mercredi 10 mars 2021

Qui sont ces Landais qui viennent nous voir à pied ?

J’ouvre mon journal local (La Voix du Nord) daté du 14 mars 1964 à la page de Valenciennes et je lis :

Qui sont donc ces gens ?

 

Les téléspectateurs de la première heure (du temps de l’ORTF), se souviennent avec plaisir (parce que c’était rigolo) de l’émission « Intervilles » animée par les trois compères Simone Garnier (née en 1931), Guy Lux (1919-2003) et Léon Zitrone (1914-1995).


Le trio d'intervilles en 1987
(photo extraite du site Pinterest)
 

Intervilles était un jeu qui opposait deux villes, l’une du Sud, l’autre du Nord, au cours d’épreuves où il fallait sauter, plonger, ramper, courir et résoudre des énigmes… vous voyez le genre. Le « bouquet final » était une sorte de rodéo où s’affrontaient jeunes gens et jeunes vaches landaises – de nos jours les protecteurs des animaux crieraient au scandale ! – dans une sorte d’arène improvisée.

Quoi qu’il en soit, les deux premières villes à se tailler une renommée « intervilloise » furent, en 1962, Dax (dans les Landes, justement) et Saint-Amand-les-Eaux dont le maire, Maître Donnez, connut une célébrité nationale sous son diminutif de Jojo (pour Georges).


Les amuseurs aux vachettes aussi, acquirent une soudaine célébrité, au nombre desquels « Riri », de son vrai nom Louis Saget, né à Bordeaux en 1913. Son métier (lorsqu’il ne travaille pas à l’usine de foie de morue) : torero comique. Jouer avec les vachettes, c’est une vieille tradition en pays landais, tradition qui a séduit Guy Lux lorsqu’il préparait sa grande émission de télévision. Riri en a fait son métier, qu’on appelle « écarteur » dans les Landes.

 

Fin 1963, il lui vient une idée : à l’imitation de Fernandel dans le film « La Vache et le Prisonnier » (sorti en 1959), Riri décide de parcourir à pied les quelque 900 kilomètres qui séparent Dax de Saint-Amand-les-Eaux, accompagné d’une vache non pas landaise mais gentille et docile, qu’il appelle Thérèse (le prénom de sa femme !). Ce périple de Riri et Thérèse va être suivi par toute la presse française au fur et à mesure de l’avancée de l’itinéraire, et par des foules amusées et admiratives de l’exploit. A chaque étape, Thérèse se laisse caresser et Riri signe des cartes postales, qu’il met en vente pour couvrir les frais de gîte et de couvert.

Le 18 décembre 1963, Riri part donc de Dax, rejoint Bordeaux, Angoulême, Poitiers, Tours… en réalité les étapes sont très courtes, une vingtaine de kilomètres par jour. La traversée de Paris s’effectue sous le regard effaré de la maréchaussée, mais sans encombre. Et le 15 mars 1964, c’est l’arrivée triomphale à Saint-Amand, avec accueil par le maire, les flonflons de l’harmonie municipale et… une pluie diluvienne !

 

Bien sûr, Riri et Thérèse sont passés la veille par Valenciennes. Ils se sont montrés au marché, et le clown écarteur a signé ses cartes postales « chez Rémi, électricien, rue de la Poste ». Je laisse « La Voix du Nord » raconter l’étape :

Nous avons rencontré Riri hier à Valenciennes [vendredi 13 mars]. Il se trouvait au café du « Phénix », chez M. Gaston Cantegrit, un Dacquois qu’il connaît bien. Riri travaillait autrefois chez le père de M. Cantegrit, un « ganadero », c’est-à-dire un éleveur de bêtes sauvages espagnoles ou portugaises que l’on entraîne pour les combats. Ils se sont retrouvés avec la joie que l’on devine. Riri a passé la nuit dernière au « Phénix » tandis que Thérèse était confortablement installée dans une remise du Modern-Hôtel, rue de Lille, où M. Monchecourt, propriétaire de l’établissement, avait aménagé une étable pour que son « invitée » puisse se reposer dans les meilleures conditions.

