Leopold Mozart est, dans son genre, un génie. Non seulement
il a donné le jour à une fille virtuose (Nannerl) et à un fils prodigieux
(Wolfgang), non seulement il s’est mué en manager très efficace pour faire
connaître le talent de ses enfants en organisant de grandes tournées
internationales, mais de plus il écrivait beaucoup. Ses lettres, quasi
quotidiennes, à son logeur et ami resté à Salzbourg, sont une mine de
renseignements sur ses voyages. En outre il a noté jour par jour, à la main,
les noms de tous ceux qu’il rencontrait et de tous les lieux qu’il visitait. Et
ces notes sont un trésor !
On sait ainsi qu’au cours de l’un de ses déplacements, il
s’est arrêté une nuit à Valenciennes. Il l’écrit à son ami de Salzbourg, dans
une lettre datée du 16 mai 1766[1] :
Monsieur !
… Nous sommes passés
par Malines (depuis Anvers) où
nous avons rendu visite à notre vieil ami monseigneur l’Archevêque, puis par
Bruxelles où nous n’avons fait halte qu’une journée (du 8 au 9 mai 1766) et en sommes repartis le matin à 9 heures
par la poste, pour arriver à Valenciennes le soir à 7 heures et demie. A
Bruxelles nous avons acheté quelques dentelles pour notre usage personnel, et à
Valenciennes un peu de batiste ou de toile de Cambrai, une pièce unie et une
pièce à fleurs. A Valenciennes, j’ai admiré l’horloge artistique de l’hôtel de
ville, et à Cambrai le monument funéraire du grand Fénelon et son buste de
marbre ; … Nous sommes ensuite partis pour Paris sans nous arrêter …
Voici donc la famille Mozart à Valenciennes pour la nuit du
9 au 10 mai 1766. Leopold note sur son carnet :
Autographe de Leopold Mozart, Reiseaufzeichnungen 1763-1771 sur le site zeno.org |
Il note qu’il a rencontré Mr Graeb, maître de la Chapelle
Royale (que l’éditeur de la Correspondance ne sait pas identifier[2]), et une
dame que l’éditeur identifie comme Madame de Geoffrin, qui tenait salon rue
Saint-Honoré à Paris. Voilà qui mérite quelques explications et remises en
ordre.
Monsieur Graeb, c’est Emmanuel Graeb, né à Valenciennes le
22 juin 1714. Il est le fils d’un « musicien de l’évêque de Liège »,
et musicien lui-même. A vrai dire, sur tous les actes de naissance de ses
nombreux enfants, il est qualifié de « marchand », résidant
« rue sur la place ». Mais à partir de 1762 on le trouve mentionné en
tant que musicien. En 1762 il est maître de musique de la chapelle Saint-Pierre
et tente de vendre dix messes de sa composition « dans le goût
moderne ». En 1774, le chapitre de la cathédrale de Cambrai lui commande
six messes en sa qualité de « phonascus », c’est-à-dire maître de
musique. En 1791, son compte pour son travail en tant que « maître de
musique et contrôleur de la chapelle St-Pierre » s’élève à 147 livres[3]. Bref,
pas de doute, Emmanuel Graeb était une personnalité du monde musical de cette
époque : la chapelle Saint-Pierre était une institution dépendant
directement du magistrat, c’est-à-dire du conseil municipal.
De là à avancer, comme Philippe Perlot[4], que
« ce fut Graëb qui reçut Léopold et Wolfgang Amadeus Mozart à
Valenciennes » et que « la vie musicale à Valenciennes présentait
assez d’intérêt pour attirer des talents venus d’ailleurs », il y a un pas
que j’hésite à franchir.
Car les Mozart sont venus plusieurs fois à Valenciennes,
sans s’y arrêter : c’était juste une ville-étape entre Bruxelles et Paris,
un trajet qu’ils ont effectué à plusieurs reprises. Leopold raconte tout cela
dans sa correspondance, en entrant dans des détails cocasses, par exemple en
octobre 1763[5] :
A Cologne et Bonn …
commençaient les stüber, busch et mark d’Aix, et généralement les Reichsthaler
et patagons, puis les schillings, etc. A Liège s’y ajoutèrent les sous. Et ici,
tout ceci ne vaut rien. Il faut avoir d’autres sous, les escalins, les florins
brabançons et les plaquettes dont une vaut 3 escalins et demi, etc. Il est
impossible de dire combien on perd ici et là. Et dès que nous passons
Valenciennes, on change encore de monnaie ; on n’utilise plus que des
louis d’or, Federthaler et sous français, de sorte que je ne sais pas parfois
comment noter mes dépenses.
