vendredi 1 novembre 2024

Qui est cette célèbre artiste, oubliée dès avant son décès ?

« L’an mil huit cent quatre vingt seize, le neuf février à six heures du matin, acte de décès de : Julie Aimée Josèphe Vansteenkiste dite Dorus, âgée de quatre vingt dix ans, rentière, née à Valenciennes (nord), décédée en son domicile rue de Londres 7, hier soir à trois heures, fille de père et mère dont les noms ne nous sont pas indiqués. Veuve de Simon Victor Gras. Dressé par nous… etc. » 

(Archives de Paris)

C’est le décès d’une presque anonyme, d’une quasi inconnue, que l’on consigne dans le registre de la mairie du 9e arrondissement de Paris en ce mois d’hiver 1896. Les déclarants ont donné dans l’ultra-discret : la défunte est “rentière“, sans année de naissance, sans noms et prénoms de ses parents, et son défunt mari n’a pas de profession. Pourtant, ces déclarants la connaissent bien, puisque ce sont ses neveux : Hippolyte Rabaud, professeur au Conservatoire de musique, et Camille Gras, “pharmacien de première classe“. Ils devaient bien savoir, ces deux-là, que Julie Vansteenkiste-dite Dorus-veuve Gras était cinquante ans plus tôt l’une des plus grandes cantatrices soprano que la scène musicale européenne ait connues. L’équivalent, de nos jours, de Cecilia Bartoli, au moins ! On reste abasourdi devant l’inconsistance de la renommée. Celle de Julie Dorus-Gras semble être retournée en poussière bien avant son décès… 

Julie Vansteenkiste était née à Valenciennes, “rue de la Barre“ dit son acte de naissance, le 21 Fructidor An 13, soit le 8 septembre 1805. De sa mère, Catherine Lionnet, d’origine nancéienne, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’elle était la deuxième épouse de son père, Aimé Vansteenkiste, alors “professeur de musique“. Né en 1772 à Valenciennes (paroisse Notre-Dame de la Chaussée), Aimé Ghislain Vansteenkiste a exercé plusieurs métiers : il fut marchand graissier, il servit comme canonnier bourgeois durant le siège de 1793 (à l’âge de 21 ans), il s’enrôla dans les armées de Napoléon où il atteignit le grade de Lieutenant, il fut ensuite chef d’orchestre au théâtre de Valenciennes, directeur de la musique de la ville et c’est lui qui apprit la musique à deux de ses enfants, Julie et son frère Vincent (qui, flûtiste renommé, se fera appeler Louis Dorus). 
Un petit souci est que, si Julie est née en 1805 “rue de la Barre“, on devrait la trouver mentionnée lors du recensement de 1806. Mais ce n’est pas le cas. 


La jeune Victoire, 10 ans, est la fille aînée d’Aimé Vansteenkiste (“Emé“), née en 1795 de son premier mariage. Où est Julie, qui serait née l’année précédant ce recensement ? 

Au passage, autre question : pourquoi ces Vansteenkiste se font-ils appeler Dorus ? Pour le magazine Le Ménestrel, dans un article qui annonce le décès de Julie, il s’agit « du nom de sa mère, qu’elle avait adopté en prenant le théâtre ». Pas du tout. Le Grand Écho du Nord  reprend pour sa part une explication souvent donnée par les biographes : Aimé avait un oncle nommé Isidore, capitaine aux Canonniers, qui se faisait appeler Isidorus, d’où Dorus ; « trouvant son nom peu euphonique pour un musicien, [Aimé] prit le nom de Dorus porté par son parent le capitaine, et les autres membres de la famille en firent autant. » Mais le site Geneanet, par le travail d’un descendant des Vansteenkiste, indique que l’adoption du pseudonyme est bien antérieure : ce nom de Dorus était déjà porté par l’arrière-grand-père d’Aimé, Theodorus Vansteenkiste, 1677-1755, « bourgeois forain de Courtrai, fripier à Valenciennes ». 

Toutes les biographies de Julie s’accordent en tout cas sur un point : c’est son père qui lui a appris la musique. Et tous ses biographes – qui sont aussi bien souvent des hagiographes – s’émerveillent de son talent précoce et de la beauté de sa voix. Et en effet, ses premiers concerts donnés à Valenciennes font monter sa réputation jusqu’aux oreilles du Conseil municipal qui, dans sa séance de mai 1821, décide de lui accorder une bourse. 

(Archives municipales de Valenciennes)

Délibération 91 : Pension à Madelle Dorus Elève musicienne 
Melle Dorus née en cette ville d’un artiste musicien et qui a déjà du talent, ne pourrait se perfectionner par les soins de son père. 
Melle Dorus quoiqu’elle ne soit âgée que de 15 ans annonce des talents si extraordinaires que le Conseil désire la mettre en état de profiter de l’école des grands maîtres de Paris. 
Le Conseil se détermine à voter une pension annuelle de 600 francs pendant 3 ans. 

