C’est l’effervescence à Valenciennes en cette fin septembre 1853. Les rues sont encombrées de chantiers, on cloue, on peint, on pavoise et la presse bougonne : « des bois de charpente, des forêts de sapins verts, des décors de tout genre encombrent partout la voie publique… »[1]C’est que se prépare un grand événement, un de ces épisodes municipaux au cours duquel toute la ville veut donner le meilleur de ses exceptionnels talents : la visite officielle et en grande pompe de l’Empereur Napoléon III et de l’Impératrice Eugénie. Et en effet, cette visite restera dans les annales.
(image extraite du site babelio.com) |
L’architecte de la ville, Casimir Pétiaux, a été chargé d’imaginer, créer et mettre en place toutes les décorations qui égayeront le parcours des souverains, depuis la gare (la station de chemin de fer, comme on dit alors) jusqu’à l’Hôtel de Ville. Né à Raismes en 1807, Casimir Pétiaux est architecte de Valenciennes depuis 1836, chargé de l’entretien des bâtiments publics. C’est sous son administration que le beffroi s’est effondré en 1843, mais c’est lui aussi qui a restauré la façade de l’hôtel de ville ; lui qui a créé et installé, avec le sculpteur Henri Lemaire, le très beau monument à Froissart en 1851-56 ; lui enfin qui a construit les Ecoles Académiques en 1862-64.
Portrait de Casimir Pétiaux par Gustave Housez (image extraite du site webmuseo.com) |
Pour la visite impériale, Pétiaux a imaginé une succession d’arcs de triomphe plus somptueux les uns que les autres. Un petit livret conservé à la Bibliothèque municipale de Valenciennes nous en montre les croquis[2]. Voici tout d’abord le parcours, long de 1.200 mètres :
A leur descente du train, à midi et demie ce vendredi 23 septembre, Napoléon III et Eugénie, dont l’arrivée sera annoncée au son du canon, seront accueillis sous une tente majestueuse par le Sous-Préfet, le maire, ses adjoints et tout le conseil municipal.
Après quelques échanges de politesses et quelques serrements de mains, les souverains suivis de tout un cortège de personnalités descendront lentement la rue de Lille dans une voiture découverte tirée par des chevaux, en passant sous la première décoration, l’Arc de la Navigation, près du bureau de l’octroi.
Le Courrier du Nord en donne cette description : « Aux côtés d’un immense portique, et s’appuyant sur deux grands mâts garnis de leurs agrès, s’étendent majestueusement deux colossales figures en grisaille représentant l’Escaut et la Rhônelle. Au milieu, un beau médaillon sur lequel sont artistement peints les portraits de l’Empereur et de l’Impératrice. Une inscription peinte autour du portique indique à LL. MM. que cette belle décoration est un hommage de la Navigation de l’Escaut. »
Quelques mètres plus loin, le cortège sera accueilli par « une élégante flotille couvrant à gauche et à droite les immenses nappes d’eau qui s’étendent aux côtés de la Porte de Lille. »
Le cortège atteindra alors la Porte de Lille, sur laquelle « règne une grande décoration militaire. Au milieu de faisceaux et d’allégories et s’appuyant sur une colonne que surmonte une statue de la gloire, apparaît la majestueuse figure de Napoléon-le-Grand à cheval, et dans l’attitude historique du passage des Alpes. » (La peinture, se désole le journaliste, a été réalisée un peu à la va-vite, mais bon, c’est l’intention qui compte.)
En passant la Porte de Lille, les souverains franchiront les remparts et entreront en ville. Et les arcs de triomphe vont désormais célébrer les talents des habitants.
Voici d’abord celui des Académies : « un véritable et magnifique temple d’ordre romain, avec sa longue file de colonnes aux chapiteaux dorés… Quatre grandes figures représentant la Peinture, la Sculpture, l’Architecture et la Musique complètent la décoration, au-dessous de laquelle la Société Chorale de Valenciennes attend l’heure de rappeler par ses chants des souvenirs bien doux à l’Empereur. »
Ici le Courrier du Nord fait allusion au répertoire choisi par la chorale en question, qui interprétera pour les souverains une œuvre écrite par la reine Hortense, la mère de Napoléon III.
Quelques trots de chevaux plus loin, s’élève l’arc de triomphe des Hospices : « C’est la manifestation des pauvres de Valenciennes, en style demi-ogival surmonté de la figure vénérée de St-Vincent de Paul et orné (l’arc) d’attributs religieux. »
Au chapitre du religieux, il faut noter que, le 23 septembre tombant un vendredi, l’archevêque n’a pas manqué d’accorder à la ville de Valenciennes, « sur la demande faite de concert par l’autorité civile et ecclésiastique » précise le Courrier du Nord, dispense du précepte de l’abstinence, pour ce vendredi seulement. Il est vrai qu’un jour comme celui-là, on ne va pas se contenter de manger du petit poisson !