 

Riri et Thérèse au café "Le Phénix" à Valenciennes
(photo La Voix du Nord, 1964)

Qu'est-il resté de l'exploit ? Juste un souvenir très sympathique. Trois mois de marche à pied pour la vache et son « écarteur », rien que pour relever le défi, pour l’amitié entre deux villes, pour le plaisir de se rendre visite.

Louis Saget dit Riri est mort à Bayonne en 1996.

lundi 8 mars 2021

Quel est cet hôpital qui ne soignera plus jamais ?

(image Royal Hotel sur le site 7sur7.be)

Ces dernières années, de pharaoniques travaux ont remis sur le devant de la scène l’Hôpital général de Valenciennes, l’un des rares bâtiments de la ville (ils sont sept [1]) classé Monument Historique. Le but de ces travaux était de transformer une bâtisse destinée aux pauvres et aux indigents en hôtel de luxe accessible aux seuls riches. C’est une pratique courante dans notre région du Nord, où les municipalités n’ont pas les moyens d’entretenir le patrimoine ancien que les guerres n’ont pas ratissé : elles confient ce soin à un investisseur privé. Soit. C’est la Financière Vauban, une société belge dirigée par Xavier Lucas, qui s’est offert le chantier, la facture se montant à 70 millions d’euros et la durée des travaux se trouvant continuellement rallongée devant des problèmes techniques surgissant sans fin… un vrai feuilleton ! Mais Monsieur Lucas a fait face, y compris lorsque son partenaire chargé de gérer l’hôtel (le groupe SLIH) a jeté l’éponge, et il a réellement rendu aux Valenciennois la fierté de posséder un tel bâtiment en ville.

Bienvenue donc désormais au « Royal Hainaut Spa & Resort Hotel », un nom qu’un anglophone lambda comprend aussi bien qu’un ch’ti. Sa nouvelle vie, qu’on lui souhaite longue, a été inaugurée au printemps 2019. Une étape de plus dans une existence municipale déjà bien chargée.

Xavier Lucas (photo personnelle).
L'architecte chargé de la rénovation était Franck Dechaumes, du cabinet Maes.

(image extraite de "Valentiana" n° 8)

 

Tout commence en 1751, lorsque Louis XV délivre des « Lettres patentes » autorisant la construction d’un hôpital de la Charité en ville, pour y accueillir les mendiants, les indigents, les infirmes, les vieux sans ressources et les enfants abandonnés. En France, c’est Louis XIV qui, en 1662, avait décidé que « toutes les villes et les gros bourgs du royaume » possèderaient un hôpital général pour y rassembler tous ceux qui vivaient sans ressources. Mais Valenciennes, alors, n’était pas française, et plus tard, il a fallu convaincre le Magistrat (la municipalité) de renoncer à sa prérogative de s’occuper de ses pauvres sans intermédiaire.


Sur le plan de 1767, à droite, l'Hôpital général a pris toute sa place entre rempart et Escaut,
dans le quartier des casernes (document personnel).

L’emplacement est choisi, dans le quartier nord, près des casernes, le long d'un bras de l’Escaut ; les quelques couvents et habitations qui s’y trouvent, sont expropriés ; le financement est décidé, les frais étant couverts par un impôt de 2 liards (un quart de sou) par pot de bière (un pot égale quatre pintes) consommée dans tous les cabarets du Hainaut français ; les architectes présentent leur projet : Pierre Contant d’Ivry [2] dessine (croit-on) le premier plan dès 1750, et contresigne en 1751 le plan définitif du valenciennois Charles-Toussaint Havez, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de la province du Hainaut. Et l’entrepreneur Jean Coquelet – 270 ans avant Xavier Lucas – s’attelle au chantier pour se cogner, lui aussi, à bien des difficultés, à commencer par la nature du sol (les terrains sont « tendres » et nécessitent des fondations en « bois de chêne en grume ») et l’approvisionnement en matériaux, pierre bleue de Bavay et pierre blanche de Bouchain.


