mercredi 22 décembre 2021

Rubens est-il l'auteur de nos Rubens ?

 Au début de l'année 2021, la ville de Valenciennes a fait l’acquisition, pour son musée, d’un merveilleux biscuit produit par ce qui fut la fabrique de porcelaine de Valenciennes, disparue à la Révolution[1]. Ce biscuit, une Descente de Croix, est l’œuvre de Fickaert, nom d’artiste de Barthélémy Verboeckhoven (1759-1840), et chaque fois qu’on en parle on s’empresse d’ajouter que le sujet en fut inspiré par une autre Descente de Croix, également au musée, une toile de Rubens datée de 1614-1615.

Descente de croix, par Fickaert
(photo Association des Amis de la Porcelaine de Valenciennes)

Descente de croix, par Rubens
(photo webmuseo.com)

Bien sûr, la Descente de Croix la plus célèbre de Rubens, ce n’est pas celle de Valenciennes, c’est celle d’Anvers, qu’on admire à la cathédrale : 

Descente de croix, par Rubens
(photo Wikipedia)

Et vous m’avouerez que, quand on les regarde, on se demande comment ces deux tableaux peuvent être du même peintre. En 1989 déjà, Jacques Kuhnmünch, conservateur du musée de l’époque, faisait part de ses doutes à ce sujet. Dans un catalogue d’exposition[2] il écrit : « L’histoire de cette peinture est inconnue. La première mention remonte aux inventaires révolutionnaires. Mentionnée comme “école de Rubens“, elle est considérée comme originale par M. Rooses (1888) mais il émet cependant des doutes sur son authenticité. » Et il termine ainsi sa réflexion : « Le schéma vertical est assez inhabituel chez Rubens ; la faiblesse de certains visages et le manque de brio de l’ensemble doivent nous inciter à considérer ce tableau comme une œuvre de l’atelier, sinon comme une copie. »

 

Lors de l’Exposition Publique de 1828, organisée par l’Académie de peinture, sculpture et architecture de la ville de Valenciennes, cette toile est présentée dans la salle numéro 8. Elle figure au catalogue (n° 9) dans les termes les plus lapidaires : « Christ sur la croix, attribué à Rubens. » A côté d’elle (n° 8), est présenté un tableau semble-t-il un peu similaire : « Descente de croix, restaurée par M. Momal ». Jacques-François Momal (1754-1832) est un peintre et graveur qui enseigna à l’Académie de Valenciennes dès sa création en 1785.

Six ans plus tard, le 30 juin 1834 le maire, Jean-Baptiste Flamme, donne lecture à son conseil municipal d’un rapport signé par cette Académie de peinture à propos des « tableaux de Rubens placés à Saint-Géry » : il s’agit de « se hâter de les restaurer » pour « préserver ces chefs-d’œuvre de la destruction totale dont ils sont menacés », rien que ça ! Le conseil votera sur le champ un crédit de mille francs pour faire face à la menace. Mais on parle de plusieurs tableaux de Rubens, quels sont-ils ?

 

Dans l’église Saint-Géry se trouvent à l’époque les tableaux religieux qui décoraient auparavant l’église Notre-Dame de la Chaussée, détruite pendant la Révolution. L’inventaire révolutionnaire auquel Jacques Kuhnmünch faisait allusion plus haut, daté du 17 Prairial An 9, indique en toutes lettres : « De la paroisse de la Chaussée. Un tableau sur toile, représentant une descente de croix, de l’école de Rubens, de 10 pieds 6 pouces, sur 5 pieds 6 pouces. Remis dans le corridor du musée et ensuite aux marguilliers[3] de St-Géry, par ordre du Préfet. Reçu n° 2 »[4]. Mais c’est la seule toile qui soit citée comme provenant de la Chaussée.

Dans son « Histoire ecclésiastique[5] », Simon Le Boucq raconte l’histoire de la fondation de cette église et ajoute : « L’an 1599, les paroissiens firent faire la belle et somptueuse peinture de la table d’autel du chœur, contenant l’Adoration des trois roys, pièce autant rare qu’il se puît rencontrer, ayant été faite par le fameux peintre Martin de Vos d’Anvers, et pour laquelle il eut seulement la somme de cinq cents florins de vingt patars pièce. » Martin de Vos (1532-1603)[6] n’est pas Rubens, mais au moins cette œuvre est-elle signée et sa provenance avérée. Pourtant, elle ne figure pas dans l’inventaire du 17 Prairial An 9.

 

Adoration des Mages par de Vos
(photo fr.muzeo.com)

On trouve cependant dans cet inventaire une autre œuvre de Rubens : le retable de Saint-Etienne, un triptyque peint sur bois. Le tableau central a été dissocié de ses deux volets. Ils sont ainsi décrits : « Un tableau peint sur toile par P. P. Rubens, représentant Saint Etienne lapidé, de 13 pieds 3 pouces de haut, sur 8 pieds 6 pouces de large (165). Un autre tableau peint sur bois du même artiste, étant à deux faces. D’un côté représente l’annonciation et de l’autre la mort de Saint Etienne, de 12p ieds 8 pouces de haut, sur 8 pieds 2 pouces de large (164, 166, 167). »