Dès 1822 la pension est montée à 800 francs : 

Délibération 80 : Pension de Melle Dorus Elève musicienne 
On voit au Budget précédent ce qui a motivé la pension de Melle Dorus, les progrès que fait cette infortunée et intéressante musicienne déterminent à lui continuer cette pension et à la porter à 800 francs parce qu’on n’a pu obtenir de la placer à moins à Paris et qu’il serait impossible à sa famille de fournir à ce supplement. 

Julie entre donc au Conservatoire à Paris, où elle obtient dès 1823 un premier prix de chant et un second prix de vocalisation. Ainsi, à dix-huit ans, elle se retrouve « attachée à la musique de la chapelle du roi » (le roi étant Louis XVIII), c’est-à-dire intégrée aux chœurs chargés de chanter les messes pour le roi. Mais elle tient, disent les biographes, à perfectionner sa technique en poursuivant ses études au Conservatoire. 

Elle fait ses débuts de chanteuse d’opéra à Bruxelles, au théâtre de la Monnaie ; c’est le succès mais un sérieux incident va précipiter son retour à Paris : elle fait partie de la distribution qui chante « La Muette de Portici » de Daniel Auber le 25 août 1830, avec le fameux air « Amour sacré de la patrie » dont le public s’empare en rugissant pour lancer tous les Belges dans une révolution qui les mènera à l’indépendance. On imagine l’émotion et la frayeur de la jeune Julie sur scène… 
Mais Paris l’attendait. Elle est aussitôt engagée à l’Opéra, situé alors rue Le Pelletier à Paris, où elle va enchaîner les rôles et les succès. Je vous fais grâce de la liste de ses rôles, année après année. J’ai trouvé plus amusant de vous présenter quelques-uns de ses costumes de scène : 





On n’a bien sûr pas d’enregistrements d’elle, et on ne connaît pas le son de sa voix. D’elle, on a des portraits (dessins, gravures, bustes), aujourd’hui précieusement gardés dans les musées et les collections privées. 

Portrait par Rochard, gravé par Riffaut, vers 1850
(sur le site de vente aux enchères www.enghien-svv.com)

Buste par Dantan le Jeune, vers 1836, musée Carnavalet à Paris

 
Buste en plâtre par Crauk, 1851, musée de Valenciennes

Cette œuvre a été commentée en son temps par un critique de L’Echo de la Frontière, dans un article qui mérite d’être mentionné : 

« Valenciennes, 18 août 1851. 
L’exposition faite à l’Hôtel-de-Ville des portraits, esquisses peintes et bustes envoyés à la Société d’agriculture pour former la Galerie valenciennoise, contient plusieurs œuvres remarquables. […] M. Gustave Crauck, aujourd’hui en loge, où il concourt pour le grand prix de Rome, a envoyé deux bustes : ceux de madame Dorus-Gras et de M. Abel de Pujol. C’était une bonne fortune pour l’artiste d’avoir à reproduire les traits aimables de notre grande cantatrice : A-t-il parfaitement réussi ? Nous en doutons. Pour qui connaît la finesse gracieuse des traits de notre concitoyenne, sa représentation laisse quelque chose à désirer. Les cheveux aussi sont trop plats et semblent avoir été mouillés. On sait toute la difficulté qu’il y a à rendre, par l’art plastique, les traits d’une femme, aussi faut-il tenir compte des obstacles que le jeune stagiaire a dû vaincre. » 

Figurine en "céramique Staffordshire", 1847, Victoria & Albert Museum à Londres

Cette figurine anglaise représente la cantatrice sous les traits de Lucia di Lammermoor (opéra de Donizetti), un de ses rôles préférés disent les biographes. C’est précisément à Londres, à Drury Lane en 1847, qu’elle a chanté ce rôle sous la direction de Berlioz, qui fut enthousiasmé par sa prestation. A l’époque elle avait quitté l’Opéra de Paris, excédée par les jalousies d’une certaine Rosine Stoltz, soprano comme elle. Elle reviendra à Londres en 1849, cette fois à Covent Garden, pour chanter – elle n’est pas rancunière – « La Muette de Portici ». 

Il faut dire, à ce sujet, qu’elle avait appris à maîtriser les incidents de scène. On dit qu’elle racontait volontiers, pour amuser ses amis, une représentation catastrophique de « Robert le Diable » où le décor s’effondrait par morceaux et où deux chanteurs disparurent inopinément dans un trou de trappe. 
Elle avait aussi appris, s’il fallait insister sur son professionnalisme, à remplacer au pied levé une collègue défaillante. Elle l’a fait deux fois : en 1841 pour remplacer Rosine Stoltz, malade, dans le rôle d’Anna de « Don Juan » (rôle appris en quelques jours, et notre Julie n’est décidément pas rancunière !), et en 1832 pour répondre aux supplications du compositeur Ferdinand Hérold qui voyait son opéra « Le Pré aux Clercs » privé de représentations à cause de la défection d’une diva (rôle appris en 48 heures, nous dit-on). 
Côté indiscrétions de coulisses, on apprend encore que Madame Dorus aimait, avant d’entrer en scène, dévorer des viandes froides qu’elle apportait au théâtre dans une boîte en fer blanc. Le plein de protéines, en quelque sorte. 