Pierre Contant d'Ivry
(image extraite du site Wikipédia.fr)

La façade en travaux, et après travaux (photos personnelles)

 

C’est que le bâtiment est monstrueusement grand. C’est un quadrilatère de 70 mètres de profondeur et 50 mètres de façade, délimité par quatre corps de bâtiments de 20 mètres de large, avec des murs de 1,20 à 1,80 mètre d’épaisseur qui délimitent des salles reliées par des couloirs de 160 à 170 mètres de long, sous 450 voûtes ; le toit de 11.000 m2 est tout en ardoise, les deux étages comptent 360 fenêtres, et face au porche d’entrée se trouve une chapelle avec tribune à l’étage et clocher carré flanqué de quatre pots-à-feu « à la Pompadour ». 

 


Aujourd'hui l'entrée de la chapelle se trouve sous une immense verrière
(photo extraite du site de la Financière Vauban)


Sur place, l’entrepreneur travaille avec l’architecte valenciennois Gillet. Il embauche 14 maçons, 3 tailleurs de grès, 6 tailleurs de pierre blanche, 12 tailleurs de pierre bleue, 25 menuisiers, 10 couvreurs d’ardoises et de tuiles, 10 chaudronniers, 10 cordiers, 8 corroyeurs, 5 plombiers, 11 peintres et 13 vitriers !

La conception du bâtiment fait aujourd’hui encore l’admiration des architectes. La distribution intérieure est basée sur un module carré de 4,30 mètres de côté, répété ad libitum, permettant de créer des salles de tailles diverses marquées par des rangées de piliers. L’ensemble s’articule autour de trois cours : la cour centrale, aujourd’hui entrée de l’hôtel ; la cour « des cuisines » à l’est (aujourd’hui elle sert de « patio » aux bureaux de Valenciennes-Métropole) ; et tout au nord, une petite cour que borde le bâtiment réservé à l’époque aux « insensés ».

 

 

Qui soigne-t-on dans cet hôpital ? Avant la Révolution, personne. L’hôpital général – où qu’il se trouve en France – n’est pas destiné à soigner mais à rassembler en un seul lieu tous les habitants qui ne peuvent pas gagner leur vie. A l’hôpital, ils sont logés et nourris. S’ils sont « insensés », infirmes ou impotents, ils sont ainsi enfermés et empêchés d’aller mendier en ville. Si ce sont des enfants (orphelins, enfants trouvés ou abandonnés), ils sont scolarisés sur place et formés à un métier. S’ils sont adultes et valides, ils sont obligés de travailler soit en ville, soit dans des ateliers installés dans les caves. Les documents citent « 22 ouvroirs (ateliers) contenant 88 outils de la mulquinerie, l’ouvroir des cordonniers et des savetiers, deux ouvroirs à peigner et à farder la laine, quatre ouvroirs qui contiennent 80 outils à fabriquer des différentes étoffes, un ouvroir pour 80 personnes à filer la laine, l’ouvroir des tailleurs, quatre ouvroirs contenant 36 outils à fabriquer de la grosse toile » [3].

 

Après les bruyants ateliers, les caves abritent désormais un Spa et une piscine
(photos extraites du site du CSPV)
 

L’hôpital de Valenciennes peut recevoir 100 enfants des deux sexes, originaires moitié de Valenciennes, moitié du Hainaut ; 30 cellules sont réservées aux « insensés » et 12 logements aux femmes de mauvaise vie condamnées par les juges ; le quartier des hommes comprend 14 dortoirs et 2 salles pouvant contenir 452 lits pour 904 personnes ; le quartier des femmes dispose de 8 dortoirs et de 2 salles avec 440 lits pour 880 personnes. Au total, l’Hôpital de la Charité, comme on l’appelle, peut accueillir 1.784 personnes : c’est deux fois plus que les autres établissements de ce genre en France.

