L’enfant qui naît à Valenciennes ce 5 août 1835, chez ses parents rue du Grand Fossart, a tout pour être heureux – ou en tout cas, rien pour être malheureux. Il est le fils aîné d’un plafonneur, petit-fils d’un plafonneur, arrière-petit-fils d’un tailleur d’habits ; il aura deux petits frères, qui naîtront en juin 1837 et mai 1839 ; il fait partie d’une famille implantée à Valenciennes depuis des générations, une famille tout ce qu’il y a de respectable, aux nombreuses branches plus ou moins rattachées à la sienne : la famille Trinquet. Rien n’annonce qu’un jour la France entière entendra parler de lui, Alexis Trinquet, le communard devenu bagnard.
Un premier drame survient pourtant dès sa petite enfance. Le dernier des trois frères n’est pas encore né que leur père Charles meurt, le 23 mars 1839, à l’âge de 28 ans, chez lui, rue Derrière les murs de Bavay. Les obsèques donnent lieu à un curieux entrefilet, publié par L’Echo de la Frontière le 26 mars :
Notre belle compagnie d’artillerie avait encore à rendre avant-hier dimanche les derniers devoirs à un de ses frères d’armes ; en voyant la profonde douleur peinte sur tous les fronts chacun disait que c’était un bon camarade, un homme regretté qui venait de mourir : on ne se trompait pas ; le cercueil, qu’un cortège nombreux accompagnait, renfermait un jeune père de famille, le sieur Trinquet, victime, à ce qu’il paraît, de son courageux dévouement dans un incendie qui a eu lieu, il y a quelque temps, au Quesnoy, où il a pris le germe d’une maladie inflammatoire sous laquelle il a succombé.
Il laisse une veuve de 27 ans, deux enfants nés et un à naître dans les deux mois ; sans profession jusqu’alors, Augustine Mangez veuve Trinquet devient couturière, et elle va vivre avec ses trois petits chez ses parents, rue Saint-Jacques. Alexis va en classe à « l’Ecole des Frères » – du moins trouve-t-on son nom sur une liste des élèves datée du 19 octobre 1840 [1].
Après avoir transité tantôt chez le grand-père Trinquet, plafonneur, tantôt chez le grand-père Mangez, épicier, la petite famille disparaît des recensements de Valenciennes en 1851. C’est l’époque – Alexis a une quinzaine d’années – où les historiens constatent son arrivée à Belleville, qui est alors un faubourg ouvrier de Paris. C’est pile l’époque du Coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. De son propre aveu, Alexis Trinquet fit alors ses premiers pas sur les barricades : « Républicain dès mon enfance, j’ai été élevé dans l’amour le plus profond de la République et de la Révolution. Au coup d’Etat de 1851 j’ai, tout jeune encore, fait mes premières armes sur les barricades en jurant une haine implacable à l’Empire et aux ennemis de la révolution. [2] »
Le coup d'Etat de 1851 (photo d'une lithographie de la BnF, département des Estampes) |
Sa vie professionnelle se partage entre le métier de concierge et celui de cordonnier, qu’il va pratiquer dans une fabrique de chaussures où il rencontre la jeune Adélaïde Depernet, brodeuse, dont il va (apparemment) tomber fou amoureux. Ils se marient le 17 août 1856, elle a 18 ans, lui 21. Leur fils Julien naît en 1858. Lorsque sa mère, Augustine, décède, il hérite d’elle une somme de 1.500 francs en 1859. Toutes ses biographies le décrivent comme un « ouvrier sérieux » et louent son « exactitude au travail ».
Politiquement, Alexis Trinquet est un radical « de gauche », il veut changer la société et je pense qu’il est foncièrement sincère. Aucune méchanceté chez cet homme, qui se montre cependant énergique dans ses convictions. Anticlérical convaincu (il est loin le temps de l’Ecole des Frères !), il est socialiste « pur et dur ». Il faut dire que la vie ouvrière à Paris équivaut alors à une vie de misère, sans aucune loi sociale assurant un minimum de sécurité aux familles.
