vendredi 22 septembre 2023

Qui est ce musicien de la Renaissance aussi célèbre qu'inconnu ?

Parmi les personnalités ayant un lien avec la ville de Valenciennes, le site Wikipédia cite 23 sculpteurs et 27 peintres – ceux-là même qui ont fait la réputation de « l’Athènes du Nord » – mais seulement 7 compositeurs. Aucun de ces musiciens n’a d’ailleurs la célébrité d’un Watteau ou d’un Carpeaux, sauf peut-être le plus ancien d’entre eux : Claude (ou Claudin) Le Jeune (ou Lejeune). Et encore « célèbre » est-il un trop grand mot, pour cet homme connu surtout des choristes et des ensembles vocaux amateurs de musique ancienne.

Son unique portrait connu
(image extraite du site Wikipédia)

Alors, qui était Claudin Lejeune (j’adopte cette orthographe), et qu’a-t-il laissé comme héritage musical ?

 

On sait qu’il est né à Valenciennes, parce qu’il signe ses partitions en le précisant : psaumes « mis en musique par Claud. Le Jeune, natif de Valentienne ». Pourquoi cette précision, mystère. Les Valenciennois d’aujourd’hui pensent qu’il était fier d’être natif de cette ville, eu égard à sa prospérité et à sa puissance de l’époque. C’est peut-être s’avancer un peu, car l’époque en question est le XVIe siècle – on pense que Lejeune est né en 1530 – et la ville, qui fait partie des Pays-Bas espagnols (c’est l’époque de Charles Quint et de Philippe II), est au fil de ces années-là ravagée et dépeuplée par les guerres de religion.

 

Valenciennes en 1550, carte de J. van Deventer
(image extraite du site michel.blas.free.fr)

Né à Valenciennes, Claudin Lejeune quitte la ville dès l’enfance ; certains auteurs disent que c’est parce qu’il est protestant (pour échapper à la vindicte catholique), d’autres que c’est parce qu’il a suivi le parcours habituel des musiciens en intégrant une maîtrise d’église – le Hainaut et la Picardie en comptaient de très réputées, nous dit-on. Mais personne ne sait où il a reçu sa formation.

 

En 1552 il publie quatre chansons (chez un éditeur de Louvain), puis il disparaît à nouveau pendant douze ans. L’auteur de l’article consacré à Lejeune dans Wikipédia voit dans ces douze années une période propice à un « voyage en Italie », tel que les artistes le pratiquaient autrefois pour se former aux modus operandides grands noms de la musique, Palestrina par exemple. Aucune preuve, bien sûr. Et aucune hypothèse de ce genre chez Isabelle His, excellente spécialiste de Lejeune, lue et citée par tous ceux qui s’intéressent au personnage (1).

A partir de 1564, on peut mieux suivre les faits et gestes du musicien grâce aux « dédicaces » de ses œuvres. Ses Dix Pseaumes, édités en 1564 donc, sont offerts à François de la Noue et Charles de Téligny, deux gentilhommes de la chambre du Roi (Charles IX, 1560-1574) qui sont également beaux-frères et protestants.



Lejeune se dit « au service » de ces deux nobles personnes ; il enseignera même la musique au fils du premier, Odet de la Noue (né vers 1560), militaire et néanmoins poète, un homme qu’il fréquentera jusqu’à la fin de sa vie.

 

Odet de la Noue en 1592
(image extraite du site Wikipédia)

En novembre 1570, Jean-Antoine de Baïf fonde l’Académie de poésie et de musique à Paris. Il s’agit de permettre aux poètes et aux compositeurs de se rencontrer, d’échanger des idées, de collaborer sur des œuvres et d’organiser des concerts réservés à des mécènes et des nobles. On sait que Claudin Lejeune a été très tôt associé à cette académie, où il a pu côtoyer d’autres compositeurs. Il était proche de Baïf, et tous les deux ont fait savoir (toujours dans les dédicaces et autres avant-propos de leurs publications) quand ils ont collaboré sur telles et telles œuvres. 

Lejeune a-t-il composé pour le mariage du duc de Joyeuse, en septembre 1581 ? Ce personnage était un catholique, archi favori du roi Henri III (on l’appelait, dit-on, l’archimignon), qui épousa une princesse, demi-sœur de la reine. On pense que Lejeune a participé aux festivités, parce qu’il reçoit en janvier 1582 la somme considérable de 1800 livres, conjointement avec Nicolas de La Grotte, organiste et compositeur lui aussi.

 

Anne de Joyeuse
(image extraite du site Wikipédia)

Un autre de ses mécènes, à partir de 1575, est Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, par son mariage duc de Bouillon. C’est un protestant, qui s’est lié d’amitié avec Henri de Navarre (futur Henri IV), et qui vivait entouré de gentilshommes lettrés et cultivés. Lejeune lui offrira de nombreuses compositions, ainsi que, plus tard, à sa seconde épouse Elisabeth de Nassau, une fille de Guillaume d’Orange.

 

Portrait posthume du duc de Bouillon
(image extraite du site Wikipédia)


Le duc d'Anjou vers 1580
(image extraite du site Wikipédia)

On date de 1580 l’entrée de Claudin Lejeune au service du duc d’Anjou, le frère (“rebelle“) de Henri III (le dernier Valois, 1574-1589). Il est son maître de musique. Le duc d’Anjou fréquente la cour de Nérac animée par le couple Henri de Navarre – Marguerite de Valois, une cour qui rassemble artistes, lettrés, musiciens, et où catholiques et protestants vivent en bonne entente.