L’établissement est confié à 13 administrateurs : deux sont nommés « de droit », c’est le prévôt et le procureur syndic ; les onze autres sont élus, dont deux parmi les échevins. Ils sont élus pour six ans, renouvelables par moitié tous les trois ans. Tout ce petit monde est placé sous la tutelle de l’Intendant, représentant le roi. Pour s’assurer du bon fonctionnement de l’hôpital, les administrateurs se succèdent en qualité de « directeur du mois ». Le président du mois doit « maintenir pendant le dit temps l’ordre dans la maison, y veiller à la police et avoir soin que le service s’y fasse exactement. » [4]

 

L’établissement est inauguré en 1767, mais sa construction se poursuit jusqu’en 1774, date de l’achèvement de la chapelle. Cette chapelle était une œuvre d’art à elle toute seule, « seul édifice religieux de Valenciennes à nous être parvenu intact depuis le XVIIIe siècle », écrit le Comité de Sauvegarde du Patrimoine Valenciennois (CSPV). L’intérieur présente une nef voûtée en berceau et un chœur également couvert d’une voûte. La nef est séparée de ses deux bas-côtés par un mur percé d’arcades au rez-de-chaussée et d’ouvertures rectangulaires pour les tribunes où s’installaient, pour suivre la messe, les pensionnaires invalides.

 

A gauche, la chapelle telle que nous ne la connaîtrons plus (photo extraite du livre
"Valenciennes Les Canonniers", éditions Norma).
A droite, place aux nourritures terrestres ! (photo extraite du site de la Financière Vauban)

En 2005, le centre hospitalier alors propriétaire des lieux, cherchant de l’argent pour financer d’autres travaux, a eu la mauvaise idée de vouloir vendre aux enchères tout le mobilier restant dans les bâtiments, y compris les objets d’art de la chapelle. Frisson d’effroi à la municipalité, qui a immédiatement mis un coup d’arrêt à cette initiative – laquelle était du reste illégale puisque, l’Hôpital général ayant été classé Monument historique en 1945, tout ce qu’il contient est propriété de l’Etat.

 

En 1793, les Autrichiens font le siège de Valenciennes pendant 42 jours. Ils ne se contentent pas de priver la ville de tout ravitaillement, ils la bombardent aussi abondamment. La population trouve refuge dans les caves de l’Hôpital général, dont les murs portent encore les traces des boulets de canon.

 

Les "cicatrices" de 1793 sur le mur qui longe
l'ancien bras de l'Escaut
(photo personnelle)


Deuxième occupation de la ville de 1816 à 1818, par les Anglais cette fois, dont 4.000 soldats sont logés à l’Hôpital général (on envoie les pensionnaires à Lille pour faire de la place) parce que les casernes voisines ne sont pas assez vastes.

Dès 1825, Desfontaines de Preux dans son « Précis historique et statistique sur la ville de Valenciennes », écrit : « L’usage de cet immense édifice étant restreint aux seuls besoins de Valenciennes, et sa réparation étant devenue une charge onéreuse pour l’administration des pauvres, il est à craindre qu’il n’avance rapidement vers sa décadence, ce qui ferait désirer que le gouvernement se chargeât d’en faire un grand établissement civil ou militaire. Ce serait le moyen le plus certain d’en assurer la conservation. »

En 1831, toute une aile est transformée en hôpital militaire ; elle le restera jusqu’en 1894, et accueillera en 1870 les rescapés de la défaite de Sedan.

Pendant la guerre 1914-1918, Valenciennes vit sous le joug allemand. Les caves de l’Hôpital général servent de prisons pour les civils.

En mai 1940, toute la toiture du bâtiment brûle, victime du grand incendie qui a détruit une partie de la ville. La charpente étant partie en fumée, on pose alors un toit « plat ». 

 

(photo aérienne Bocquet prise en 2014)
La Financière Vauban a refait toute la toiture selon le modèle original.

 

Devenu hôpital gériatrique puis Ehpad, géré par le Centre hospitalier de Valenciennes qui l’abandonne en 2009, il trouve en 2002, en partie, une nouvelle affectation : la communauté d’agglomérations de Valenciennes-Métropole installe ses bureaux dans les ailes qui jouxtent la « cour des cuisines ». Et, à la demande de Jean-Louis Borloo, l’hôpital est rebaptisé « Hôtel du Hainaut », un nom à la consonance nettement moins médicale.

Enfin, en 2011, le Centre hospitalier arrive à se débarrasser de ce qui était pour lui un fardeau financier insupportable : le bâtiment est vendu à la Financière Vauban. Au bout de plusieurs années de travaux, l’ensemble bâti au XVIIIe siècle accueille au XXIe siècle 161 appartements destinés aux particuliers, et un hôtel 4 étoiles de 79 chambres et suites, avec restaurants, Spa, piscine et club de jazz. 