En 1866, Alexis fait partie de ceux qui fondèrent L’Economie ouvrière, société coopérative installée à Belleville. En 1869, il rejoint le comité qui permettra l’élection d’Henri Rochefort à l’Assemblée nationale. Rochefort lui donnera un emploi dans son journal La Marseillaise, et lui confiera la comptabilité de la souscription lancée pour la tombe de Victor Noir, le journaliste tué par Pierre-Napoléon Bonaparte. Alexis fréquente les réunions publiques, il y prend la parole, un jour avec un enthousiasme tellement virulent qu’il est arrêté le 8 février 1870 pour « cris séditieux et port d’arme », condamné à six mois de prison et 50 francs d’amende. Il est écroué à Beauvais le 18 août… et libéré le 5 septembre, au lendemain de la chute de Napoléon III et proclamation de la République.
"Costumes militaires de la Commune d'après nature", par A. Rafflet |
Durant le siège de Paris par les Prussiens, Alexis Trinquet entre dans la Garde nationale. Mais quand le gouvernement commence à pactiser avec l’ennemi, après l’armistice de janvier 1871, il choisit le camp de l’insurrection. Le 16 avril 1871, il est élu pour représenter le XXe arrondissement de Paris au Conseil de la Commune (« J’étais en garnison aux Tuileries, je me suis laissé faire », commentera-t-il). Il siège à la Commission de Sûreté générale.
Au cours de la « semaine sanglante », du 21 au 28 mai 1871, il se bat jusqu’au dernier moment. Là se situe aussi un épisode moins glorieux de son épopée de communard : la mort d’un fonctionnaire de police qu’il aurait « achevé » d’un coup de revolver dans la tête. Il niera en être l’auteur, mais les témoins seront formels. Pourtant, un tel geste de sa part est étonnant. Arrêté chez lui le 8 juin 1871, il est jugé à partir du 16 août par le 3e Conseil de guerre, à Versailles, avec 17 autres Communards.
Les journalistes vont suivre le procès jour après jour. Selon les tendances politiques du journal, le portrait d’Alexis diffère.
Jules Clère (journaliste et biographe) : « Trinquet est un petit homme trapu, encore jeune, il a le maintien et la mise d’un ouvrier mais son regard manque de franchise. [Il] était un révolutionnaire ardent ; sa réserve et son silence cachaient un esprit étroit fanatique et ambitieux. [3] »
Journal Le Gaulois : « Cet accusé, ex-cordonnier et ex-délégué à la mairie du XXe arrondissement, manque absolument de prestige, en dépit des charges fort graves qui pèsent sur lui. [4] »
Journal Le Constitutionnel : « Moins soigné dans sa mise que deux ou trois muscadins de son voisinage, [Trinquet] n’a point sur le visage la marque d’une sottise plus complète. Il a un teint bistré sous une barbe d’un blond sale ; son linge est blanc et, bien qu’on respire autour de cet accusé un vague parfum de tannerie, il ne porte plus la moindre trace apparente de son ancienne profession. [5] »
Le Journal de l’Ain : « Alexis Trinquet, […] gringalet, chétif et verdâtre, ancien courtier d’élection du comte Henry de Rochefort-Luçay, cordonnier de son état, homme politique par vocation, ayant tout appris en poussant le carrelet et ne sachant absolument rien. [6] »
Le communard Gaston Da Costa : « L’œil gris, avec des reflets bleutés, sous un front large et droit, sillonné de rudes rides horizontales, éclairait la physionomie intelligente et sympathique de ce petit homme trapu. [7] »
Alexis Trinquet en 1871 (photo extraite du site wayback.archive-it.org) |
Les interrogatoires durent trois jours. On apprend, au long des comptes-rendus de la presse [8], qu’Alexis Trinquet, dans sa mairie du XXe arrondissement, était chargé de célébrer les mariages. On constate qu’il a réponse à tout : « Je n’ignorais pas la loi sur les otages. J’y voyais une garantie, je ne prévoyais pas les exécutions qui sont venues plus tard. » A propos du comité de salut public : « Je n’y voyais qu’une meilleure et plus prompte action exécutive. » A propos des perquisitions chez les prêtres et dans les églises : « C’était pour découvrir des armes et des vivres. » Il écoute l’ensemble des chefs d’accusation, et explose : « On ne m’avait pas élu pour me cacher. J’ai payé de ma personne, reçu deux balles, je reconnais avoir combattu ; oui, j’étais un insurgé allant aux barricades. J’aurais voulu avoir été tué pour ne pas assister ici au déplorable spectacle de collègues répudiant leurs actes politiques ! […] Insurgé, oui ! … Assassin et incendiaire, non ! »
La sentence est sévère : le 2 septembre 1871, Alexis Trinquet est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il sera soumis à la « transportation » (et non à la déportation) au bagne de Nouvelle-Calédonie, sur l’île Nou, juste en face de Nouméa. En tant que « transporté », il doit subir son exil parmi les condamnés de droit commun, plutôt qu’avec les exilés politiques qui rejoignaient l’île des Pins et l’île Ducos.
