Edouard Mariage en 1891), j’ai posé le calque de la ville contemporaine réalisé par le Comité de sauvegarde du patrimoine valenciennois (CSPV)[1] : on voit que la rue de l’Hôpital de Siège traverse exactement ce qui fut le “Bastion n° 57“, également appelé “Bastion Sainte-Catherine“.
(document personnel) |
Dans son « Atlas valenciennois[2] », Edouard Mariage propose une photo du mur d’enceinte de ce bastion. La photo est prise depuis la “grande digue“, à peu près là où j’ai posé ma flèche. Elle est intitulée « Flanc droit du bastion Sainte-Catherine », et sa légende précise : « La planche … montre à gauche l’extrémité sud-est de la courtine de Paris ; au milieu, le flanc rectiligne de 1779 ; à droite, une partie de la face droite du bastion 57. Si cette vue n’est pas très pittoresque, elle sert du moins à indiquer d’une manière très nette l’emplacement que l’Hôpital de siège occupait dans nos fortifications aujourd’hui disparues. »
(Atlas valenciennois, 13e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
« Très nette » n’est peut-être pas l’expression adéquate : où est-il, cet hôpital ? La réponse est : au sous-sol. Oui, cet hôpital était un souterrain. Edouard Mariage en raconte l’histoire par bribes, éparpillées dans les fascicules de son étonnant « Atlas ».
Dans la 13e série, en regard de la photo ci-dessus, il donne les explications suivantes : «Lorsqu’à la fin de la seconde moitié du XVIIe siècle, Vauban créa de toutes pièces le front de Cambrai ou de Famars, il pourvut les deux bastions (n° 49 et n° 57) de flancs curvilignes, retirés derrière des orillons. En 1779, le bastion 57 fut en partie remanié : on fit en avant et à environ trente mètres de son front droit, un nouveau flanc rectiligne […]. Dans l’espace que l’on gagna ainsi entre l’ancien flanc et le nouveau, on construisit l’Hôpital de siège, vaste et beau souterrain dont MM. Paul Foucart et Jules Finot ont donné une bonne description.»
Dans la 14e série, Mariage donne un « Plan d’ensemble indiquant les positions des souterrains du bastion 57 » :
Le petit “canevas“ grisé en bas à droite, c’est l’hôpital de siège (l’autre parallélogramme, de couleur rose, est un magasin à poudre construit de 1774 à 1776). On reconnaît, sur ce dessin, les détails donnés dans la description de MM. Foucart et Finot[3] : « A l’intérieur du bastion s’ouvre une porte donnant sur un long couloir incliné aboutissant à une embrasure ; arrivé à ce point, on découvre à gauche un cabinet obscur et à droite une vaste salle, ayant la forme d’un parallélogramme, divisée dans les deux sens en quatre nefs que séparent neuf robustes piliers de grès d’un mètre environ de côté. L’écartement de ces piliers est de 4 m 40 dans la direction parallèle au flanc du bastion, de 3 m 40 seulement dans la direction inverse ; les arcades surbaissées qui s’y appuient, supportent elles-mêmes des voûtes ellipsoïdales en briques. Enfin, sur deux côtés de la salle, entre les pilastres correspondants aux piliers centraux, se creusent des niches qui en augmentent la surface, laquelle est, au total, de 450 m carrés. » Selon ces auteurs, le souterrain aurait été construit de 1780 à 1786.
(Atlas valenciennois, 14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
La "coupe g-h" montrant les voûtes (Atlas valenciennois, 14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
(Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
L’extraordinaire photo ci-dessus est extraite de la 10e série. Elle a été prise en 1891 par Claude Rouault, photographe place St-Géry, « au magnésium » (l’ancêtre du flash).
(image extraite du site : laphotoduxix.canalblog.com) |
Elle a servi “d’inspiration“ à une illustration de François Schommer (1850-1935), comme l’indique Edouard Mariage dans sa 12e série :
« Nous donnons de l’Hôpital de siège un magnifique dessin (qu’on trouve également dans son livre Histoire des Fortifications), véritable tableau d’histoire que nous devons au crayon si justement réputé de M. François Schommer, beau-frère de notre ami Paul Foucart. L’éminent artiste a su animer ces voûtes, déjà pittoresques par elles-mêmes, de la manière la plus saisissante. En regardant son œuvre, on éprouve une poignante émotion et l’on se reporte facilement à cette terrible époque où nos bisaïeules, nos grands-pères et nos grands-mères, alors enfants, s’entassaient pêle-mêle dans ce vaste refuge pour échapper aux dangers d’un effroyable bombardement. »
(Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
Quelle est cette “terrible époque“ vécue sous terre par nos ancêtres ? Mariage évoque là l’année 1793, an 2 de la République, où Valenciennes fut assiégée « durant quatre-vingt-sept jours », bombardée « depuis quarante-deux jours », résista vaillamment, et ne capitula qu’à bout de forces, population affamée et ville quasi détruite.