Peut-être le directeur des lieux aura-t-il l’idée d’organiser quelques « événements », dans sa cour magistrale, pour y attirer les foules ? Voici quelques exemples d’autrefois : 

En 1834, la Société des Incas [5] choisit l’Hôpital général comme point de départ de son défilé pour clore le carnaval.

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

En 1787, c’est un aérostier, Jean-Pierre Blanchard, qui fait décoller cinq ballons depuis la cour centrale de l’hôpital, « quatre de 500 pieds cubes et le cinquième de 1350 ; ce dernier est garni d’une soupape et d’un parachute capable de soutenir quatre personnes, » raconte Gabriel Hécart [6]. C’était sa 23e ascension.

 

En 1824, Blanchard fait des émules :

 

("Les Petites Affiches", 11 septembre 1824. Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Aujourd’hui, si tous les appartements sont occupés, la pandémie due au coronavirus a obligé l’hôtel à fermer ses portes. Je ne voudrais pas parler de « poisse », mais peut-être le long feuilleton de notre plus gros Monument historique n’est-il pas terminé…



[1] Sept bâtiments sont « classés » monuments historiques, les autres sont simplement « inscrits ».

[2] Pierre Contant (1698-1777) est également l’auteur de l’église Saint-Wasnon de Condé-sur-Escaut, et de la Grande Abbaye Saint-Vaast d’Arras.

[3] Cité par Olivier Ryckebusch in« La cité sociale : les hôpitaux généraux des provinces septentrionales françaises au siècle des Lumières », Université Charles de Gaulle, Lille, 2014.

[4] Cité par Olivier Ryckebusch, op. cit.

[5] Voir dans ce blog mon article « Qui sont ces emplumés qui paradaient dans les rues ? » daté de mai 2017.

[6] « Les Petites Affiches » du 14 mars 1827.

dimanche 14 février 2021

Qu'est-il advenu du royal filleul ?

Comme je le racontais en décembre dernier, Louis XV s’est rendu en visite à Valenciennes du 4 au 11 mai 1744. Précisément, ce 4 mai 1744, naît au foyer de Nicolas Lejuste, marchand orfèvre rue Saint-Géry à Valenciennes, un petit garçon qui va connaître un destin peu banal.

Les Lejuste (ou Le Juste) sont une famille très nombreuse et très ancienne de Valenciennes. Un généalogiste (G. de Wailly, sur le site Geneanet) a remonté tous les échelons de leur ascendance jusqu’aux années 1400, croisant en chemin des brasseurs, des drapiers, beaucoup d’échevins et, pour ce qui concerne Nicolas, toute une lignée d’ancêtres déjà orfèvres avant lui, le premier, Adrien Le Juste, apparaissant vers 1540.

Le petit garçon, qui donc pousse son premier cri au moment même où Louis XV pose le pied pour la première fois sur notre sol, sera gratifié d’un cadeau qui ne se refuse pas : il sera le filleul du roi.

 

Le 6 mai 1744, le baptême a lieu en présence de la marraine, la marquise de Cernais (née en 1710 à Gand, décédée en 1756 à Raismes, elle était l’épouse de François-Marie Le Danois, natif de Valenciennes, l’un des premiers actionnaires de la Compagnie des mines d’Anzin), tandis que le royal parrain se fait représenter par son Gouverneur de notre province, le Duc de Boufflers (1706-1747).

 

Etat-civil de Valenciennes, Archives départementales du Nord

Le curé de Saint-Géry est tellement ému de se trouver en telle haute et noble compagnie qu’il oublie la moitié des titres du Duc, lequel les lui fait ajouter dans les interlignes comme il l’explique dans la marge : « Les interlignes sont de moÿ pour m’avoir été dictées les qualités de Mr le duc de Boufler ». Sous les signatures des grands personnages, celle du papa, tout en volutes, ne manque pas de panache !