Après les orphelins, voici les sciences, les arts et l’agriculture. L’arc de triomphe a été financé par les membres de la Société du même nom, sur souscription. Posé sur la place du Marché aux Poissons, il « s’appuie d’un côté sur une vaste ruche, emblème du travail utile et persévérant … » Le Courrier du Nord ajoute : « La Société agricole des chanteurs de Saultain, placée au premier étage de la ruche, attend le passage du cortège pour entonner un chœur de circonstance », une cantate écrite par Gustave Hamoir, qui les dirige.
Et le cortège arrive Place d’Armes, qui apparaît comme rassemblant le summum de toutes les beautés dont la ville de Valenciennes veut éblouir ses visiteurs.
Sur l’aquarelle de Pétiaux ci-dessus, on voit à droite la façade de l’hôtel de ville dont la décoration enthousiasme le journaliste du Courrier : « En voyant ces croisées bariolées de mille couleurs, ces nombreux écussons, aux couleurs éclatantes, ces tentures découpées, cette forêt de drapeaux, de guirlandes et de trophées, on se croirait transporté devant ce palais de l’Alhambra, dont Grenade la Maure montre encore orgueilleusement les magnifiques et brillantes peintures. »
Au fond de l’image, l’arc de triomphe est celui de la Société des Incas, la grande société charitable de Valenciennes [3]. Ce monument vaudrait à lui tout seul un article particulier, tant il donne dans la démesure. Un soleil, des trônes, des officiers, des drapeaux citant les grandes victoires de l’Empire, ajoutez Louis XIV et François Ier, les cygnes de Valenciennes [4], des guirlandes, des trophées, des bannières, n’en jetez plus ! « Cet arc est d’un effet merveilleux », écrit l’Echo de la Frontière. Il éclipse presque les deux autres « monuments » érigés eux aussi sur la place, celui du charbon – avec une véritable machine à vapeur installée sur des tas de charbon destinés à être distribués aux pauvres après les festivités (300 hectolitres, offerts par la Compagnie d’Anzin) – et celui du sucre qui présente les matières premières et les instruments du raffinage.
Lorsque les souverains arrivent sur la Place d’Armes, c’est peu dire qu’une « foule immense » les attend pour les acclamer. L’illustrateur envoyé par le journal L’Illustration s’est fait le témoin de cet engouement (cette fois, l’Hôtel de Ville est à gauche) :
"Le défilé des mineurs sur la place de Valenciennes". (image extraite d'une gravure sur eBay.fr) |
A l’intérieur, le bâtiment de la mairie a été entièrement redécoré et meublé à neuf ; des œuvres des grands sculpteurs valenciennois ont été disposées ici et là ; une « salle du trône » a été installée dans la salle de bal, et tous les salons réquisitionnés pour y placer les officiers, les sénateurs, les demoiselles chargées de guirlandes et de fleurs, et pour le confort des souverains.
Le temps de remettre au maire de Valenciennes, Honoré Carlier-Mathieu, la décoration de la Légion d’Honneur, l’Empereur et l’Impératrice prennent place sur le balcon de l’Hôtel de Ville pour assister au grand défilé : d’abord les médaillés de la Société d’agriculture, les corporations d’ouvriers, les sociétés de secours mutuel ; puis 8.000 ouvriers mineurs en costume de travail, accompagnés de tambours, musiques et bannières ; puis… patatras, la pluie s’invite à la fête ! Une vraie pluie de septembre, qui s’installe pour durer, et qui met fin au défilé. « Un grand nombre de députations, se désole le Courrier du Nord, restées sur la Plaine de Mons (où tout le monde attendait son tour), n’ont pu se présenter devant l’empereur. » Même le feu d’artifice prévu pour le soir même a dû être annulé, reporté à un autre jour.
