Mi-septembre 1852, Valenciennes s’apprête à célébrer sa Fête patronale, à grand renfort d’événements et de récréations destinés à divertir la population. Au nombre des festivités, on annonce l’organisation d’un concert dont la grande vedette sera Gueymard, le ténor lyrique de l’Opéra de Paris, rien moins que le Pavarotti de l’époque !
L'Echo de la Frontière, 18 septembre 1852 (Bibliothèque municipale de Valenciennes) |
Louis Gueymard (1822-1880)[1] a été découvert par un chef d’orchestre lyonnais, qui l’entend chanter alors qu’il travaille aux champs avec son père et l’encourage à « quitter la charrue pour la musique ». Après les cours du Conservatoire de Paris, il débute à l’Opéra en 1848 dans le rôle de Robert le Diable (opéra de Meyerbeer), rôle qu’il chantera année après année…
Louis Gueymard en 1864 (photo extraite du site artlyriquefr.fr) |
En cette année 1852, Gueymard touche à l’Opéra de Paris 45.000 fr pour une saison de huit mois ; ce n’est pas le contrat le plus cher : l’autre ténor de l’Opéra, Gustave Roger, reçoit 60.000 fr pour huit mois. Les critiques admirent Gueymard pour sa voix, « solide et infatigable », « organe magnifique », « grande sonorité et mâle franchise ». Ils sont plus sévères quand ils parlent du chanteur, « médiocre », « laborieux », « un avare qui ménage son trésor ». L’un d’eux prévient : « Une preuve des ménagements qu’il a pour sa voix : jamais Gueymard ne chantera en dehors de l’Opéra. Vous le demandez pour une œuvre de bienfaisance, il trouvera mille prétextes pour refuser de chanter. Rendons-lui cette justice, que ces prétextes seront accompagnés d’un billet de 500 francs, qu’il enverra pour les pauvres. »
Autre nom à l’affiche du grand concert du 20 septembre : Zoé Duez. Cette soprano est née à Lille en 1830, et a commencé sa carrière lyrique à Bruxelles en 1850. Elle est engagée à l’Opéra de Paris précisément en septembre 1852. Débutante, elle est mal connue des aficionados ; Meyerbeer, de passage à Valenciennes quelques jours avant le concert, et à qui on demande son avis, avoue que « il ne la connaît pas, mais il assure que des artistes distingués qui l’ont entendue, lui en ont dit le plus grand bien [2]. » Nous voilà rassurés !
Zoé Duez (image extraite du site artlyriquefr.fr) |
Félix Godefroy en 1851 (image extraite du site BnF Data) |
Voici un exemple d’une de ses compositions pour la harpe (de 1878) :
https://www.youtube.com/watch?v=cRdzHgCrEww
A la tête de l’orchestre de l’Académie de musique de Valenciennes, qui se produira lors du « grand concert » du 20 septembre, on trouve Albert Seigne. Il est né à Tournai en 1822 (fils d’un maître à danser français), et est admis au Conservatoire de Liège en 1831. Il y suivra les cours de solfège et de violon jusqu’en 1837. Au passage, j’aime vous rapporter cette anecodte : « Le 24 août 1832 [il a dix ans], il obtient un second prix de solfège, cité après César Franck qui remporte, lui, un premier prix à l’âge de neuf ans et demi. Le 27 février 1834, Seigne obtient un premier prix de solfège et un accessit au violon, tandis que Franck a un premier prix de violon [3]. » Quand on connaît le destin du grand compositeur César Franck, on constate que Seigne ne concourait pas avec la piétaille ! A quinze ans il est nommé troisième chef d’orchestre au Théâtre royal de Liège, et en 1840 il devient professeur de violon au Conservatoire, toujours à Liège. Il devient ensuite chef d’orchestre à Caen, au Havre, à Brest, à Strasbourg, à Lille… et à Valenciennes.
La date approche et les préparatifs vont bon train, notamment au Théâtre qui se trouve alors sur la Place d’Armes, à côté de l’Hôtel de Ville.
