Sainte Eulalie (site Réflexion chrétienne) |
Eulalie était espagnole. Elle est née à Mérida, en
Estrémadure, à la fin du IIIe siècle après Jésus-Christ, dans une famille
chrétienne, précisément. Etre chrétien et citoyen de l’empire romain dans ces
années-là, c’était comme être juif et citoyen polonais en 1940 : mauvaise
pioche. Deux « bourreaux » vont sévir sur l’ensemble de l’empire
entre les années 284 et 305 : Dioclétien et Maximien. L’Ibérie, comme
s’appelait alors l’Espagne, est l’un des derniers territoires où le
christianisme ait été persécuté, avec destruction des églises, torture et mise
à mort des récalcitrants, toutes atrocités ordonnées par l’édit de Nicodémie
(publié en 303).
Son père mit Eulalie à l’abri en l’éloignant de Mérida.
L’adolescente – elle n’avait que douze ou treize ans – vivait sa religion avec
une ardeur qui inquiétait ses propres parents ; ils envoyèrent donc leur
fille « à la campagne », avec une de ses amies, Julie, et un maître à
penser, confesseur, mentor, appelé Donat.
Mais lorsque Eulalie eut connaissance de l’édit publié
contre les chrétiens, elle n’eut plus qu’une idée en tête : convertir le
juge envoyé par Rome ! Ou du moins, lui dire sa façon de penser et l’engueuler
– pas d’autre mot – parce qu’il se fourvoyait en préférant les divinités au
vrai Dieu.
Fureur du juge, bien sûr ! Il commence par faire
trancher la tête de l’amie Julie, puis il met Eulalie au supplice : coups
de fouet, os brisés, huile bouillante, la cruauté de la torture est sans borne,
mais sans effet sur la jeune fille qui n’abjure aucunement sa foi. Pour finir,
elle est condamnée à être brûlée vive – et au moment où elle rend l’âme sur son
bûcher, une colombe sort de sa bouche et monte vers les cieux. Le juge ordonna
de laisser sa dépouille sur place pendant trois jours, soumis à la haine des
mécréants, mais aussitôt une neige épaisse tomba sur la sainte martyre, la
couvrit et la mit à l’abri du monde. Elle fut enterrée chrétiennement à Mérida.
Cette histoire édifiante a été racontée, écrite et transmise
par le poète Aurelius Prudentius Clemens, qu’on appelle en français Prudence,
un poète chrétien né en 348 dans le nord de l’Espagne et mort âgé d’une
soixantaine d’années. Devenu poète après une paisible carrière de haut
fonctionnaire romain, Prudence n’a écrit que sur des thèmes religieux. Son
histoire de Sainte Eulalie figure dans son recueil « Peristephanon »
consacré à la vie des martyrs. C’est un auteur très renommé, très apprécié,
très étudié notamment au Moyen-âge : dans les monastères, on commente ses
poèmes, on les imite, on recopie ses écrits inlassablement.
Si je vous parle des monastères, c’est qu’il y en avait des
quantités, près de Valenciennes, notamment il y avait l’Abbaye de l’Elnon, à
Saint-Amand-les-Eaux (une ville qui ne porte ce nom précis que depuis 1962).
L’abbaye, fondée en 639, était un centre culturel important. Elle disposait
d’une bibliothèque, et aussi d’un « scriptorium » où les moines
produisaient des manuscrits. C’est qu’en effet, avant l’invention de
l’imprimerie, il fallait recopier les livres pour en avoir de nouveaux
exemplaires. Le film « Le nom de la rose » a amplement montré à quoi
ressemblait un scriptorium.
Et un moine, un jour (on estime que c’était en l’an 881),
recopia à la fin d’un manuscrit (une compilation de textes en latin de Grégoire
de Naziance) une chanson, une cantilène, une « séquence » comme
disent les spécialistes, consacrée à Sainte Eulalie. Une chanson très courte, même pas trente
lignes, qui reprend les aventures racontées par Prudence, un texte qu’on lisait
en lui donnant un rythme et une intonation. Puis, au dos de cette page du
manuscrit, un autre moine a lui aussi écrit les lignes de la chanson mais pas
en latin ! Voilà la merveille de cette cantilène : elle est rédigée
en langue romane, la langue ancêtre directe de notre français. Avec Eulalie, on
lit là la langue parlée au Moyen-âge dans notre région – ou du moins, son
émanation, son écume comme on dirait de la production d’une vague, ce qui
émerge d’un magma sans forme mais plein de vie.
Page de gauche, la Cantilène (site Wikipédia) |
Et pourquoi les moines de l’Elnon se sont-ils intéressés à
l’histoire de la jeune martyre espagnole ? Il n’y a pas de réponse à cette
question. Il apparaîtrait même, étude après étude après étude, que la cantilène
n’aurait pas été copiée à l’abbaye de Saint-Amand, la preuve étant que les
points d’interrogation ne sont pas exécutés selon les habitudes des moines amandinois.
Le manuscrit viendrait plutôt des bords du Rhin. A qui se fier, vraiment ?