Le bagne commence pour lui à Toulon. La promiscuité avec ses codétenus, « condamnés pour assassinat, le reste pour vol, incendie et fausse monnaie », lui est insupportable. Le Courrier du Nord donne de ses nouvelles [9] :
Nous recevons de Toulon les détails suivants sur le séjour de Trinquet au bagne. […] Les autres forçats ont déjà pris Trinquet en grippe : ils l’appellent l’aristo, parce que Trinquet, sombre et farouche, s’isole dès que cela lui est possible, et ne répond jamais à leurs plaisanteries. Il semble ne pouvoir se résigner à porter le bonnet vert, qui est le signe distinctif des condamnés à perpétuité. Presque toujours il le tient à la main.
[…] Trinquet, quand il ne se croit pas observé, se parle sans interruption tout seul à voix basse. Il a aussi un singulier tic, c’est de rouler sa manche de chemise autour de son bras pour la dérouler immédiatement. Deux heures durant quelquefois il se livre au même exercice.
L’aumônier du bagne a voulu, à plusieurs reprises, causer avec lui, mais Trinquet l’a accueilli par un : « F… moi le camp, calotin ! » des moins encourageants. Il est, en somme, impossible de savoir si Trinquet conserve des espérances pour l’avenir. C’est certainement le plus silencieux des communards.
Il sera un des premiers à quitter la France, le 17 novembre 1871, à bord du Jura. Cinq mois sont nécessaires pour atteindre la Nouvelle-Calédonie, où il débarque le 17 avril 1872. Il restera sur place huit longues années, soumis à toutes sortes de sévices et d’humiliations, et se lamentant sans cesse de l’absence de sa femme qui lui manque énormément. Car Alexis Trinquet a raconté sa vie de bagnard, il l’a écrite de sa main sur des cahiers et des feuilles volantes, sans doute durant le voyage du retour. Le manuscrit, gardé dans les archives du Parti Communiste français, fut découvert et édité par le journaliste Bruno Fuligni en 2013 [10]. On y lit toute la colère de cet homme qui se sent injustement puni, toute l’intransigeance de ses convictions, mais aussi toute son humanité. Une tentative d’évasion, à laquelle il participe avec deux autres bagnards, échoue parce qu’il libère par compassion un de ses geôliers – lequel donne l’alerte ! Au fil du temps, si sa haine des monarchistes (et de Mac Mahon) ne faiblit pas, il voit ses amis communards décéder, il sent sa santé décliner, jusqu’à devenir « tranquille et soumis », selon un rapport de l’administration pénitentiaire de 1879.
Mais pendant ce temps, en France, Alexis Trinquet est devenu « quelqu’un ». Les communards exilés à Londres ont organisé une souscription pour venir en aide à sa femme. Les lettres qu’il envoie à sa famille et à ses amis – celles qui échappent à la censure – sont lues dans les cafés à Paris. En 1879, avec le retour des Républicains au pouvoir (Jules Grévy succède à Mac Mahon), on commence à parler d’amnistie. En quelque sorte pour « hâter » sa libération, sur les injonctions de son fils (Julien a maintenant 20 ans) qui se bat comme un diable pour que son père rentre en France, Alexis Trinquet, toujours bagnard, est élu conseiller municipal du XXe arrondissement, en juin 1880 ! La loi d’amnistie est promulguée dans la foulée, le 11 juillet. Trinquet peut rentrer chez lui.