Le joli théâtre de Valenciennes au début du XXe siècle (photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine) Tout le bâtiment a disparu, avec le reste de la place, dans le grand incendie de 1940. |
La construction de cette Salle de Spectacles – comme on l’appelle, plutôt que « théâtre » - remonte à 1781. Sa façade, de style ionique, a été dessinée par M. de Pujol alors prévôt de la ville. L’Indicateur de Valenciennes, en 1826, se félicite : « La salle est d’une coupe heureuse, et certainement la plus belle du département. » Les premières peintures intérieures ont été détruites par les bombardements autrichiens en 1793 ; le peintre Adrien Coliez (1754-1824), de Valenciennes, a donc été appelé pour refaire les décorations : il s’était fait une spécialité des décorations de maisons, d’hôtels particuliers, de théâtres… et des décors de scène.
Exemple de décoration de Coliez pour un "dessus de porte" d'hôtel particulier (image extraite du site pop.culture.gouv.fr) |
La date du concert approche et patatras : la municipalité apprend que Louis Gueymard ne viendra pas ! « Par une circonstance due à une indisposition de Mme Tedesco [4], écrit L’Echo de la Frontière, M. Gueymard est forcé de rester à Paris par suite des exigences du répertoire. » C’est une catastrophe pour les organisateurs (et ça nous rappelle le critique cité plus haut) ! Et l’on apprend que « le professeur envoyé une première fois à Paris (sans doute Albert Seigne), dut revenir en hâte à Paris (le 18 septembre !) pour négocier auprès de quelque autre grand artiste. »
Eh bien, aussi incroyable que cela paraisse, cet autre grand artiste sera Gustave Roger, l’autre ténor de l’Opéra. Monsieur Gueymard avait demandé 1.000 francs pour sa prestation ; Monsieur Roger a cédé à la supplique de Seigne pour 1.500 francs !
Gustave Roger (1815-1879) est devenu ténor lyrique contre l’avis de ses parents, qui voyaient en lui un notaire. Après des études au Conservatoire de Paris il fit ses débuts à l’Opéra-comique en 1838, où il connut un grand succès. Engagé à l’Opéra de Paris en 1848, il y chanta les grands rôles mais « sa voix, charmante mais d’un volume trop faible, s’y brisa en peu de temps. » Par-dessus le marché, il fut victime en 1859 d’un accident de chasse qui lui fit perdre le bras droit. Sans son bras, sans sa voix, il tenta de se faire comédien, mais finit comme professeur de chant au Conservatoire en 1869.
Gustave Roger (image extraite du site artlyriquefr.fr) |
A l’époque où il vient chanter à Valenciennes au débotté, le ténor est au sommet de son art. L’Echo de la Frontière se fait l’écho, justement, de l’enchantement que « le roi des ténors » produit sur le public en cette matinée du 20 septembre : « Roger a chanté l’air magnifique de Joseph [5]. Noblesse, sensibilité, accent dramatique, tout cela est réuni dans la manière dont ce grand artiste interprète ce chef d’œuvre. » Surtout, Gustave Roger ne manque pas de mettre à son répertoire des œuvres du compositeur valenciennois Edmond Membrée – notamment une ballade intitulée Page, écuyer et capitaine (https://imslp.org/wiki/Page,_%C3%A9cuyer,_capitaine_(Membr%C3%A9e,_Edmond)) ballade que, en vérité, il interprète dans chacun de ses tours de chant car, composée en 1851, elle lui a été dédicacée (« à son ami G. Roger ») par l’auteur.
Edmond Membrée (1820-1882), né à Valenciennes, a étudié l’harmonie et la composition au Conservatoire de Paris. Ballades, cantates, opéras, il compose essentiellement des œuvres vocales. On lit dans l’Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire qu’il était appelé « l’homme des pièces reçues car, dès qu’un théâtre ouvrait ses portes, il s’y précipitait pour faire agréer une des nombreuses œuvres qui dormaient dans ses cartons [6]. »
Edmond Membrée (photo extraite du site Paris Musées) |
Dans son compte-rendu paru le 23 septembre, L’Echo de la Frontière nous apprend la présence d’un quatrième artiste : « Un très jeune violoniste, M. Monasterio, a complété ce concert, en déployant un talent que bien des artistes arrivés à l’apogée de leur carrière, lui envieraient. » Il s’agit de Jesus de Monasterio (1836-1903), un virtuose tout jeune en effet en 1852 (16 ans), un Espagnol formé au Conservatoire de Bruxelles, et qui connaîtra dans son pays une gloire sans pareille comme violoniste, comme compositeur et comme enseignant (il aura pour élève Pablo Casals). Sa présence sur la scène de Valenciennes ce 20 septembre montre assez qu’Albert Seigne savait choisir ses artistes interprètes !