François d’Anjou s’allie avec Guillaume d’Orange pour combattre les Espagnols mais, en 1583, il échoue à prendre la ville d’Anvers et doit se retirer. Lejeune décide alors de passer au service de Guillaume d’Orange qui réside précisément à Anvers avec sa famille. Il enseigne alors la musique à Louise de Nassau, fille de Guillaume et sœur d’Elisabeth. Malheureusement, ces deux protecteurs, Anjou et Orange, disparaissent en 1584.

 

Claudin Lejeune est à Paris en 1589, lorsque Henri III est assassiné puis que les troupes d’Henri IV font le siège de Paris. Il sauve alors sa tête grâce à l’amitié de Jacques Mauduit, un compositeur parisien collaborateur de l’Académie de poésie et de musique fondée par Jean-Antoine de Baïf. Le huguenot Lejeune est condamné par les catholiques pour une Confession de foy signée de sa main, et emprisonné alors qu’il cherche à fuir Paris. Jacques Mauduit, catholique lui-même, réussit à le faire libérer, et à éviter que ses manuscrits non publiés soient jetés au feu.

 

Jacques Mauduit, 1557-1627
(image extraite du site Wikipédia)

Le roi est désormais Henri IV, premier Bourbon, protestant opportunément converti au catholicisme (on connaît sa phrase célèbre : « Paris vaut bien une messe »). Claudin Lejeune est nommé « Maître compositeur ordinaire de la musique de la Chambre du roi » à une date estimée entre 1594 et 1596. Le poste a été créé pour lui. Pour autant, il ne réside pas à Paris mais à La Rochelle, où ses protecteurs sont par exemple Agrippa d’Aubigné ou Odet de la Noue. La Rochelle était en ces temps une place protestante très sûre, refuge de nombreux huguenots, notamment des imprimeurs qui publieront le Dodécacorde, œuvre majeure de Lejeune, en 1598.

On pense qu’il est mort à Paris, puisque c’est là qu’il est enterré le 26 septembre 1600, au cimetière protestant de la Trinité. Ce cimetière a disparu en 1678.

 

Extrait du plan de Paris de Braun et Hogenberg, publié en 1572
(image extraite du site Wikipédia)

La sœur de Claudin Lejeune, Cécile, se chargera de faire publier l’ensemble de ses œuvres après sa mort. Elle et sa fille, Judith Mardo, feront précéder les volumes des dédicaces qui renseignent aujourd’hui sur les fréquentations de l’artiste.

 

Alors ces œuvres, quelles sont-elles ? 

Claudin Lejeune est auteur de musique sacrée : il compose une messe (Missa ad placitum) et plusieurs motets (chants religieux qui ne font pas partie du déroulé de la messe).

 

(image extraite du site Wikipédia)

Il a mis en musique une quantité extraordinaire de psaumes (des poèmes religieux qui composent toute une partie de la Bible), dont son recueil très connu : "Dodécacorde contenant douze pseaumes de David, mis en musique selon les douze modes, approuvez des meilleurs autheurs anciens et modernes, à 2, 3, 4, 5, 6 et 7 voix, par Claud. Le Jeune, compositeur de la musique de la Chambre du roy". Une réédition, en 1618, s'est permis une "correction" : "… sous lesquels ont été mis des paroles morales", et a remplacé les psaumes originaux par des paroles à la mode catholique.   


La Bibliothèque municipale de Valenciennes possède un exemplaire du Dodécacorde
qui a appartenu un temps à Edmond Membrée, autre compositeur valenciennois (1820-1882)


Enfin et surtout, Claudin Lejeune est l'auteur de centaines de chansons à plusieurs voix, quatre voix sont les plus classiques (soprano, alto, tenor, basse), ou bien "cinq, six, sept et huit parties".

Comme ce sont mes préférées, ce sont elles que je souhaite vous faire entendre. Il faut en effet entendre ce qu'il a écrit pour comprendre quelle était cette musique de la Renaissance, qui précéda la période baroque (Bach est né un siècle plus tard, en 1685). Claudin Lejeune s'est rendu célèbre par sa "musique mesurée" : tout comme les vers latins ou grecs qu'on psalmodiait avec des syllabes longues et des courtes, selon les voyelles utilisées, les chansons de Lejeune reprennent ce rythme long-court, qui les rend tellement modernes aujourd'hui. Le chapitre qui suit ("Si on chantait ?", posté ce même jour) propose quelques liens sonores. 


Aujourd’hui, que reste-t-il de Claudin Lejeune à Valenciennes ? On a donné son nom à un bâtiment de l’Université, sur le Mont Houy ; on l’a donné aussi à une rue, derrière le Jardin de la Rhônelle (il se partage le quartier avec Jean de Bonmarché, autre compositeur de la Renaissance) ; et une chorale porte son nom. Un article paru dans « La Presse de Valenciennes » le 28 décembre 1930, signé Ernest Laut, concluait sa présentation du musicien par ces mots – auxquels je souscris entièrement : « Valenciennes devrait lui élever une statue ».

 



[1] Voir « Claude Le Jeune (v. 1530-1600) Un compositeur entre Renaissance et baroque », par Isabelle His, Actes Sud, 2000.

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