Cette vue de Valenciennes, datée de 1760, montre la ville hérissée de clochers :
(document personnel) |
La plupart coiffent des églises ou des couvents, sauf le numéro 4 qui est légendé « Tour de l’horloge » : il s’agit du beffroi de Valenciennes, érigé à l’extrémité sud de la place d’Armes entre 1238 et 1260, rehaussé par trois fois (en 1546, 1647 – c’est aussi l’année où la tour a reçu son horloge – et 1782) jusqu’à atteindre un sommet de 70 mètres – mais aussi jusqu’à s’effondrer sur lui-même le 7 avril 1843 dans un fracas de pierres, de charpentes et… de cloches.
Le beffroi de Valenciennes (site hosto-libris.fr) |
Raconter l’histoire des cloches municipales de Valenciennes (je ne parlerai pas ici des cloches des églises, ce sera une autre histoire) n’est pas chose facile en ces temps de confinement, où les seules sources accessibles pour la recherche se trouvent sur internet. On s’aperçoit que les sites et les blogs se recopient les uns les autres, et les dérapages sont nombreux dans les descriptions qui valsent d’une cloche à l’autre sans aucune référence avérée. Sur ce plancher glissant j’ai donc mis mes chaussures à crampons, et voici ce que j’ai trouvé.
On sait que le beffroi de Valenciennes était d’abord le « perchoir » du guetteur, chargé d’alerter la population en cas de danger (arrivée de l’ennemi, début d’incendie, etc.). C’était à son balcon que se produisaient les « Museux », un groupe de musiciens payé par un riche bourgeois pour jouer du hautbois et « amuser ces bonnes gens de Valenciennes ». Il contenait tout un carillon de vingt-deux cloches, qui aurait été installé dès 1377 – ces cloches ont été dispersées dans une vente aux enchères en 1862. Enfin, le beffroi contenait les « cloches municipales », au nombre de huit. Ce sont elles que j’ai tenté de « pister » !
Arthur Dinaux, dans son article sur le beffroi de Valenciennes [1], raconte que la tour reçut sa première cloche en 1358. Il s’agit de la Blanche cloche (qu’on appelle aussi la Bancloque ou cloche du ban), « d’un poids de 9,000 livres », c’est le gros bourdon qui sonne les fêtes publiques. Il aurait ainsi fêté l’entrée de Charles-Quint dans la ville, celle des archiducs Albert et Isabelle, et autres grandes réjouissances populaires.
L'Echo de la Frontière, 11 septembre 1881. "La Fête patronale sera annoncée par la Cloche des réjouissances publiques". (Bibliothèque de Valenciennes) |
Cette grosse cloche a la particularité d’être actionnée par le haut – j’imagine qu’il fallait être nombreux en-dessous pour tirer sur la corde et réussir à faire sonner un mastodonte de plus de quatre tonnes ! A l’intérieur du beffroi, elle était surmontée d’un plancher amovible, facile à enlever quand on voulait la mettre en branle. Autre particularité du gros bourdon : il n’est ni signé ni millésimé, c’est une cloche « blanche ».
(image basiliquesaintcordon.valenciennes.fr) |
En mai 1864, la toute nouvelle église Notre-Dame du Saint-Cordon est solennellement consacrée. C’est dans son clocher que la Bancloque a pris place, étant sortie intacte de la chute du beffroi. Les Valenciennois lui donnent alors, pour une raison totalement inexpliquée et sortie de nulle part, le nom de « Jeanne de Flandre ». Ainsi le samedi 1er août 1914 – premier jour de la Première guerre mondiale – Maurice Bauchond écrit dans son journal [2] : « Je reviens de chez Monsieur Thellier de Poncheville, alors que Jeanne de Flandre sonnait de toute volée. Pauvre vieille cloche dont le son est si familier aux oreilles valenciennoises. Nous n’avons l’habitude de l’entendre que dans les occasions heureuses ; elle annonçait une fête, un prix de Rome, mais aujourd’hui ce son nous paraît plus grave et plus solennel. »
Henri Caffiaux, dans son propre article sur le beffroi [3], indique : « ses cloches, suspendues à d’énormes charpentes, appelaient successivement, l’ouvrier au travail, le magistrat au conseil, le peuple aux fêtes, aux armes, au vote, à l’incendie ; tous au repos à l’heure du couvre-feu, tous au mouvement et à la vie quand, le soleil levé, s’ouvraient les portes de la ville. » Appeler l’ouvrier au travail, c’est le rôle de la Curiande. Cette nouvielle cloque dou bieffroit faite en le prouvosté Jeh. Moiser (c’est-à-dire Jehan Moyset étant prévôt de la ville) figure dans les comptes municipaux de 1358. Le métal (cuivre et étain) est acheté au poids, et « c’est en Flandre [en l’occurrence à Tournai] qu’on va chercher Willaume de Saint-Omer, le fondeur, soit qu’il y eût son domicile, soit qu’il s’y trouvât momentanément pour une fonte de cloche » précise Henri Caffiaux. La cloche des ouvriers prend place au-dessus du gros bourdon, et une nouvelle charpente permet d’y remettre et rependre le petite cloque dou Consel.