Monasterio en 1866 (image Wikipedia) |
Un succès, alors, ce concert ? Bien rattrapée, l’absence du ténor Gueymard ? Satisfaite, la municipalité de Valenciennes ?
Eh bien, non. Car l’histoire ne s’arrête pas là.
Le 7 juillet 1853, la presse valenciennoise diffusait un communiqué repris également par la presse spécialisée dans la musique, qui montre que le maire de Valenciennes (Honoré Carlier-Mathieu, tout juste élu le 18 septembre !) n’a pas du tout apprécié les improvisations du programme.
Le communiqué précise que la représentation du 20 septembre « devait être aussi l’occasion d’une œuvre pieuse » : les pauvres de Valenciennes devaient profiter des bénéfices du concert. Certes, le concert a eu lieu ; mais la nouvelle de l’absence de Gueymard s’était propagée en ville, tandis que la présence de Roger n’avait pas pu être annoncée. « Un grand nombre de personnes, restées dans l’incertitude, s’abstinrent de prendre des billets, si bien que les frais ne furent pas couverts. » Et l’on n’eut rien à donner aux pauvres.
Le maire de Valenciennes a donc décidé – approuvé par son conseil municipal et autorisé par le préfet – d’assigner Louis Gueymard en justice pour exiger de lui « le dédit de 1.000 francs stipulé lors de l’engagement fait par ce dernier de venir chanter. »
Peine perdue : le tribunal a estimé que le maire, en acceptant Monsieur Roger contre Monsieur Gueymard sans protester, avait ratifié l’échange et qu’il avait ainsi exonéré Louis Gueymard de toute obligation. La demande du maire a été rejetée.
En France, dit-on, tout finit par des chansons. Cette fin-ci ressemble plutôt à une fausse note.
Pour information, je vous donne le programme entier
des festivités de ce mois de septembre 1852 :
9 au 18 septembre : exposition agricole départementale du Nord,
à l’Hôtel de Ville.
12 septembre : procession du Saint-Cordon
en présence de l’Archevêque.
13 septembre : bénédiction de la première pierre
de l’église Notre-Dame du Saint-cordon
15 septembre : ouverture de la Foire de Valenciennes
16 septembre : ouverture du Congrès des agriculteurs
du Nord de la France, à l’Hôtel de Ville.
(18 septembre : élection d’un nouveau conseil municipal)
19 septembre à St-Amand : concours agricoles
(bestiaux, instruments, labourage).
19 septembre et jours suivants, jeu de balle sur la Place Verte.
19 et 20 septembre : tir à l’arbalète sur l’Esplanade ;
tir à la perche à St-Waast-là-haut.
20 septembre à onze heures du matin :
grand concert vocal et instrumental à la Salle de Spectacle.
20 septembre à deux heures : distribution des récompenses agricoles,
à la Salle du Théâtre.
26 et 27 septembre : tir à l’arc à la perche sur l’Esplanade ;
tir à la cible pour la garnison.
[1] Presque toutes mes informations sur les musiciens cités ici proviennent d’un site internet merveilleux : artlyriquefr.fr
[2] L’Echo de la Frontière, 9 septembre 1852.
[3] J. Muller, « Influence de l’enseignement liégeois sur l’école française de l’alto » in Revue belge de Musicologie n° 47 (1993).
[4] Fortunata Tedesco, contralto née en Italie en 1826, retirée de la scène en 1866.
[5] Composé par Etienne Méhul, l’auteur du célèbre Chant du départ.
[6] Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire, par Albert Lavignac et Lionel de la Laurencie, Librairie Delagrave, Paris, 1931.
Ce blog est toujours aussi passionnant. L'histoire du ténor devenu chanteur lyrique alors qu'il était destiné au notariat m'a fait sourire.....!
RépondreSupprimerAmitiés, Bernard D.
Merci Bernard ! ravie que ces histoires arrivent à te distraire !
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