Le cimetière Saint-Roch à Valenciennes est surnommé « le petit Père-Lachaise », parce qu’on y trouve des sépultures d’hommes célèbres avec des monuments réalisés par d’autres hommes célèbres. Célèbres, ou presque. Ainsi, qui est ce Jérémie Cacheux dont j’ai découvert la stèle avoisinant celle de mes aïeux ? La pierre, sans aucune date, ornée d’une jolie fontaine, proclame qu’il fut « introducteur des eaux potables à Valenciennes », formule surmontée de son portrait en bronze.
Tombe de Jérémie Cacheux au cimetière Saint-Roch de Valenciennes
(photo personnelle)
L’enquête a été longue, et elle a résulté en deux histoires différentes : celle de Jérémie Cacheux, et celle de l’introduction de l’eau potable en ville. Car la deuxième s’est faite sans le premier, malgré ce que j’ai pu lire ici et là sous la plume de plusieurs auteurs.
Deux mots tout de suite de l’introduction de l’eau potable, qui fut un chantier pharaonique. L’histoire mérite un chapitre à part entière, avec ses protagonistes, ceux qui étaient pour, ceux qui étaient contre, ceux qui en ont profité ; avec aussi ses aléas dus à la réalité des choses, entre les décisions prises par le conseil municipal et les contraintes dictées par le terrain et la nature du sol… Un vrai feuilleton, que je n’ai pas fini de défricher.
Jérémie Cacheux n’est associé à cette histoire que par un fil très mince, comme nous le verrons. Il s’est intéressé au problème, mais comme “amateur éclairé“, pas comme technicien.
Il est né à Anzin le 5 Thermidor an 5 (soit le 23 juillet 1797), fils de Joseph Cacheux qui était meunier à Valenciennes. Il se marie à 37 ans (le 18 février 1835 à Valenciennes) avec une jeune fille de 17 ans, Marie Holaind, fille d’un architecte de Valenciennes. Ensemble ils auront quatre enfants : Félix en 1836, Auguste (dont nous reparlerons) en 1837, Jérémie en 1839 et Georges en 1842.
Dans son jeune temps – avant son mariage – Jérémie Cacheux a sans doute suivi les cours gratuits des Académies de peinture et de sculpture de Valenciennes. On retrouve en effet son nom parmi les auteurs des œuvres exposées en 1828 lors de la grande Exposition Publique, présentant des artistes renommés mais aussi de parfaits inconnus.
Notre homme est l’auteur du “dessin“ numéro 14 (« Un cadre renfermant plusieurs silhouettes découpées d’idée et sans esquisse ») et de la sculpture n° 17 (« Un oiseau expirant de la piqure d’un serpent »). On ignore si ces œuvres ont attiré l’attention des amateurs… Le meunier, en tout cas, n’a pas persisté dans la voie artistique.
Car il est bien meunier de profession, même si les actes d’état-civil le nomment invariablement « propriétaire ». Pour preuve, en décembre 1838, Jérémie Cacheux passe devant le tribunal correctionnel de Valenciennes pour répondre de faits remontant au mois d’octobre : une rupture de digue du canal de l’Escaut provoqua une importante inondation des propriétés riveraines. « Les sieurs Jérémie Cacheux et Fidèle-Amand Duez, propriétaires, le premier du moulin de la Citadelle, le second du moulin des Moliniaux, sont prévenus d’avoir, en retenant les eaux à 40 centimètres au-dessus du point de navigation, causé la rupture de la digue et par suite l’inondation », rapporte L’Echo de la Frontière (13 décembre 1838). Les témoignages seront extrêmement techniques, mais le tribunal mettra les deux meuniers hors de cause.
La Justice est sans rancune. Le 2 mai 1857, le Journal de Roubaix publie « la liste des jurés pour la session des Assises qui s’ouvre le lundi 4 mai » : Jérémie Cacheux est du nombre.
