L’année 2017 célèbre le cinq-centième anniversaire de la
publication des thèses de Luther. Dans notre région, les idées de la Réforme, portées par Calvin disciple de Luther, ont tout de suite convaincu les pratiquants, dégoûtés par les excès et les dérives du catholicisme. Valenciennes a même été
surnommée « la petite Genève du Nord ». Pourtant la propagation des ces idées nouvelles ne s’est pas déroulée sans rébellion ni répression, loin de là. Les
condamnations à mort pour hérésie furent très nombreuses.
Lorsqu’il rédige, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les
éditions successives de son « martyrologe huguenot », Jean Crespin[1] y fait
figurer les prosélytes, comme Pierre Bruly, un des grands prédicateurs des
« Pays Bas du sud », brûlé vif à Tournai en 1545, ou Guy de Brès, successeur
de Bruly, mort par pendaison à Valenciennes en 1567. Mais il n’oublie pas les « anonymes »,
les « petits », les calvinistes lambda, comme on dirait de nos jours, parmi lesquels à nouveau plusieurs
Valenciennois passés violemment de vie à trépas : Gillot Vivier, sa femme Hanon, Jacques Le Fevre et son
fils Michel, et celle qui m’intéresse plus que les autres parce qu’elle fait
partie de mes très lointains ancêtres, Michelle de Caignoncle.
Extrait de la table des matières du "Recueil de plusieurs personnes qui ont constamment enduré la mort pour le nom du Seigneur" par Jean Crespin, 1556 (Bibliothèque de Genève - www.e-rara.ch) |
Née vers 1495, Michelle de Caignoncle était une « bourgeoise » de Valenciennes, une personne qui avait pignon sur rue. Son monde était celui des riches marchands, on parlerait aujourd’hui « d’hommes d’affaires ». Son père, Nicolas de Caignoncle, comme sa mère, Jacqueline Le Mesureur, faisaient partie des familles « régnantes », si j’ose dire, se succédant depuis des générations en qualité d’Echevins de Valenciennes, Prévots de Solesmes, etc[2]. Elle a épousé Jacques Le Clercq, lui aussi bourgeois de Valenciennes, lui aussi fils d’échevin. On leur connaît deux enfants : Jacqueline, qui épousera Pierre Conrart dont j’ai un peu raconté l’histoire dans un précédent chapitre[3] ; et Arnoul, qui prendra la fuite en Angleterre.
Pourquoi la fuite ? Parce que tous ces gens ont adopté
les principes religieux de Luther et de Calvin, sauf que sous le règne de Charles Quint il
ne faisait pas bon professer des idées réformistes. A l’époque, Valenciennes
faisait partie de ces « Pays Bas du sud » qui appartenaient aux
Habsbourg – donc aux Espagnols. L’Inquisition y était sévère et sanglante.
Michelle de Caignoncle aurait pu s’enfuir, comme le raconte Jean Crespin :
elle était veuve et « fut requise en mariage par un personnage qui desiroit la
mener en Eglise réformée » mais elle refusa la proposition, d’abord parce
qu’elle ne voulait pas quitter Valenciennes « le lieu de sa
nativité », et aussi parce qu’elle se sentait assez forte, raconte
Crespin, et « asseurée, si elle estait appréhendée, que le Seigneur lui
donneroit force & vertu pour confesser purement son sainct nom ». Bien
mal lui en a pris, car elle a été condamnée à mort par les catholiques, fut
brûlée vive sur la place de Valenciennes en avril 1549, et tous ses biens
furent confisqués.
Tuer ses bourgeois et confisquer leurs biens, voilà des
façons de faire qui outragèrent Valenciennes au plus haut point. Les édiles
contestèrent vivement la décision de Charles Quint, prise cette même année
1549, non seulement de torturer les personnes soupçonnées d’hérésie, mais surtout
de confisquer leurs biens après leur mort. La ville jouissait en effet de
« privilèges » qui lui étaient propres, depuis des temps très reculés,
et elle estimait que la destinée de ses bourgeois et de leurs possessions était
de son seul ressort. En vérité, ces privilèges ne concernaient pas les
bourgeoises, épouses ou veuves ; mais il faut noter que Michelle de
Caignoncle fut la seule membre d’une riche famille de marchands exécutée à
Valenciennes du temps de Charles Quint.
Son fils Arnoul choisit l’exil, et s’établit avec plusieurs
autres Valenciennois en Angleterre, à Southampton.