Paul Foucart et Jules Finot racontent abondamment cette histoire dans le tome 1 de leur livre La Défense nationale dans le Nord, cité tout à l’heure. Au gré des pages, ces lieux souterrains apparaissent. Le 28 mai 1793, un arrêté du général Ferrand ordonne de faire de la place à l’Hôpital général pour les nombreux soldats blessés, donc de “déménager“ les enfants et les vieillards qui s’y trouvent ; il ordonne en même temps qu’ « il sera placé aux cazemattes du bastillon Ste-Catherine cent vingt lits pour les blessés » (page 483). Plus loin (page 520), les auteurs indiquent que « l’existence des bourgeois dans leurs maisons était intolérable sous la pluie des boulets et des bombes », et qu’en conséquence on se hâta de « loger les familles dans les souterrains et les casemates réservés aux soldats. » Plutôt qu’à l’Hôpital général situé trop près des canons ennemis, les habitants « trouvèrent un asile plus sûr encore dans un souterrain construit au flanc droit du bastion Sainte-Catherine […] Dans l’esprit de ses constructeurs, [cette salle] devait servir d’hôpital de siège […] ; mais elle fut reconnue trop malsaine, et l’on aima mieux y entasser le plus qu’on put de femmes et d’enfants » (page 521). Foucart et Finot racontent encore que, dans les hôpitaux en activité, « la charpie vint à manquer », charpie qui sert à fabriquer les pansements. Un appel est donc lancé à la population pour faire don « de charpie et d’étoupes de fin lin », et pour « continuer de faire de la charpie pour satisfaire au besoin qui se renouvelle tous les jours. » Sans délai, ajoutent les deux auteurs, « dans les casemates de l’hôpital et dans celles du bastion Sainte-Catherine, aussi bien que dans maintes maisons de la ville, les femmes et les enfants se mirent à effiler de petits morceaux de vieille toile. » (page 543). Une manière utile de passer le temps !
Reste que cet Hôpital de siège, si l’on y regarde bien, n’a jamais servi d’hôpital. C’était plutôt un abri anti-boulets de canons. Plus tard, en 1875, la salle a été transformée en magasin d’artillerie et modifiée dans son architecture : on a fermé les bouches d’aération, et « un second couloir, parallèle au premier, a été creusé pour y accéder[4]. »
A l’heure du démantèlement de Valenciennes, bien des questions se sont posées et des suggestions avancées sur le nombre et la qualité des “monuments historiques“ que la ville devrait conserver une fois les remparts tombés. Le souterrain du bastion 57 a fait partie des vestiges que les amoureux du patrimoine auraient aimé conserver. La presse s’est fait l’écho de leurs prières et de leur désillusion. Ainsi Le Courrier du Nord, le 7 septembre 1890, publie un rapport d’Edouard Mariage présenté à la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes le 23 août :
(Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
Le 16 janvier 1891, ce même journal relate la visite “préventive“ de la Commission historique du Nord, dont certains membres ne peuvent se résoudre à voir le souterrain disparaître entièrement :
(Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
Le 19 mars 1891, c’est L’Echo de la Frontière qui s’enthousiasme pour cet endroit « dont l’existence même était ignorée de la plupart des Valenciennois » venus visiter les lieux à l’invitation de la Section des Beaux-arts de la Société d’agriculture :
(Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
Moins d’un an plus tard, Le Courrier du Nord n’en est plus aux souhaits ni aux vœux, mais à la description des travaux de démolition :
Le Courrier du Nord, 29 janvier 1892 (Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
La “solide construction“ deviendra même bien encombrante pour ceux qui voudront acquérir les terrains rendus libres par le démantèlement :
L'Echo de la Frontière, 13 février 1894 (Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
Dans sa 9e série, à l’époque où Valenciennes faisait l’objet de projets d’agrandissement et non de démantèlement, Edouard Mariage s’est pris à rêver. Il a dessiné un plan (qui restera imaginaire) où l’ancien hôpital de siège est « converti en docks », au milieu d’un jardin et près d’un port fluvial.
(Atlas valenciennois, 9e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
On sait ce qu’il advint de cette idée, Edouard Mariage lui-même le souligne dans sa 12e série : « Il n’y a plus aujourd’hui d’Hôpital de siège : l’un de nos boulevards passe sur l’emplacement qu’il occupait. » Il s’agit du boulevard Saly, que la rue de l'Hôpital de Siège relie aujourd'hui au Faubourg Sainte-Catherine.
[1] Ce calque fut distribué lors des Journées du Patrimoine de 2018.
[2] « Atlas valenciennois » 13esérie, Bibliothèque municipale de Valenciennes (consultable en ligne). La photo est de Jules Delsart.
[3] In « La défense nationale dans le Nord, de 1792 à 1802 », 1890-1893, tome 1, page 520.
[4] « Atlas valenciennois », 12esérie. Bibliothèque municipale de Valenciennes.
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