Ou : L’introduction de l’eau potable à Valenciennes, chapitre 3 – Les opposants.
Aucun quartier de Valenciennes ne possède de bonne eau : c’est la conclusion de toute une série d’études et d’analyses, qui a conduit la municipalité à opter pour amener de l’eau potable en ville depuis des sources des villages voisins. Ces localités, Marly et Aulnoy, sont situées en hauteur par rapport à Valenciennes, ce qui facilite bien sûr la “descente“ de l’eau vers la ville. Le choix définitif des sources est confié à Monsieur Masquelez, ingénieur des Ponts-et-Chaussées chargé de mener le projet à bien. Il utilise, pour l’aider dans ce choix, un instrument qui vient d’être inventé : l’hydrotimètre, un appareil qui permet de connaître rapidement la nature et la quantité des minéraux et autres sels contenus dans l’eau.
Un hydrotimètre
(image extraite du site flickr.com)
Les résultats des mesures effectuées conduisent à sélectionner quatre sources, toutes situées dans la vallée de la Rhônelle. Il s’agit, sur la rive droite, de la fontaine Prouveur à Aulnoy ; puis à Marly, sur la rive gauche la fontaine Bouillon et la Dame-Grosse, et les Fontinettes sur la rive droite.
La vallée de la Rhonelle rejoint celle de l'Escaut à Valenciennes,
depuis les “hauteurs“ d'Aulnoy
(image extraite du site fr-fr.topographic-map.com)
La qualité de ces eaux est excellente, mais leur quantité sera-t-elle suffisante ? Monsieur Masquelez effectue des jaugeages compliqués, additionne, multiplie, divise, et arrive au résultat de 11.100 hectolitres d’eau par 24 heures au minimum. A raison de 20.600 habitants intra muros à cette époque, chacun disposera de 54 litres d’eau par jour. Et cette quantité est la plus basse envisagée, calculée après trois étés de sécheresse. Monsieur Masquelez estime qu’en réalité les quatre sources amèneront 25.000 hectolitres, soit 121 litres par habitant, « ce qui constituera une distribution très abondante[1], » se félicite-t-il. Bien sûr, ajoute-t-il, il ne faudrait pas que la population augmente trop – mais il repousse cette hypothèse, vu « la condensation de la population actuelle dans une enceinte limitée pour longtemps et probablement pour toujours. » Comment pourrait-il imaginer, en effet, que les remparts seront rasés trente-cinq ans plus tard ?
Quoi qu’il en soit, il faut maintenant acheter les sources aux propriétaires des terrains sur lesquels elles se trouvent, et acquérir aussi toutes les parties de parcelles qui accueilleront les tuyaux et aqueducs pour le transport de l’eau depuis les sources jusqu’à Valenciennes. Mais pour obtenir le classement de son projet en “utilité publique“ (un projet classé d’utilité publique autorise les expropriations, si besoin est), la municipalité doit le soumettre à une enquête.
1er décembre 1860
(Archives départementales du Nord)
9 février 1861 (difficile à photographier, désolée !)
(Archives départementales du Nord)
Un registre est ouvert en ville, où les mécontents et les opposants viennent s’exprimer. Ils seront trente-cinq sur le registre, une quinzaine d’autres enverront des courriers.
Certains ont le mérite d’être très francs dans leur argumentation :
"Ge m'oposse au dit projet parce que g'ai de l'eau chez moi"
(Archives départementales du Nord)
« L’eau est excellente chez moi », plus d’un opposant estime que dans ces conditions il est inutile de se lancer dans les grands travaux annoncés ! Un Monsieur Léon Noël pousse la réflexion un peu plus loin et donne un détail jamais abordé : « Si les eaux que l’on utilise dans toutes les maisons étaient si mauvaises qu’on le pense, est-ce que cet homme qui promène en ville de l’eau de la fontaine Famars n’aurait pas un plus grand débit ? Tout le monde sait combien peu il vend de son eau. » Ce monsieur parle là du porteur d’eau, un de ces “petits métiers“ indispensables à la vie quotidienne à l’époque. Il puisait l’eau à la fontaine publique et la vendait aux particuliers, la portant jusque dans les étages au besoin.