Maisons du Moyen-âge à Southampton (dessin de Andrew Goodyear - pinterest.fr) Une architecture familière aux Valenciennois… |
On le trouve cité parmi la
cinquantaine de personnes rassemblées à la chapelle de l’Hôtel-Dieu local le 21
décembre 1567 pour célébrer la Cène, un événement considéré comme l’acte
fondateur de l’église réformée francophone de Southampton. Arnoul le Clercq et
son cousin Mathieu Sohier (fils de Jeanne, une soeur de Michelle de Caignoncle) participent tous deux à cette Cène, et deviendront
tous deux des membres importants et influents de la communauté réformée en
Angleterre. Un historien anglais, Andrew Spicer[4], a
étudié l’activité économique de cette communauté, citant Arnoul le Clercq
maintes et maintes fois. Il faisait partie de l’élite marchande à Valenciennes,
il le resta à Southampton. Et ce port, situé sur la côte sud de l’Angleterre,
connut un notable développement grâce à la présence des exilés réformés.
L’historien s’étonne même du dynamisme commerçant de ces
« réfugiés », qui travaillent avec la Flandre certes, mais aussi avec
l’Espagne, le Portugal, les Açores, les Canaries, et encore Bordeaux, La
Rochelle, Toulouse… Savon, vin, drap, figues, la liste des marchandises
achetées, transportées et revendues par le fils de Michelle de Caignoncle et
par ses cousins est aussi longue qu’éclectique. L’import-export n’était d’ailleurs
pas une activité sans risque, les bateaux étant trop souvent pillés par des
bandes de pirates. Andrew Spicer relate ainsi l’affaire du Black Raven, un bateau qui, en 1575, transportait pour mille livres
de marchandises dont une partie pour Arnoul le Clercq, et qui perdit tout, y
compris son livre de bord dans une attaque de pirates portugais ; les
commerçants lésés voulurent une compensation de la part du roi du Portugal…
L’affaire traîna en justice jusqu’en 1577 !
Pour la communauté francophone, les temps de vaches grasses
se poursuivirent jusqu’à l’année 1583-84, où une épidémie de peste dispersa tout
ce petit monde, certains restant en Angleterre (à Londres notamment), d’autres
rejoignant la Flandre comme Arnoul le Clercq qui s’installa à Middelbourg, près
d’Anvers, d’où il poursuivit ses activités… avec Southampton. Et ce qui est
clair, à lire Andrew Spicer, c’est qu’ils sont tous partis fortune faite.
Riche, Michelle de Caignoncle l’était elle aussi, trente ans
plus tôt. La vente de ses biens mobiliers aurait rapporté, selon Andrew Spicer,
une somme conséquente (1.212 livres tournois, 4 shillings et 12 pence). Elle
était riche, et elle était généreuse. Agrippa d’Aubigné, quand il relate les
circonstances de sa mort dans son « Histoire universelle[5] »,
l’appelle « damoiselle grande aumosnière ». Comme Jean Crespin, il
rapporte les hautes et courageuses pensées qu’elle a eues en montant sur son
bûcher et en « montrant du doigt » ses juges postés aux fenêtres pour
regarder le supplice, s’estimant plus sereine de souffrir pour son Christ que
ces hommes qui resteront tourmentés par le bourreau de leur conscience. Les
martyrs se doivent de dire de belles paroles, les voilà dites.
Mais elle en a dit d’autres, que je trouve plus véridiques.
Des pauvres gens l’accompagnaient vers le bûcher, pleurant sa disparition et
criant « vous ne nous donnerez plus l’aumône ! » Alors elle eut
un geste qui ne s’invente pas : elle enleva ses pantoufles et les donna à
une femme aux pieds nus : « si ferai, dit-elle, prenez mes
pantoufles, je n’en ai plus besoin. »
[1]
Jean Crespin, né vers 1520 à Arras et mort à Genève en 1572, était un
éditeur-imprimeur-auteur acquis aux idées de la Réforme de Luther.
[2]
Toute la généalogie de Michelle de Caignoncle se trouve sur le site
our-royal-titled-noble-and-commoner-ancestors.com
[3]
Voir sur ce blog le chapitre « Qui est ce parpaillot que le duc d’Albe
rendit immortel ? » édité le 24 juillet 2017. Pierre Conrart, huguenot,
fut décapité à l’épée sur la place de Valenciennes en 1569.
[4]
Voir « The French-speaking Reformed community and their Church in
Southampton, 1567-c. 1620 » par Andrew Spicer sur le site sohier.free.fr
[5]
« Histoire universelle du Sieur d’Aubigné », 1626, Tome Premier,
Livre Second, chapitre X.
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