Photographie Ratel in "La maison du Chasteau d'argent à Valenciennes" par Henri Lemaître |
Parmi mes ancêtres figure un épicier : Jules Giard, établi à l’enseigne du Château d’Argent, au décrochement que formait la Place d’Armes avec la rue de Lille avant le grand incendie de 1940. Epicier, il faut entendre ce mot au sens littéral, c’est-à-dire vendeur d’épices et autres produits exotiques et rares. Dans ses « Vagabondages », parus en novembre 2009, l’historienne Yvette Marécaille-Stievenard, née en 1920, partage ses souvenirs de la boutique (qu’elle a dû fréquenter du temps des petits-fils de Jules) : « Je revois l’intérieur en forme de nef haute et profonde, charpenté de poutres énormes qui craquaient au moindre coup de vent… je revois le long du comptoir l’alignement des sacs de jute aux bords retroussés emplis de café vert ou grillé, d’un choix de légumes secs qu’on servait au détail […]. Contre les vitres à petits carreaux, tout un lot de fruits exotiques séchés, de chocolat « Delespaul-Havez » et de miel du Gâtinais. Pas de gaspillage de flacon. On faisait remplir sa bouteille d’huile ou de vinaigre au fût et son pot de moutarde au tonnelet à pression posé près de la caisse enregistreuse… et je respire encore cette odeur sur fond miellé de ranci et de paille humide qui flottait dans la boutique… ». D’autres témoignages parlent aussi des odeurs du magasin, tantôt café, tantôt savon, des odeurs qui sautaient au nez dès la porte franchie.
Jules Giard tenait ce négoce de son père Alfred, qui
lui-même l’avait reçu en 1866 de son cousin Amédée, lequel y était entré sous
la houlette des frères Hippolyte et Elie Defrance, dont la famille était
propriétaire de la droguerie du Château d’Argent depuis 1787. De curieux
personnages : à leur époque, les clients appelaient la boutique « la
maison des noirs hommes », ou « des sales pattes », ou
« des crasses marones » - à ce que raconte Henri Lemaitre en 1904
dans l’opuscule qu’il a consacré à la vénérable maison – comme si leur commerce
de droguerie était particulièrement salissant. Mon propre grand-père, René,
racontait pour sa part en 1937 que « ce négoce s’appliqua à ravitailler en
produits chimiques de toutes sortes les nombreuses usines et notamment les
fabriques de sucre qui surgissaient dans tous les villages du Hainaut français. »
Puis les Giard ont fait « un commerce intense d’épiceries sèches et en
particulier de cafés très appréciés de la clientèle hennuyère. »
L'entrée de la rue de Lille, avec l'épicerie à gauche (photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine) |
Le grand incendie de mai 1940 a réduit en cendres les
bâtiments de la Place d’Armes. Ne restent que les cartes postales, qui tentent
de restituer la merveille architecturale de ce Château d’Argent et de ses
voisines, ce qu’on appelle ici les « maisons espagnoles » qui n’ont
pourtant rien à voir avec l’Espagne (on les appelle aussi « maisons
scaldiennes », du nom de l’Escaut). Façades à pignon, étages en colombage,
toits très pointus, ces maisons en bois étaient courantes autrefois tout le
long du fleuve. Valenciennes en a gardé trois[1], sur les
sept qui subsisteraient entre Cambrai et Anvers. Le Château d’Argent et son
voisin le Café Modeste se dressaient face à la grande Epicerie Parisienne et ce
qui est aujourd’hui le restaurant L’Escargot. Ces maisons sont apparues à
partir du XIIIe siècle, quand la ville a interdit l’utilisation du chaume pour
couvrir les toitures. Elles se caractérisent par des façades assez étroites,
tout en hauteur, des étages en encorbellement qui empêchent la pluie de
ruisseler sur la maison en bois, et une toiture formant auvent, couverte
d’ardoises ou de tuiles. Pour supporter le poids de la construction, on creuse
des caves, on bâtit des fondations en dur. Et du coup on n’hésite pas à monter
un deuxième étage sur le premier – ce qui ne se faisait pas du temps des toits
de chaume – la maison loge plus de monde, et la cave peut accueillir un métier
à tisser par exemple. Comme les trois petits cochons, les Valenciennois constatent
que plus on construit en dur, mieux on est protégé des dangers extérieurs.
L’architecture valenciennoise s’est mise à faire la part belle à la brique, à
la pierre calcaire, au grès – celui-ci étant utilisé pour les soubassements
parce qu’il protège les murs de l’humidité – tous matériaux trouvés sur place,
les carrières étant nombreuses dans les alentours proches.
Maisons en vis-à-vis du Château d'argent (photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine) |
Lorsqu’elles ont disparu, les jolies maisons en bois de la
Place d’Armes étaient des antiquités, sans doute peu confortables. Jules
n’habitait pas au-dessus de la boutique, il logeait avec sa femme Caroline et
leurs nombreux enfants dans une grande maison rue des Foulons. Mort en 1936[2], il n’a
pas connu l’incendie qui a dévasté la place et remisé le décor de sa vie
quotidienne au rayon des cartes postales.
[1]
Elles se situent : 12 rue de Famars (actuellement boutique de
prêt-à-porter féminin), 94 rue de Paris (en cours de restauration par le Comité
de Sauvegarde du Patrimoine), et 1 rue Askièvre (siège de l’office de tourisme,
maison déplacée de la rue de Mons).
[2]
Je précise pour les Valenciennois de souche que les Giard libraires et les
Giard épiciers étaient apparentés, l’ancêtre commun ayant vécu à Valenciennes au XVIIIe
siècle.
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