 


 

Le jeune Louis Lejuste est le troisième enfant de la famille, après sa sœur Bonne Marguerite, née en 1739, et son frère Bon Louis, né en 1741 (Bon et Bonne sont des prénoms courants chez les Lejuste).

Sa petite enfance commence mal, puisqu’il n’a que cinq mois lorsque sa mère, Anne Carboneau, meurt, le 21 octobre 1744, à l’âge de 30 ans. Nicolas ne s’est pas remarié, et j’ignore à qui il a confié le soin de ses trois jeunes enfants ; mais il avait deux sœurs religieuses, dont l’une, Marie-Joachim, était béguine, et vivra sous le même toit que son neveu Louis après la Révolution ; j’imagine, ça ne mange pas de pain, que des liens familiaux serrés s’étaient créés entre eux à la disparition d’Anne Carboneau…

 

C’est un homme dans la force de l’âge que l’on retrouve ensuite au fil des documents de l’époque. Il est par exemple présent à l’ouverture du testament du père de Saly, le 28 décembre 1776, en remplacement de son père absent. Le sculpteur Jacques Saly et l’orfèvre Nicolas Lejuste étaient en effet de grands amis. C’est du moins ce que le père de l’artiste affirme dans son testament [1] : « … le surplus de mesdits jettons (des « jettons à jouer » en argent) je les donne et lègue à M. Lejuste chanoine de Saint-Géry de cette ville, pour la peine que je le prie de se donner pour l’exécution de ma volonté dernière, et pour la bonne amitié qui a toujours régné entre mondit fils et mondit sieur Lejuste, et les services qu’il nous a rendus et me rend particulièrement. »

Bien sûr, comme moi vous vous interrogez : c’est qui ce chanoine ? Vérification faite, c’est bien notre Nicolas. Après son veuvage il a rejoint le « chapitre royal et collégial de Saint-Géry » en qualité de chanoine, il y restera jusqu’à sa mort en 1790. Louis est donc le fils du chanoine – sachant qu’à l’époque, on peut être chanoine et rester laïc, sans devenir obligatoirement prêtre.

Le vieux monsieur Saly (il a 92 ans), dans son testament, poursuit : « Je le prie (Nicolas Lejuste) d’accepter ma tabattière d’or enrichie du portrait de Louis quinze, et le portrait de mond. Fils, peint en busque, grand comme nature, desquels tabatière et portrait, je lui fais don et leg. » Sur Geneanet, G. de Wailly pensait que c’était Louis XV qui avait donné au jeune Louis son filleul cette « boite d’or avec son portrait ». On voit que le cadeau du parrain a dû être autre, mais on n’en a pas gardé la trace.


Monsieur Saly poursuit encore : « Je dénomme pour mon exécuteur testamentaire mondit sieur Lejuste, avec pouvoir de sasûmer qui bon lui semblera pour vacquer ainsy qu’il appartiendra aux frais de ma succession. »

Mais, en cette fin décembre 1776, Nicolas Lejuste le chanoine est absent de Valenciennes, pour une raison qui ne nous est pas donnée. Son fils Louis, qui est alors « avocat en Parlement », prend l’affaire en main et demande au Magistrat (la municipalité) la permission de remplacer son père : « il croyoit nécessaire qu’en l’absence actuelle de sondit père, quelqu’un soit autorisé à exécuter les volontés dudit sieur Saly et à remplir ses intentions les plus pressantes ; étant naturel que le fils remplace le père, le Suppliant requéroit qu’il plut à mesdits sieurs l’autoriser, aux fins susdites, jusqu’à ce que son père soit de retour [2], » tout cela enrobé de toutes les formules juridiques qu’on puisse imaginer. Bien sûr, la permission est accordée.