Au passage, Henri Caffiaux estime que, si la cloche des ouvriers prend place au-dessus de la « grosse cloche », c’est que le gros bourdon existait avant 1358. J’ajoute : la petite cloche du Conseil aussi !
Curieusement, les « experts » de l’Ecole des Chartes, dans le rapide inventaire qu’ils donnent du contenu du beffroi au moment de sa chute [4], ne citent pas cette cloche des ouvriers. Mais ils disent, après avoir évoqué « le gros bourdon des fêtes publiques » : « Deux autres cloches portent la date de 1538 ». Auraient-ils inversé le 3 et le 5 ?
Toujours est-il que, le beffroi tombé, la Curiande s’en sort intacte, elle aussi. Et c’est dans le clocheton de l’Hôtel de Ville qu’elle va trouver en 1846 (d’autres auteurs parlent des années 1860) un nouveau nichoir pour ses presque trois tonnes.
Les chartistes, dans leur court article, continuent la liste des cloches trouvées dans les décombres : « La cloche qui sonnait l’heure au beffroi, si l’inscription a été bien lue, porterait la date de 1366. » Ils ont raison de s’interroger sur le déchiffrage, car cette cloche date plutôt de 1386. C’est le richissime prévôt de l’époque, Jehan Partis, qui a fait fondre cette lourde cloche (environ cinq tonnes) par Robert de Croisilles, ainsi que l’indique sur ses flancs une inscription posée « en trois lignes de belles lettres gothiques », dit Maurice Bauchond [5]. Il ajoute : « Ses faces portent un certain nombre de figures et une curieuse caricature représentant un âne tirant la langue et chargé d’une espèce de chapelle. »
Mais, nouveau mystère, Bauchond dit que « la cloche de l’heure … sonne au campanile de l’Hôtel de Ville ». Or je viens de lire que la place est prise par la Curiande, n’est-ce pas ?
Quelle qu’elle soit, des ouvriers ou de l’heure, la cloche de l’Hôtel de Ville va tomber une deuxième fois en mai 1940, lorsque le centre-ville de Valenciennes sera dévasté par un gigantesque incendie. Et une deuxième fois, elle va s’en sortir intacte !
La cloche au milieu des décombres de l'Hôtel de Ville en mai 1940 (photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine) |
Elle sera donc réinstallée en haut de l’Hôtel de Ville en 1959, cette fois sous la statue de Carpeaux illustrant « la Défense de Valenciennes », comme pour signer la fin de la reconstruction de la ville et de sa mairie. Elle sonne désormais les heures, au milieu du tintamarre automobile de la place d’Armes. Pour l’entendre (à midi pile), cliquez : https://youtu.be/izyCiDut8nI
(Photo Marc Goutierre sur la page Facebook de Richard Lemoine) |
Retour dans le beffroi. La cloche de la demi-heure, beaucoup plus petite que celle des heures, date de 1533, dit Arthur Dinaux (les chartistes disent 1538). Deux vers sculptés sur son pourtour donnent son nom : « Anne suis de nom sans discors, Réjouissant les cœurs par vrais accords. » Après sa chute dans l’effondrement du beffroi, Anne est retrouvée fendue.
Les chartistes trouvent encore deux cloches décorées du cygne de Valenciennes, portant le millésime de 1597 (tous les autres disent 1592) ; une septième non datée mais très ornementée, décorée notamment « de fleurs de lys, d’une madone, d’un Saint-Michel à cheval, et des armoiries flanquées de deux bâtons en croix de Saint-André » [6] ; enfin, une huitième et dernière, illustrée du cygne valenciennois et portant l’inscription : « Nous avons este fait pour l’orloge de Valenciennes, par moi Jean Delcourt et ses fils 1626 ».
Les Delcourt sont fondeurs de cloches de père en fils depuis la fin des années 1490. Jean Delcourt a officié dans ce métier entre 1596 et 1628. En 1609 il signe un contrat pour réaliser le carillon de la collégiale Saint-Germain de Mons : les cloches en furent fondues dans son établissement de Douai. Pour autant, Jean et ses fils furent itinérants, comme tous les fondeurs de cette époque ; on trouve leur signature sur des cloches à Béthune comme à Fontaine-l’Evêque près de Charleroi.
Au passage, j’ai une question : pourquoi le beffroi contenait-il une cloche pour les heures, une autre pour les demi-heures, et une autre encore pour l’horloge ?
Si j’en crois un inconnu [7] cité par le blog « haspres news », parmi les cloches tombées du beffroi doivent encore figurer celle des incendies, et celle du couvre-feu, qui depuis 1605 indiquait l’ouverture et la fermeture des portes de la ville. Cette dernière, dit l’auteur en 1901, aurait été transférée dans le clocher de l’église Saint-Géry.
Qui croire ?