Le porteur d'eau
Gravure tirée du livre "La houille blanche", sur le site shf-ihb.org
Ces porteurs ne devaient pas être nombreux à Valenciennes, et notre Léon Noël ne mentionne l’existence que d’un seul. Dans la plupart des documents, ce sont les domestiques qui sont indiqués comme effectuant les allers-retours à la fontaine publique, et le “temps perdu“ dans ces déplacements.
Un grand nombre des opposants font référence à la presse, et aux arguments qu’ils ont lus notamment dans L’Echo de la Frontière. Curieusement, leurs formulations sont tellement similaires les unes aux autres qu’on les croirait dictées par un tiers… (mais cette opinion m’est personnelle).
"Je m'oppose au projet ci-dessus pour les raisons que j'ai lues dans le journal L'Echo de la Frontière
n° 5880 du 7 février et n° 5886 du 23 février"
(Archives départementales du Nord)
Quoi qu’il en soit, c’est aussi dans la presse, en effet, que la guérilla se déchaine. Des pages entières sont consacrées au sujet, on remonte à l’antiquité romaine pour brandir “le bon exemple“, on s’étrangle devant le coût annoncé des travaux (630.000 francs de l’époque, pris sur l’emprunt de deux millions), on s’offusque de l’étude à l’hydrotimètre qui ne vaut pas une bonne et sérieuse analyse chimique… Deux médecins, les docteurs Branche et Lefebvre, feront de gros dégâts dans l’opinion publique en publiant un opuscule contre le projet[2], leurs arguments reposant sur l’éventuel danger de distribuer de l’eau sans l’analyser à fond. Un de nos citoyens, Monsieur Divuy, amateur de bisbille (c’est un habitué de l’opposition aux projets municipaux), insère même dans la presse une fausse pétition adressée au ministre de l’Intérieur pour faire cesser les travaux. Il va jusqu’à mettre en doute la propreté de l’eau de Marly où, constate-t-il, de nombreux habitants sont affligés de goitres – les goitres étant dus, comme chacun sait, à la consommation d’une eau mal aérée ! Le maire Louis Bracq répondra à tout ce monde en publiant lui aussi un petit livret, reprenant les arguments point par point[3]. Tout cela est très virulent – mais empreint d’une exquise politesse – et le Sous-préfet finira par alerter le Préfet sur le sujet, pour attribuer au plus vite le statut d’utilité publique.
J’en finirai avec les opposants en mentionnant un dernier signataire, mais non le moindre. Il s’agit de Félix Cacheux, meunier, fils de Jérémie Cacheux, l’homme qui exhortait la municipalité, une dizaine d’années plus tôt, à introduire en ville les eaux des sources qu’il avait repérées[4]. Un comble !
Désormais – l’utilité publique ayant été déclarée et le Conseil général des Ponts-et-Chaussées ayant approuvé le projet de Monsieur Masquelez – il est temps d’acquérir les sources et les terrains destinés à faire passer les tuyaux. L’opération se passe tout d’abord en douceur. Les quatre sources sont achetées, avec un peu de terrain qui les entoure « nécessaire à l’établissement des pavillons destinés à accéder aux regards correspondants », à leurs propriétaires, c’est-à-dire Monsieur Miroux pour la source Prouveur, Monsieur Lehardy du Marais pour la source Bouillon, Monsieur Dupont-Dogimont pour la fontaine Dame-Grosse, et les héritiers Denoyelle pour les Fontinettes. Puis vont défiler toute une série de petits propriétaires, trente-six en tout, à qui Valenciennes va racheter le « sol tréfoncier, sur une largeur de 4 m, pour la construction des aqueducs et pour la garantie de leur conservation. » Songez à la paperasserie : un acte de vente par lopin de terre !