En avril 1833 à Paris, Julie épouse le premier violon de l’orchestre de l’Opéra de Paris, Victor Gras, prenant alors le nom de Gras-Dorus (et non Dorus-Gras comme nous l’appelons tous). Le couple restera sans enfant. 

Signature de Julie "Gras Dorus" (1857)
(sur le site de vente aux enchères ader-paris.fr)

Sur leurs vieux jours, ils éliront domicile à Etretat, station balnéaire alors très prisée des artistes en tout genre, où Louis Dorus (Vincent Vansteenkiste) possède déjà une villa. De nos jours existe d’ailleurs à Etretat une “rue Dorus“ (et une “rue Dorus-Gras“ à Valenciennes). Julie continuera, après le décès de son époux en 1876, de se rendre l’été à Etretat, demeurant à Paris l’hiver. 

Elle vécut une retraite tranquille, ayant eu soin, comme dit l’un de ses biographes, « sur ses appointements de l’Opéra […] de se ménager des ressources qui lui créèrent une situation indépendante » — d’où le qualificatif de “rentière“ de son acte de décès. Elle n’a jamais eu d’élèves, se refusant à se livrer au professorat (sa seule exception fut sa nièce Juliette). A ce propos, il faut quand même souligner que le Conseil municipal de Valenciennes, en 1821, nourrissait des arrière-pensées très intéressées lorsqu’il accorda sa pension à l’élève musicienne. J’ai coupé plus haut la délibération 91, en voici la fin : [Le Conseil] envisage surtout dans cette généreuse application des fonds de la commune l’expectative de procurer à cette ville une artiste capable d’instruire, ce qui manque absolument à cette ville. Vaine expectative, donc. 

A Paris, elle aimait se rendre au Salon des Artistes, comme celui où l’ont rencontrée les journalistes du Figaro, en 1886 : « Le jour du vernissage de cette année, nous l’avons aperçue, comme à chaque ouverture du Salon du reste, arpentant gaillardement les salles malgré ses soixante-treize ans, et s’arrêtant longtemps devant quelques toiles sur lesquelles elle s’exprimait en termes qui annonçaient un goût artistique très fin et expérimenté. Mme Dorus Gras est, en effet, une assidue des expositions de peinture. » 
Dans ce même article (cité par L'Echo de la Frontière, 14 septembre 1886) on trouve une allusion à sa surdité, un handicap dont je n’ai trouvé mention nulle part ailleurs : « Il y a tantôt une quarantaine d’années qu’elle a disparu du monde musical ; la surdité l’a obligée à quitter l’Opéra en plein succès… » 

Certes, le monde du silence est le monde de l’oubli pour une chanteuse. Même France Musique ignore aujourd’hui qui elle est, lorsqu’un chroniqueur nous invite à entendre déchiffrée pour la première fois une “cadence“ écrite à son nom sur un livre d’or. 

(site internet de France Musique Radio France)

Voici le lien : 

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/tendez-l-oreille/une-trouvaille-romantique-rendue-accessible-par-un-descendant-7126954 

« Donc j’ai feuilleté un peu, raconte le chroniqueur, et j’ai trouvé une cadence, composée exprès pour ce livre d’autographes en 1844, par une soprano belge, Julie Vansteenkiste, née en 1805, chanteuse à la Monnaie de Bruxelles et à l’Opéra de Paris. Cette nuit je l’ai jouée au piano et j’ai fait un petit montage pour intégrer cette cadence à l’opéra favori de cette Julie Vansteenkiste, « Lucia di Lamermoor ». Tendez l’oreille, donc, je vous fais entendre aujourd’hui une cadence oubliée de 1844. » (minutage : 03 : 42 à 04 : 21) 
Vanne-stenne-kiss-teu.

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Mes sources :
Le Ménestrel, journal de musique, édition du 8 mars 1896 (sur gallica.bnf.fr)
Le Grand Echo du Nord, article du 17 mai 1902 (sur gallica.bnf.fr)
Geneanet : arbre de Arnaud Aurejac
L'Echo de la Frontière, Bibliothèque municipale de Valenciennes
Revue du Nord, numéro de janvier 1896 (sur gallica.bnf.fr)

1 commentaire:

  1. J'ajoute aujourd'hui une source que j'ai négligée quand j'ai écrit mon article : la revue Valentiana, numéro 1, une biographie de Julie signée René Goube.

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