Louis XIV, on le sait, était un roi guerrier. Mais la guerre
coûte cher. Il avait donc besoin de beaucoup d’argent, et ses conseillers ne
manquaient pas d’idées pour en trouver. L’une de ces idées fut de tenter d’installer
des comptoirs commerciaux au Siam (notre actuelle Thaïlande) pour développer
les échanges avec ce pays, donner de nouveaux débouchés à nos diverses
manufactures, au passage évangéliser cette contrée de mécréants pour en faire
de bons catholiques et, cerise sur le gâteau, damer le pion aux Hollandais,
ennemis honnis trop bien implantés sur ces rivages asiatiques. Cette tentative
se solda par un lamentable fiasco, mais les préparatifs pour y parvenir se
déroulèrent… jusqu’à Valenciennes.
Phra Narai, roi du Siam de 1656 à 1688 (Photo Wikipedia) |
Louis XIV, roi de France de 1643 à 1715 (photo Musée Carnavalet) |
Entre grands rois – le Roi Soleil et le roi du Siam, s’il vous plaît – on s’envoyait des ambassadeurs, que ceux « d’en face » recevaient comme des princes pour les éblouir et les séduire. Des ambassadeurs français ont ainsi été reçus au Siam en 1685, puis le roi Phra Narai rendit la politesse en envoyant à son tour trois ambassadeurs à la rencontre de Louis XIV. Ces messieurs, accompagnés de huit mandarins et vingt domestiques, furent accueillis à Versailles en grande pompe, le 1er septembre 1686, selon une étiquette très rigoureuse : « Louis XIV, dans toute sa gloire, se montra à eux à l’une des extrémités de la Galerie des glaces »[1] et c’est tout ce qu’ils auront vu de notre roi ! Qu’importe, d’autres somptuosités les attendaient, notamment, à la demande expresse du Roi Soleil, un petit voyage « à travers les villes de la Flandre, conquêtes récentes encore, dont il était très fier et pour lesquelles il avait une prédilection particulière. »[2] Les voilà donc partis vers Beauvais, Amiens, Doullens, Arras, Béthune, Aire-sur-la-Lys, Saint-Omer, Calais, Dunkerque, Ypres, Menin, Lille, Tournai, Condé-sur-l’Escaut et enfin Valenciennes, où ils arrivèrent le 9 novembre 1686 (ils poursuivront ensuite vers Douai, Cambrai, Péronne, Saint-Quentin, La Fère, Soissons, Villers-Cotteret, Dammartin, avant de regagner Paris).
Réception des ambassadeurs à Versailles - Gravure extraite du site du château de Versailles. |
Bardo di Bardi Magalotti, 1629-1705, gouverneur de Valenciennes (gravure illustrant le livre d'Henri Tausin) |
Quoi qu’il en soit, Donneau de Visé poursuit sa narration,
et indique qu’ensuite les ambassadeurs « arrivèrent à leur logis, après
avoir été salués du canon et des officiers des troupes qui formaient deux haies
dans la ville. »[4] Ce
logis, c’est la maison de Monsieur Doilly, ancien prévost de la ville, située à
l’époque rue de Cambrai (aujourd’hui rue de Famars), vers la rue (l’impasse) des
Cardinaux. En l’honneur de ses distingués invités, Magalotti « avait pris
soin de faire meubler la maison où ils allèrent, et il y avait fait porter
quantité de fort beaux tableaux. » Puis les Siamois rencontrèrent ces messieurs
du Magistrat – autrement dit, le conseil municipal – accueillis par Monsieur
Château, « conseiller de ville » qui leur offrit « trois pièces
de toile des plus fines de la fabrique de Valenciennes ». Les ambassadeurs
acceptèrent ces cadeaux en précisant que « puisque c’était des
échantillons d’une manufacture de la ville, ils les retenaient pour les faire
voir au Roi leur maître. » Après tout, c’était bien l’objet de toute cette
mise en scène, de développer des relations commerciales entre les deux pays, et
si Valenciennes pouvait placer ses draps renommés aux premiers rangs des
produits à faire valoir…
Toute la journée du lendemain, 10 novembre 1686, fut
consacrée à la visite des fortifications, des quartiers et surtout de la
citadelle de Valenciennes, rénovée, remaniée, renforcée par Vauban qui
l’intégra dès 1678 dans son « Pré Carré ». Donneau de Visé précise :
« on leur montra le paté par où la place avait été prise. »
Magalotti, en effet, tenait à raconter les détails de l’assaut donné à la
ville, la victoire de Louis XIV, la mansuétude du roi et ses ordres pour éviter
les pillages et les exactions. Ce « paté », ou « fer de
cheval », était un petit fort inséré dans les défenses de la ville, un
poste clef par où l’armée de Louis XIV est entrée le 17 mars 1677. Pour
continuer à impressionner les ambassadeurs, Magalotti les reçut à déjeuner chez
lui (il résidait dans un hôtel
particulier à l’entrée de notre rue de l’Intendance), « un grand repas où
il y eut deux tables, chacune de vingt couverts » ; ils admirèrent là
« des tableaux de petit point de la manufacture de Valenciennes qui
représentaient des fleurs » : certains voient dans ce petit point de
la tapisserie, j’y verrais volontiers de la dentelle – nous ne saurons jamais
de quoi il s’agissait car les tableaux sont partis à Bangkok dans les bagages
des ambassadeurs. Et le soir, tout comme la veille au soir, « les dames
leur tinrent compagnie pendant leur souper » : j’hésite à comprendre
que ces dames les regardaient souper comme au spectacle, mais il semblerait
qu’en effet la gente féminine n’était conviée qu’à admirer ces étranges
personnages – et pas à trinquer avec eux ! Nulle part non plus, on
n’indique que le « petit peuple » ait pu fêter la présence de ces
ambassadeurs d’une manière ou d’une autre.
Les Siamois quittèrent Valenciennes le 11 novembre,
« les mêmes cérémonies qui avaient été observées à leur entrée se firent à
leur sortie. » La ville n’était qu’une étape sur leur périple en Flandre,
comme on appelait notre grande région à l’époque, toutes les villes visitées
étant choisies par ce qu’elles servaient la gloire et la puissance de Louis XIV.
Et pendant ce temps-là, à Versailles, notre Roi Soleil
souffrait mille douleurs et se faisait soigner une fistule, c’est-à-dire… un
abcès au cul. Il sera opéré le 18 novembre, l’intervention est racontée par de
nombreux historiens. Mais on peut penser que le périple des Siamois et leur
visite de Valenciennes devaient être pour lui le moindre de ses soucis. Quant
au projet d’ouvrir des comptoirs commerciaux au Siam, déjà bien boiteux dans
ses préparatifs sur place, il ne survécut pas à la mort du roi Phra Narai, en
1688.
[1]
Michel Jacq-Hergoualc'h, « La
France et le Siam de 1685 à 1688. Histoire d'un échec » in Revue française d'histoire
d'outre-mer, tome 84, n°317.
[2]
Eugène Debièvre, « Voyage des ambassadeurs de Siam en Flandre » in
Revue du Nord de la France, 1895.
[3]
Voir Henri Tausin, Notice historique sur Bardi di Bardi Magalotti, 1903.
[4]
Cette citation et les suivantes sont tirées du « Voyage des ambassadeurs
de Siam en France » in Mercure Galant, sur le site de la Bibliothèque
Nationale.
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