Ce retour se déroule à nouveau sous les yeux des journalistes. Le Navarin, qui ramène les amnistiés, rejoint Brest le 7 janvier 1881, et le train les emmène à Paris le lendemain. Une foule considérable (parmi laquelle se trouve Louise Michel) les attend à la gare Montparnasse, foule au milieu de laquelle Trinquet ne voit qu’une personne : sa femme. Le Petit Journal écrit : « Il repousse tous les amis qui tentent de s’approcher et ne cesse d’étreindre affectueusement sa femme dans ses bras. Il se trouve mal ; un flot de larmes le rend enfin maître de lui. [11] » Puis le reporter suit tout ce petit monde dans un café où les invectives révolutionnaires reprennent… Mais Alexis Trinquet est brisé physiquement, et « déconnecté » (comme on dit aujourd’hui) des contingences de la vie quotidienne à Paris. Lorsqu’il se présente aux élections de 1881, c’est l’échec. Il obtiendra un poste d’inspecteur du matériel de la ville de Paris.
Trinquet à son retour du bagne, en 1880 (photo extraite du site Wikipédia) |
Alexis Trinquet meurt à Paris le 11 avril 1882, à 46 ans, chez lui boulevard de Belleville. Les obsèques (civiles) se déroulent sous la surveillance de la police et, toujours, de la presse. Ainsi, Le Figaro raconte [12] :
Hier ont eu lieu les obsèques de Trinquet, ancien membre de la Commune. […]
Une pluie battante à quatre heures. Trois à quatre cents personnes sur le boulevard.
Tout le monde a l’immortelle rouge à la boutonnière. […]
Peu de commentaires dans la foule. On se montre l’immense couronne d’immortelles jaunes et noires que l’on vient d’accrocher derrière le char, […] qui porte, détail curieux, cette inscription : A Trinquet, ses amis de la Préfecture de la Seine.[…]
A quatre heures, le cortège se met en marche. Le deuil est conduit par M. Julien Trinquet et M. Depernet. On nous dit que Rochefort est présent dans un des onze fiacres qui suivent l’unique voiture de deuil où Mme Trinquet a pris place.
Sur le passage du char, aucune manifestation. On salue silencieusement. A six heures seulement, on arrivait au cimetière. […] Là, Louise Michel refait l’allocution virulente qu’elle tient toujours en réserve pour ces occasions.
A Valenciennes, en 1882, un Monsieur Trinquet siège au Conseil municipal. Il fait partie de la Commission Théâtre et de la Commission Musique municipale. Chacun ses combats.
[1] Dossier des Archives municipales de Valenciennes.
[2] Cité dans la « notice Trinquet Alexis », sur le site maitron.fr
[3] « Les hommes de la Commune : biographie complète de tous ses membres », juin 1871.
[4] Edition du 18 août 1871.
[5] Cité par Le Courrier du Norddu 20 août 1871.
[6] « Profils communards », feuilleton du Journal de l’Ain du 10 décembre 1877.
[7] In « La Commune vécue », Paris 1905, cité dans la « notice Trinquet Alexis », sur le site maitron.fr
[8] Je cite ici Le Petit Moniteur universel, édition du 18 août 1871.
[9] Edition du 8 octobre 1871.
[10] « Dans l’enfer du bagne, mémoires d’un transporté de la Commune », aux éditions Les Arènes. Le texte est accompagné de nombreuses illustrations.
[11] Edition du 10 janvier 1881.
[12] Edition du 14 avril 1882.
Je pense que tu dois signer tes écrits plus clairement en haut de page à côté du Titre, tu dois t'affirmer en tant qu'auteure. José.
RépondreSupprimerMerci José. Je ne sais pas comment on fait ce que tu suggères, je vais chercher !
RépondreSupprimerJ'ai réussi !
RépondreSupprimer