Maurice Bauchond a une opinion très personnelle sur la question, et son témoignage m’oblige à ouvrir une autre grande page de l’histoire des cloches de Valenciennes : leur réquisition pendant la première Guerre mondiale par les Allemands qui avaient besoin de métal pour leur industrie d’armement.
En septembre 1917, en sa qualité de conservateur adjoint du Musée de Valenciennes, Maurice Bauchond est chargé par la municipalité de « visiter » les clochers de la ville et de mettre à l’abri les cloches les plus précieuses du point de vue de notre patrimoine historique. Dans son journal, il énumère celles qui disparaissent : cloches modernes, carillons, etc. Mais il réussit à demander la déconsignation de douze œuvres d’art suspendues dans les clochers. Il en donne la liste [8], et indique à cet effet quelles sont les cloches provenant du beffroi :
• Dans l’église Saint-Nicolas, « Cloche du XVIe siècle, très remarquable, provenant du beffroi, portant l'inscription : « Philippe Regu, Alexan. Parmens, Belez, Guhec 1592, Le Coyvre de Rosel de Rouchy Lujüs, pas prosfect D. Anto. Du duc de Parme, du prévost de Capue, de la Ville ».
Saint-Nicolas, qu'on appelle aussi l'église des Jésuites. Le clocher est quasi dissimulé derrière le fronton. (Photo P. Delevoy, extraite du site pormenaz.free.fr) |
• Dans l’église Notre-Dame du Saint-Cordon, « Cloche du Ban, ou Bancloche, vulgairement appelée « Jeanne de Flandre ». Cette cloche provient du beffroi écroulé en 1843 ; sans aucun ornement ni inscription, elle est l'œuvre de Guillaume de Saint-Omer, et a été fondue en 1358. Elle servait à annoncer les proclamations du magistrat et les solennités de la Ville. » Mais nous avons vu que ce n’est pas la Bancloque qui a été réalisée par Guillaume de Saint-Omer, c’est la Curiande.
Notre-Dame du Saint-Cordon, basilique depuis 1922 (Photo extraite du site basiliquesaintcordon.valenciennes.fr) |
• Dans l’église Saint-Géry, « Cloche du XVIe siècle, provenant du beffroi, très curieuse, fondue en 1592. Elle porte des sceaux, des armoiries et une inscription en vieille langue tudesque. » Mais il annonce sur son autre liste (voir ma note n° 8) : « Cloche très curieuse datée de 1483, avec inscription flamande, œuvre de Siméon Wagbane. » C’est à y perdre son latin, son flamand et son tudesque réunis ! Et jamais Maurice Bauchon ne précise s’il s’agit de la cloche qui sonnait l’ouverture et la fermeture des portes de la ville. Mais quelle qu’elle soit, pour l’entendre cliquez : https://www.dailymotion.com/video/x61o84 (enregistrement par Monique Vanhalst).
Saint-Géry a reçu ce clocher en 1851 pour remplacer le beffroi effondré. (Photo extraite du site basiliquesaintcordon.valenciennes.fr) |
Ce qui est certain, c’est que ces trois cloches « provenant du beffroi » seront sauvées de la dépendaison et de la fonte, en compagnie de quelques autres qui se trouvaient également dans ces clochers d’églises – y compris la cloche de l’horloge fondue par Delcourt, qui avait retrouvé place à l’Hôpital Général.
Pour les riverains, il n’est pas toujours facile de supporter le voisinage d’un clocher en pleine action, comme en témoigne ce petit entrefilet paru dans Le Courrier du Nord le 12 octobre 1881 :
(Bibliothèque de Valenciennes) |
Mais les cloches ne sont pas seulement source de tintamarre. Elles sont aussi les témoins du riche passé de Valenciennes. Lorsqu’elles chantent, c’est un peu de l’air du Moyen-âge qu’elles nous donnent à respirer… s’il s’agit bien d’elles !
[1] « Le beffroi de Valenciennes » in Archives du Nord, 2esérie, tome IV, 1873.
[2] « Vivre à Valenciennes sous l’occupation allemande, 1914-1918 », journal de Maurice Bauchond édité par le Cercle Archéologique et Historique de Valenciennes en 2018.
[3] « Le beffroi et la cloche des ouvriers en 1358 » in Mémoires historiques sur l’arrondissement de Valenciennes, 1873.
[4] Voir le court article in Bibliothèque de l’école des Chartes, 1843, page 400.
[5] Revue du Nord, tome 9, n° 35, août 1923.
[6] Bibliothèque de l’école des Chartes, opus cit.
[7] Signataire inconnu d’un article paru dans La Chronique de Valenciennes de 1901, que je n’ai pas pu lire mais qui est cité par l’auteur du blog haspresnews.e-monsite.com
[8] On dispose de deux listes : l’une citée par René Delame dans son livre « Valenciennes Occupation allemande 1914-1918, Faits de guerre et souvenirs » (1933) ; l’autre donnée par Maurice Bauchond lui-même dans son « rapport à la Commission du Musée de Valenciennes en sa séance du 17 février 1921 », présenté dans la Revue du Nord, op. cit.
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