Au total, les souverains seront restés à Valenciennes « environ une heure trois-quarts », constate le Courrier du Nord, la ville étant une simple étape d’un périple qui les menait ensuite à Douai et à Lille puis, le lendemain, dans les ports de Dunkerque, Calais et Boulogne. Même pas deux heures, donc, alors que la préparation de l’événement a demandé des jours et des nuits de travail. C’est ce qu’indique Casimir Pétiaux dans un courrier adressé au maire quelques jours plus tard pour remercier de leur efficacité toutes les personnes ayant travaillé sur les chantiers : « J’ai trouvé chez tous les artistes valenciennois, chez tous les entrepreneurs, un concours actif et dévoué à la réussite des travaux et à leur achèvement ; tous les ouvriers m’ont aussi secondé non seulement par leur travail de jour, mais aussi par un travail assidu pendant la nuit, sur des travaux difficiles, dangereux même et exécutés souvent à des hauteurs considérables. »
Il termine sa lettre en demandant que les entrepreneurs, ouvriers, fournisseurs soient payés rapidement : la note finale, pour la municipalité, s’élève à quelque 40.800 francs ! Les Archives municipales ont conservé le dossier comptable de l’événement, où sont consignées les moindres dépenses : les bouteilles de vin, les clous et les boulons, la paille pour les chevaux, la location de sapins (pour décorer les rues), les factures pour « détérioration de matériel » ou « objets qui ont été perdus », une petite note de frais pour « chopes aux soldats qui ont sorti les objets du magasin », une autre pour payer « trois ouvriers pour avoir été chercher des branches d’arbre à la caserne de cavalerie », et je retrouve dans la liste mon ancêtre Amédée Giard qui a fourni pour 103 Fr 10 de couleurs. Mais pas de problème pour la municipalité : ces 40.800 francs seront demandés au Sous-Préfet avec mission de les demander au Préfet, en précisant que « la plupart des fournisseurs réclament avec instance ce qui leur est dû ». Les Archives n’ont pas la réponse du Préfet…
Les comptes rendus de l’époque indiquent que Napoléon III souhaitait vivement visiter la ville de Valenciennes, qui en effet ne se trouve pas sur l’itinéraire le plus direct entre Arras et Lille. La visite de 1853 est présentée comme la première, une autre aura lieu en 1867. Pourtant…
Pourtant celui qui fut Louis-Napoléon Bonaparte ne peut sûrement pas oublier la journée du 25 mai 1846 et son évasion du Fort de Ham. Une évasion rocambolesque, digne d’un roman d’Alexandre Dumas (ou, de nos jours, de Carlos Ghosn) ! Déguisé en ouvrier, l’attention de ses gardiens détournée par son valet, il se cache le visage derrière une planche qu’il porte sur l’épaule, se sent dévisagé par toutes les sentinelles qu’il croise dans le Fort, mais parvient à sortir ! Il n’est cependant pas encore tiré d’affaire. « Il fallait maintenant, raconte Paul Guériot [5], gagner la gare de Valenciennes pour prendre un train sur Bruxelles. Trente bonnes lieues à couvrir en voiture. » Son valet en avait loué une à Ham, qui les conduisit à Saint-Quentin. Là, Louis-Napoléon se débarrasse de ses vêtements d’ouvrier et contourne la ville, à pied, jusqu’à la route de Valenciennes où son complice doit lui amener une « chaise de poste ».
Une chaise de poste du XIXe siècle (image extraite du site les-charles.net) |
Celui-ci tarde tellement que Louis-Napoléon, inquiet, demande à un voyageur en cabriolet venant en sens inverse s’il ne l’a pas croisé. Un voyageur bien aimable, d’ailleurs, dont on apprendra plus tard qu’il s’agissait du procureur du roi ! Bref, la chaise de poste arrive, les deux compères filent à la gare de Valenciennes et là… ils doivent attendre le train pour Bruxelles durant deux heures. Ces deux heures d’attente incognito, faux passeport anglais en poche, Louis-Napoléon Bonaparte ne peut pas les avoir oubliées. Ni cette ultime péripétie : dans la gare, le valet s’entend soudain appeler par son nom ! Il a été reconnu ! Mais c’est juste « un ancien gendarme de Ham devenu employé de chemin de fer, qui vient faire un bout de conversation », raconte Paul Guériot. Ces émotions passées, tous deux prirent le train et passèrent en Belgique, où le prince était libre.
Et je me pose la question : le 23 septembre 1853, en posant son impérial pied sur le quai de la gare de Valenciennes, Napoléon III peut-il n’avoir eu aucune pensée pour le fuyard de 1846 ?
[1]« Le Courrier du Nord », 22 septembre 1853. Mes citations seront ensuite tirées du « Courrier du Nord » et de « L’Echo de la Frontière » du 24 septembre 1853.
[2]« Voyage de LL. MM. II. dans le Nord de la France. Visite faite à Valenciennes le 23 septembre 1853 », Ms1100. Toutes mes images des aquarelles de Pétiaux sont extraites de ce livret.
[3]Voir dans ce blog l’article « Qui sont ces emplumés qui paradaient dans les rues ? » publié en juin 2017.
[4]Voir dans ce blog l’article « Quels sont ces cygnes qui sifflent sur nos têtes ? » publié en juin 2017.
[5]Paul Guériot, « Napoléon III », tome 1, chapitre 2.
quel magnifique accueil pour Napoléon et Eugénie dans cette belle ville du nord ; en 2020 que penseraient les populations de telles dépenses ???? Merci pour ces découvertes.
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