 

Pour suivre l’ascension sociale de Louis Lejuste, je dois ici ouvrir une grande parenthèse sur l’organisation de la ville de Valenciennes dans l’Ancien Régime. C’est une organisation en mille-feuilles, avec au sommet la Prévôté-le-Comte : une justice royale composée d’un Prévôt-le-Comte, d’un Lieutenant général, de quatre Conseillers et d’un Procureur du Roi ; juste en-dessous se trouve le Magistrat avec son Prévôt, son Lieutenant et douze Échevins, nommés tous les ans par le Gouverneur de la ville et par l’Intendant de la province ; ce Magistrat nomme à son tour, tous les ans, les membres du Magistrat de la Halle basse : un Prévôt, un Mayeur, treize Échevins, et vingt hommes qui décident de tout ce qui regarde la draperie (car, avant d’être minière, Valenciennes était drapière). A côté de ces trois échelons, pour ce qui ne concerne pas la justice, on trouve le Conseil particulier composé du Magistrat et de vingt-cinq bourgeois ; et le grand Conseil, composé de deux cents personnes, convoqué par le Magistrat de la ville pour des cas exceptionnels [3]. Fin de la parenthèse.

 

Ainsi dans l’Almanach de Valenciennes de 1786, nous trouvons notre Louis Lejuste, « avocat au Parlement », nommé échevin membre du « Magistrat créé le 17 novembre 1784 et installé le lendemain par M. de Meilhan, Intendant de la Province », avec M. de Pujol comme Prévôt. Louis est également nommé « commissaire aux affaires du mois de septembre ». Le même Magistrat officie toujours en 1787 (il n’est donc pas nommé tous les ans ?), et Louis est toujours aux affaires du mois de septembre. Il figure encore dans le Calendrier de la Ville de Valenciennes de 1790, échevin dans le « Magistrat nommé par le Roi sur la présentation faite à Sa Majesté par le grand Conseil représentant la Commune de Valenciennes et installé le 27 novembre 1789 », le Prévôt étant M. Lehardy ; cette fois Louis est « commissaire au parc au charbon ». Au Grand Conseil, justement, il est remplacé par « Delafontaine, dit Wicart, apothicaire, élu pour remplacer M. Lejuste, échevin » [4].

 

Des documents variés permettent de croiser Louis Lejuste dans l’exercice de ses fonctions, mais aussi de comprendre qu’il prend du galon. 

Premier exemple, le 21 juin 1790 il demande qu’on statue sur le prix des viandes et sur le montant de leurs taxes, tant pour ce qui concerne les « forts bouchers » (bœuf, veau, mouton et porc) que les « petits bouchers » (vache, veau, brebis et porc) [5] ; sa requête est signée « Me Louis Lejuste, avocat au parlement, juré échevin et lieutenant-prévôt-le-comte établi par la loi », il a donc grimpé presque tout en haut du mille-feuilles.

De même, le 19 avril 1794 il demande que soit affichée partout en ville l’ordonnance « de Messieurs du Magistrat de la ville de Valenciennes, portant rétablissement des octrois » [6] (ils avaient été supprimés l’été 1789, postes vandalisés et registres détruits à Valenciennes), et à nouveau la requête est signée de « Me Louis Lejuste, avocat en Parlement, juré-échevin, Lieutenant-Prévôt-le-Comte établi par la loi ».

Le 31 décembre 1793, on trouve sa signature sur un registre d’état-civil de l’église Notre-Dame-la-Grande, qu’il paraphe a posteriori en sa qualité de « avocat de parlement, juré et échevin de la ville de Valenciennes » :

 

Etat-civil de Valenciennes, Archives départementales du Nord

Faisons une pause ici encore, pour exposer la situation. Le 30 juillet 1793, les Autrichiens prennent Valenciennes après un siège interminable. Ils vont y rester un an (jusqu’au 27 août 1794), la ville étant administrée par ce qu’on appelle la Jointe. Celle-ci nomme un « Magistrat obligé », dont Louis Lejuste fait partie à l’évidence puisqu’il signe plusieurs documents. Ces édiles vont être traqués par les Révolutionnaires après le départ des Autrichiens, dépouillés de tous leurs biens et massivement jetés en prison. La plupart vont bien entendu s’enfuir et trouver refuge hors des frontières, aux Pays-Bas, en Allemagne… Ils seront inscrits sur des listes « d’émigrés », autrement dit de « traitres à la République », et gare à eux si on les attrape, c’est la guillotine assurée.

Par ailleurs, à partir de mars 1793 le pays de Hainaut est considéré comme territoire français, et prend le nom de Département de Jemmappes. Réoccupé par les Autrichiens le 2 avril 1793, il est reconquis le 26 juin 1794 par les Français. Et ce n’est pas sans conséquence sur la vie des frontaliers de l’époque.