A deux autres reprises, les activités professionnelles de Jérémie Cacheux portent son nom dans la presse. Le 21 février 1832 dans Le Courrier du Nord :
La rue Bracqmart est aujourd'hui la rue Henri Lemaire
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Et le 2 avril 1840, toujours dans Le Courrier du Nord :
La place de la Thierrée se trouvait dans le quartier du Béguinage, proche de la Rhonelle
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Et puis, en 1848, c’est lui, Jérémie Cacheux, qui adresse une lettre aux journaux avec une « prière d’insérer » à laquelle la presse se plie bien volontiers – avec les réserves d’usage.
L'Echo de la Frontière, 21 septembre 1848
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Sa “lettre ouverte“ s’adresse au Conseil municipal, à qui il souhaite donc soumettre le projet suivant : « faire parvenir l’eau pure au centre de la ville de Valenciennes ». « Il est très possible, dit-il, moyennant une dépense de 60 mille francs environ, de faire surgir sur la Place d’Armes et les places publiques de la ville, des jets continus d’une eau potable dont les sommets s’élèveraient, par la puissance réelle de la chute, à 7 mètres à peu près au-dessus du niveau du sol. » Et cela, sans la moindre machine ! « D’après mon tracé, poursuit-il, [les eaux] arriveraient naturellement de leurs sources par un seul et unique tuyau » ; au fur et à mesure que le besoin l’exigerait, on viendrait brancher sur ce tuyau « les artères nécessaires » pour porter l’eau dans chaque quartier de la ville.
Puis, à court d’arguments techniques, il présente des raisons d’adopter son projet, disons, plus curieuses. D’abord, de belles fontaines enjoliveraient la ville, devenue bien laide depuis la chute du beffroi (il s’est écroulé en 1843) ; des fontaines publiques ornées de statues amèneraient sûrement les voyageurs du chemin de fer à visiter Valenciennes comme ils visitent Paris ou Bruxelles. Son projet, d’ailleurs, est presque « une inspiration divine » puisque la source qu’il a repérée se nomme Fontaine Dame Grosse, « un véritable don du ciel ». Et il garde le meilleur pour la fin : « Si Valenciennes fut délivrée de la peste l’an mil huit, par le miraculeux cordon de la Sainte Vierge, je fais, moi aussi, des vœux, dans l’intérêt public, pour la voir un jour délivrée de ses eaux malsaines à l’aide de cette source merveilleuse, qui, sans mes recherches, serait probablement encore un mystère. »
Le Conseil municipal ne donna pas de suite à cette missive. Pourtant, il travaillait déjà à cette époque à l’introduction des eaux potables en ville, confronté qu’il était à l’insalubrité notoire des points d’eau de Valenciennes. Construite sur un lacis de canaux, la ville ne faisait guère de différence entre un égout à ciel ouvert, un ruisseau à laver le linge, un puits où trouver de quoi boire. La situation devenait catastrophique. Une commission avait donc été nommée pour étudier des solutions. En mai 1849, cette commission donne lecture au Conseil de son rapport – mais ensuite, bizarrement, rien ne se met en route.
Le temps passe, et Jérémie Cacheux revient à la charge, si je puis dire, en publiant en mai 1857 un petit opuscule intitulé « Recherches sur les diverses fontaines qui environnent Valenciennes, Moyens d’y amener l’eau potable et de la faire jaillir à plusieurs mètres au-dessus du sol de la place. Mémoire adressé aux habitants de la cité, et spécialement à Messieurs les membres de la Société impériale d’agriculture, sciences et arts et l’arrondissement de Valenciennes ».
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Depuis quelque temps en effet, il est “membre associé libre“ de cette Société. En 1849 il présente à ces messieurs deux “inventions“ : l’une est un « appareil de sauvetage, pour éviter les accidents attachés à la descente des ouvriers dans les mines » ; l’autre est un engrais nouveau, qu’on obtiendrait en utilisant « l’eau et la vase des fossés et des marais, pour en faire un engrais liquide, en y mélangeant de la chaux, dans la proportion d’un hectolitre pour 23 ares. » Sur ce sujet on lui répond que « ce procédé est connu depuis longtemps et que la quantité de chaux indiquée n’est pas suffisante. » Il invite encore ces messieurs à s’occuper de la question du “blé noir“, à quoi on lui fait savoir que « la Société fait de constantes études sur cette importante question » (séances du 25 août et du 15 septembre 1849). Pas facile de trouver sa place parmi les savants !