Ou bien, en décembre 1763[6] :
La route de Bruxelles
à Paris est étonnamment chère. De Bruxelles à Valenciennes, les postes sont
brabançonnes et l’on paye pour chaque cheval 3 escalins ou 45 kr allemands. Par
contre, elles ne sont guère de plus de 2 heures. Dès qu’on est à Valenciennes,
il faut prendre 6 chevaux, il n’y a pas à discuter.
D’ailleurs, soit dit au passage, toute la correspondance de
Leopold Mozart est très amusante à lire, on apprend quantité de choses non
seulement sur les voyages mais sur la vie quotidienne au XVIIIe siècle, c’est
étonnant.
Dans sa lettre à son ami de Salzbourg citée plus haut
(lettre n° 45), Leopold ne parle pas de Monsieur Graeb. Il l’aurait cité si la
famille avait logé chez lui, ou s’ils avaient joué de la musique ensemble. Il
parle juste de l’horloge astronomique qui se trouvait sur la halle au blé de la
maison échevinale, sur la place d’Armes. Et s’ils ont voyagé « par la
poste », les Mozart ont sans doute passé la nuit au relais de poste, tout
simplement.
N’oublions pas non plus que, si Mozart est aujourd’hui
célébrissime, en 1766 il n’était qu’un jeune garçon de dix ans, talentueux
certes, mais à la recherche d’appuis financiers auprès de la noblesse – c’est à
cela que servaient les tournées organisées par son père. Il ne s’agissait pas
de s’intéresser aux compositeurs locaux.
Leopold parle aussi des tissus de batiste qu’il a achetés à
Valenciennes. Et ceci m’amène à « Madame de Geoffrin ». Plusieurs
auteurs expliquent que les Mozart ont dû la rencontrer alors qu’elle se rendait
en Pologne pour saluer le nouveau roi, son cher ami Stanislas Poniatowski.
Cette dame, qui tenait donc salon à Paris, était aussi une amie du baron von
Grimm, lequel appréciait les Mozart et leur avait justement trouvé un logement à
Paris quand ils y arrivèrent le 10 mai 1766. Pour boucler la boucle, cette
Madame de Geoffrin devait, en 1768, adresser une lettre de recommandation pour
« le petit Mozart » à un prince autrichien. Seulement, à propos de
son voyage à Varsovie, cette dame a laissé une note manuscrite qui dit
expressément :
« je suis partie pour la pologne
un mercredy 21 may 1766 à 3 heures après midy, arrivée à Strasbourg le dimanche
matin 25 mai, j’en suis repartie le mercredy 28, … » etc. C’est raté pour le séjour à
Valenciennes les 9 et 10 mai.
data.bnf.fr |
Car il ne
s’agit pas de Madame de Geoffrin, mais de « Madame de Jeofrion »
comme l’écrit Léopold. Et devinez la meilleure : les Geoffrion sont, à
Valenciennes, « marchands de toilettes, linons et batistes ».
Donc, à la question « Que sont venus faire les Mozart à
Valenciennes ? », je réponds : rien de particulier. Ils y ont
passé la nuit, effectué deux emplettes, et sont partis pour Paris, leur
destination annoncée. C’est une réponse qui m’aura donné du fil à retordre,
mais les recherches pour la trouver m’ont appris tellement de choses que je
remercie Mozart d’être passé par ici, même subrepticement.
PS – Je voudrais ajouter, pour éventuellement consoler les
musiciens valenciennois du silence de Leopold à leur sujet, que la famille
Mozart s’est rendue la même année à Dijon, en juillet, où un concert a été
donné avec des musiciens locaux. Commentaires de Leopold sur chacun
d’eux : « très médiocre », « un misérable italien
détestable », « un racleur »… On l’a peut-être échappé belle.
[1]
W.A. Mozart, Correspondance tome 1, édition de la Fondation Mozarteum
Salzbourg, traduction Geneviève Geffray – lettre n° 45
[2]
ibid. tome 7 – note de voyage n° 992
[3]
Sur le site philidor.cmbv.fr
[4]
Valentiana n° 30, décembre 2002
[5]
W.A. Mozart, Correspondance tome 1, op. cit. – lettre n° 20
[6]
Ibid. – lettre n° 22
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