 

En 1791, Louis Lejuste habite Valenciennes. Il vit dans la maison familiale, 15 rue de l’Ormerie (rue St-Géry) où vivait déjà son arrière-grand-père en 1686 ; il en est propriétaire ; avec lui vivent sa sœur Bonne Marguerite, une servante, et une vieille dame de 81 ans que le recenseur note « nourrie par Le Juste ».

Le 17 juin 1794, il obtient un passeport pour quitter Valenciennes. Avec sa sœur, il trouve à se loger à Grand-Quévy, « département de Jemmappes », un territoire que les Français viennent de reprendre aux Autrichiens. Il y reste jusqu’au 23 août 1797, date à laquelle il s’installe à Obourg (ma carte est contemporaine, oubliez bien sûr les autoroutes !).


Google Maps

C’est à Obourg qu’il est arrêté, le 23 novembre 1798, en tant que prévenu d’émigration. Il est interrogé à Mons puis emprisonné à Douai. Sa sœur va alors remuer ciel et terre pour le faire libérer.

De l’amas de correspondances échangées au long la procédure qui dura plusieurs années [7], il ressort que Louis Lejuste souffrait « d’asthme convulsif », pour lequel il s’est fait soigner dès le début 1797. Il ressort aussi qu’il avait « l’esprit aliéné », qu’il était dans un état de « fatuité » (c’est-à-dire d’imbécillité) allant jusqu’à la démence. On apprend également qu’il a été inscrit une première fois sur la liste des émigrés dès 1793, mais avec une adresse de domicile erronée, qu’il en a donc été radié, mais réinscrit après son arrestation ! 

Sa sœur fait valoir que jamais ni elle ni son frère n’ont émigré puisqu’ils sont toujours restés sur le territoire français ; que son frère ne peut rester emprisonné vu l’état de démence dans lequel il se trouve, mais qu’elle souhaite le garder sous sa responsabilité ; qu’enfin, n’ayant jamais émigré, ils sont en droit de recouvrer tous les biens qu’on leur a confisqués.

De citoyen en citoyen et de salut en fraternité, l’ultime décision arrive enfin : « … déclarons que l’inscription du nom de Louis Lejuste ex-échevin de Valenciennes est nulle et non avenue, arrêtons en conséquence qu’il sera mis en liberté et rendu à sa famille… ». Le cauchemar prend fin en mars 1800.

 

Le recensement de l’an 13 (1804-05) montre que les Lejuste, frère et sœur, vivent rue de la Viewarde, avec une servante et la tante Marie-Joachim Lejuste, 82 ans, ex-béguine indique le recenseur qui n’a pas bien compris son prénom : Juacine.

C’est dans cette maison que Louis va rendre son dernier soupir, le 22 janvier 1805, âgé de 60 ans. Il n’est rien, sur son acte de décès, ni ex-avocat, ni ex-échevin, ni ex-lieutenant-prévôt-le-comte. Ni bien sûr royal filleul. Il n’est plus rien.



[1] Testament reproduit dans le livre d’Henri Jouin sur Jacques Saly, paru en 1896.

[2] Henri Jouin, op. cit.

[3] Article « Valenciennes » in Le grand vocabulaire français (1773).

[4] En cela je comprends mal une remarque de Philippe Guignet, dans l’Histoire de Valenciennes éditée par Henri Platelle ; il écrit page 165 : « … une liste de personnalités fut établie et présentée au roi qui fit choix d’un nouveau Magistrat, le dernier que la ville ait connu. Il n’est pas dépourvu de signification que parmi les quatre familles nouvelles qui y apparaissent en novembre 1789 … le quatrième nouveau venu, un avocat au Parlement, est le fils d’un marchand orfèvre. » Lejuste n’est nullement un nouveau venu.

[5] Cité par Le Courrier du Nord du 30 juillet 1862.

[6] Le Courrier de Belgique, 17 avril 1794.

[7] Le dossier complet se trouve aux Archives départementales du Nord, cotes L1199 et M131.