Cette œuvre provient de l’abbaye de Saint-Amand. « A la Révolution, indique encore Jacques Kuhnmünch[7], le tableau se retrouve à Valenciennes. Entre 1804 et 1838, il va faire l’objet de querelles stériles entre la fabrique de Saint-Géry et la municipalité suite au prêt temporaire qu’elle avait accordé à cette paroisse pour décorer l’église. La fabrique revendiquant la propriété de l’œuvre, il faudra un arrêt du Conseil d’Etat en date du 11 novembre 1838 pour que la ville entre à nouveau en possession du retable. »

 

Le martyre de Saint Etienne par Rubens
(photo prixm.org)

Mais les bisbilles se poursuivent. En 1859[8], un des conseillers municipaux interpelle le maire (Louis Bracq) à propos des « tableaux de Rubens anciennement déposés dans le chœur de l’église St Géry ». Il relève que la ville ne les a récupérés « qu’à la suite d’une transaction onéreuse. » Félicien Machelart, dans « Les Saisies révolutionnaires », indique en effet que la somme accordée à St Géry par le conseil municipal en compensation du triptyque de Rubens a permis à la fabrique d’acheter deux autres tableaux. Notre conseiller se demande s’il n’y aurait pas un moyen ou un autre de récupérer tout ou partie de cette somme… Émoustillé par cette idée, un autre conseiller, au cours de la même séance, rappelle à ses chers collègues que l’Adoration des mages de Martin de Vos, « tableau de grande valeur », se trouve toujours dans l’église St-Géry, « et il serait bon de remonter à l’origine de la propriété. » Nommons une commission, s’exclament ces messieurs, et tâchons de revendiquer « les tableaux appartenant à la Ville qui pourraient être encore indument détenus. » Le maire n’est pas chaud. Le premier conseiller s’entête. Le deuxième souhaiterait surtout récupérer le Martin de Vos.

Pour clore l’affaire, Louis Bracq fait passer des membres de l’Académie de peinture pour examiner les tableaux qui se trouvent dans l’église St Géry. Edouard Ewbank, secrétaire perpétuel de cette académie, fait son rapport : « La descente de croix de l’école de Rubens et la Passion de notre Seigneur (auteur inconnu) sont des tableaux qui sont mieux placés dans une église qu’ils ne le seraient au musée, leur mérite n’ayant rien d’exceptionnel. Quant à l’Adoration des mages de Martin de Vos, le Conseil pense que ce tableau, dont le mérite est incontestable, figurerait avantageusement au musée de la ville, où il pourrait recevoir la restauration et les soins que son état exige. »

Le maire décide donc de limiter au Martin de Vos la réclamation de la ville. Nous savons, nous, grâce à Simon Le Boucq, que le tableau avait pourtant été commandé et acheté par les paroissiens de l’église de la Chaussée.

 

Et la Descente de croix ? On en reparle en l’an 2000. La banque BNP Paribas soutient de son mécénat la restauration du tableau. Son communiqué de presse est un « copié-collé » du texte de Patrick Ramade, conservateur de l’époque, qui dans le catalogue du musée présente la toile comme un pur chef-d’œuvre bien représentatif de l’art de Rubens. Je vous le cite in extenso : « Exécutée vers 1614-1615, cette oeuvre, abritée autrefois dans l'ancienne église Notre-Dame-de-la-Chaussée à Valenciennes, est remarquable par son caractère homogène et dynamique. Tout l'art du peintre est au service de la représentation d'un drame qui se meut en acte de foi : les puissants volumes des corps, les gestes, les regards qui prolongent de façon très significative les mouvements, tous expriment le pathétique et sont chargés de bouleverser le spectateur. Dans chaque version du thème, qu'il a souvent abordé, le grand peintre d'Anvers, renouvelle sa vision. Ici, c'est le geste de la Vierge, ouvrant largement les bras pour accueillir le corps du Christ, qui étonne presque par sa spontanéité. Le dialogue entre les deux corps, que pas même saint Jean ne saurait troubler, puisqu'il nous tourne le dos, est une grande invention de Rubens. »

Voici deux petits films, deux reportages sur la restauration du tableau :

https://video-streaming.orange.fr/actu-politique/valenciennes-presentation-du-tableau-restaure-la-descente-de-croix-de-rubens-CNT000001eaICL.html

Les experts du XIXe siècle sont enterrés !


Le 31 mars 2022, découvrant cet article sur le blog des Amis du Musée, les conservateurs du musée de Valenciennes ont rédigé cette “réponse“ :


[1] Voir dans ce blog mon article « Quelle est cette vaisselle qui disparut à la Révolution ? », posté en février 2020.

[2] « Les saisies révolutionnaires au Musée de Valenciennes », exposition 10 novembre 1989 – 28 février 1990, édition de la Société des Amis du Musée de Valenciennes.

[3] Les marguilliers sont les membres de la fabrique, c’est-à-dire du conseil chargé de l’entretien et de la gestion de l’église.

[4] « Les saisies révolutionnaires », op. cit., pièce annexe.

[5] « Histoire ecclésiastique de la ville et comté de Valenciennes », manuscrit de 1650 de Simon Le Boucq, édité en 1844 chez Prignet imprimeur, page 71.

[6] Martin de Vos, écrit Félicien Machelart dans « Les Saisies révolutionnaires » (op. cit.), avait des attaches valenciennoises. Son épouse était la nièce de Marie Leboucq (sans parenté avec Simon Le Boucq), calviniste convaincue et mariée au gouverneur de Valenciennes, Michel Herlin.

[7] Op. cit.

[8] Conseils municipaux de Valenciennes, délibérations du 10 mai, 4 juin et 10 août 1859. Archives municipales.

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