Tout semble aller pour le mieux, quand l’un des petits propriétaires décide de faire obstruction : Cyprien Druesne, meunier de Marly, refuse de vendre sa parcelle. Il déclare que la fontaine Dame-Grosse se trouve dans sa propriété et non dans celle de Monsieur Dupont-Dogimont ; qu’en conséquence c’est à lui qu’il faut l’acheter ; et qu’en attendant, il décide de couper l’eau à la ville en détournant le ruisseau. Consternation à la municipalité ! Pour ce qui est de la propriété de la source, ils iront au tribunal. Pour ce qui est de la parcelle où doit passer l’aqueduc, Monsieur Masquelez désespère car il voudrait terminer ces travaux avant l’arrivée des froids de l’hiver. Des décrets obligeront Cyprien Druesne à laisser effectuer la pose de l’aqueduc et la construction du pavillon de la source, mais en 1865 le tribunal civil de Valenciennes lui octroiera 2.000 francs d’indemnités d’expropriation.
D’autres petits propriétaires demanderont des indemnités : untel parce que sa parcelle traversée par l’aqueduc est plantée en osiers, il faut lui payer la perte ; un autre parce que la pose du tuyau a nécessité « l’occupation temporaire d’une surface de trois ares dont la récolte ainsi que la perte du fumier ont été évalués à sept francs par are[5] ». Après l’achat de la fontaine Prouveur à Monsieur Miroux, une de ses héritières, la veuve Baisier-Miroux, constata que l’eau de cette fontaine n’alimentait plus son abreuvoir, d’où elle réclama indemnités. Monsieur Miroux était tout prêt à refiler le bébé à la ville de Valenciennes, désormais propriétaire de cette fontaine ! L’affaire passa devant le tribunal, épargnant notre ville[6].
Plus tard, dans un des nombreux écrits qu’il laissera à propos de la distribution d’eau potable dans les villes, Auguste Masquelez se souviendra de toutes ces déconvenues : « Nous croyons devoir émettre l’opinion que toutes les villes encore dépourvues d’une distribution en eau potable doivent avoir la sagesse d’acquérir discrètement les sources existantes dans leur contrée, ou bien des terrains contigus, pour ne pas éveiller d’avides prétentions.[7] » C’est lui qui souligne discrètement.
En même temps que toutes ces affaires se nouent et se dénouent sur la place publique, Monsieur Masquelez travaille activement sur ses plans et démarche les entreprises et les fournisseurs. Cette fois c’est parti, le grand chantier va démarrer.
[1] Archives départementales du Nord. Le dossier concernant l’eau potable se trouve sous la cote 2 O 604 / 87 à 89.
Un opposant au projet, Monsieur Divuy, estime qu’une consommation de 4 litres par habitant et par jour est tout à fait suffisante.
En 2021, selon le service de l’eau de Valenciennes Métropole, la consommation moyenne par “usager“ et par jour s’élève à 246 litres.
[2] « Observations sur l’introduction d’eaux potables à Valenciennes par les Docteurs Branche et Lefebvre. Observations sur l’emprunt de deux millions par Augustin Lefebvre. » Typographie E. Prignet à Valenciennes, 1861. Archives départementales du Nord
[3] « Question de l’introduction des eaux dans Valenciennes. » Typographie et lithographie de E. Prignet, à Valenciennes, 1861. Archives départementales du Nord
[4] Voir dans ce blog mon article « Qui est cet homme qui baigne aujourd’hui dans la reconnaissance post mortem ? », publié en décembre 2021.
[5] Archives municipales de Valenciennes
[6] Séance du Conseil municipal du 7 mai 1864. Archives municipales de Valenciennes.
[7] Association française pour l’avancement des sciences, Compte rendu de la 3e session, Lille, 1874. Paris 1875.
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