Pour en revenir à l’eau, dans son petit livre, Jérémie Cacheux présente – après avoir rappelé la teneur de sa “lettre ouverte“ de 1848 – toutes les sources et fontaines où la ville de Valenciennes pourrait aller puiser de l’eau potable. Il les envisage en deux parties : celles de la vallée de la Rhonelle, et celles du voisinage de l’Escaut. Il donne les noms des fontaines, leur situation géographique, les noms des propriétaires des terrains où elles se trouvent, et il estime leur débit. Il indique enfin le tracé que devrait suivre en ville le tuyau principal de l’arrivée d’eau. Au total, il décrit treize sources dont Valenciennes pourrait tirer profit. Il conclut en affirmant que « toutes ces sources, convenablement dirigées, pourraient 1° procurer aux habitants de Valenciennes l’eau potable qui leur est nécessaire ; 2° procurer de plus aux industriels et aux établissements publics une assez grande quantité d’eau. » Et il exhorte l’administration municipale à adopter ses idées et ainsi écrire « une des plus belles pages de l’histoire de Valenciennes. »
Mais, à nouveau, son propos n’est suivi d’aucun effet dans les rangs de la municipalité.
Cette rue de Valenciennes porte le nom d'une des fontaines décrites par Jérémie Cacheux
(photo personnelle)
Ce n’est qu’à partir de 1860 que le conseil municipal, sous la houlette du maire Louis Bracq, va relever ses manches et lancer concrètement le chantier de l’introduction des eaux potables en ville. Il en confiera les rênes à son Ingénieur des Ponts et Chaussée, un certain Masquelez, qui mènera la construction à son terme contre vents et marées.
Mais dans l’épais dossier qui aujourd’hui se trouve aux Archives municipales, nulle part il n’est question de Jérémie Cacheux, jamais il n’est cité comme ayant éclairé les professionnels dans le choix des sources, des tracés, ni de quoi que ce soit. C’est à se demander si son petit ouvrage a été lu par l’un ou l’autre membre du conseil municipal !
Cette eau potable en ville, Jérémie Cacheux n’en verra pas la couleur : il décède chez lui, rue de la Viewarde, le 12 janvier 1858. Le silence assourdissant laissé par ses recherches irrite, me semble-t-il, son fils Auguste. J’en veux pour preuve un feuillet qu’il fait publier en 1898, alors qu’il est lui-même conseiller municipal, toujours à propos de l’eau potable, mais cette fois pour l’introduire dans les quartiers créés après le démantèlement des remparts. Virulent, il écrit : « il est de mon devoir de rappeler ici à mes concitoyens (et beaucoup l’ignorent), qu’en mai 1857, il y a 41 ans, un Valenciennois, M. Jérémie Cacheux, mon père, a fait paraître une brochure ainsi intitulée… » etc. Utilisons ces fontaines, tonne-t-il dans son document (gardé à la bibliothèque municipale), et laissons l’eau couler jusqu’à nous. J’ignore si, à son tour, il a été entendu.
Auguste s’est marié sur le tard, en 1905, avec Sylvanie Paul, née en 1861 (lui, souvenez-vous, était de 1837). Sylvanie Paul, c’est le nom de l’artiste indiqué sur le feuillet-guide du cimetière Saint-Roch, comme ayant réalisé le portrait de Jérémie Cacheux sur sa tombe.
Et je me pose la question : est-ce la famille qui a décidé de faire graver l’épitaphe… pas tout à fait exacte… sur la stèle du pater familias, pour lui donner post mortem la reconnaissance qu’il n’a pas connue de son vivant ?
Il est toujours dommage de terminer une enquête par une question. Mais celle-ci en entraîne une autre : pourquoi pas ?
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