Ce qui reste certain, c’est la dévotion fervente qui s’est portée sur sainte
Eulalie. Dès le Ve siècle, son culte s’est propagé d’abord en Espagne, puis
dans le Sud de la France. On compte en France seize communes qui portent son
nom, cela donne une idée de la piété qui lui était témoignée. Certains disent
que les reliques de la martyre avaient été déposées à Saint-Amand en 878, est-ce
vrai ? Cette année-là, pour le mettre à l’abri des invasions arabes, le
corps de sainte Eulalie a quitté Mérida pour être transporté dans la cathédrale
de Barcelone. A vrai dire, peu importe. La dévotion pour la sainte était forte,
elle s’accrochait même sans doute à la poussière foulée par ses sandales.
Aujourd’hui, notre dévotion se porte davantage sur le livre.
Il a rejoint la bibliothèque municipale de Valenciennes en 1790, avant que les
Révolutionnaires ne rasent l’abbaye de Saint-Amand. C’est Hoffmann von
Fallersleben qui, en 1837, a découvert ce petit texte. Cet écrivain allemand
n’est autre que l’auteur de l’hymne national allemand. Il s’intéressait au
manuscrit, non pas pour les discours de Grégoire de Naziance, mais pour un
autre texte encore leur faisant suite, et connu depuis 1672 : le
« Ludwigslied », un poème dédié au souverain du Saint-Empire
Germanique, Louis le Jeune, rédigé en langue germanique. C’est donc là, coincée
entre Grégoire et Louis, qu’il découvrit Eulalie.
Et c’est le livre, aujourd’hui, qui est traité comme une
sainte relique ! L’émotion est palpable lorsque Madame Dion, Conservatrice
en chef, enfile ses gants blancs et tourne les pages venues jusqu’à nous à
travers les siècles. La reliure est « en peau de cerf, en assez mauvais
état, avec des traces de poil au recto et au verso » d’où son nom de
« liber pilosus ». C’est un livre pas très grand : 24,5 sur 15,2
cm. Il compte 143 folios, la cantilène se trouve sur le 140e (en
latin au recto, en roman au verso). C’est un trésor.
Voici le texte roman et sa traduction :
Buona pulcella fut Eulalia.
Bel auret corps bellezour anima.
Voldrent la ueintre li dom Inimi.
Voldrent la faire diaule servir
Elle nont eskoltet les mals conselliers.
Quelle dom raneiet chi maent. sus en ciel.
Ne por or. ned argent. ne paramenz.
Por manatce regiel ne preiement.
Niule cose non la pouret omq; pleier.
La polle sempre non amast lo dom. menestier
E poro fut presentede Maximilien.
Chi rex eret a cels dis soure pagiens
Il li enortet dont lei nonq; chielt.
Qued elle fuiet lo nom xpri ien.
Elle adumnet lo suon element.
Melz sostendreiet les empedementz
Quelle perdesse sa virginitet.
Poros suret morte a grand honestet
Enz enl fou la getterent com arde tost.
Elle colpes non auret poro. nos coist.
A czo nos uoldret concreidre li rex
pagiens.
Ad une spede li roueret. toilir lo chief.
La domnizelle celle kose non contredist.
Volt lo seule lazsier si ruouet. krist
In figure de colomb uolat a ciel.
Tuit oram que por nos degnet preier.
Qued auuisset de nos Xptus mercit.
Post la mort & alui nos laist uenir
Par
souue clementia
|
Bonne pucelle fut Eulalie.
Beau corps avait - âme plus belle
<encore>.
Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu.
Voulurent la faire diable servir.
Elle, n'écoute les mauvais conseillers
Qu'elle renie Dieu qui demeure en le ciel.
Ni pour or, ni argent, ni parure,
Ni menace de roi, ni prière,
Ni autre chose, on ne put jamais
contraindre
La jeune fille qu'elle n'aimât toujours le
service de Dieu.
Et pour cela fut présentée à Maximilien
Qui roi était en ces jours sur les païens.
Il l'exhorte, ce dont ne lui chaut,
Qu'elle fuie le nom (de) chrétien
Et pour cela abandonne sa foi :
Mieux souffrirait les fers
Qu'elle perdît sa virginité.
Pour cela elle mourut en grande vertu :
Dans le feu la jetèrent pour qu'elle brulât
tôt.
Elle, coulpe n'avait - pour cela ne brûla
point.
Mais cela ne voulut croire le roi païen.
Avec l'épée il ordonna de lui ôter le chef.
La demoiselle à cela ne s'opposa.
Le siècle elle veut laisser, si Christ
l'ordonne.
En forme de colombe s'envola au ciel.
Prions tous pour que pour nous elle daigne
intercéder.
Que Christ de nous ait mercie
Après la mort, et à lui nous laisse venir
Par
sa clémence
|
Je viens de découvrir votre blog grâce à Facebook. Je pressens que d'autres futurs articles seront aussi intéressants que les deux premiers.
RépondreSupprimerPour ma part je rédige également des articles qui tentent de valoriser le patrimoine Valenciennois.
http://valentianoe.unblog.fr/
Je visite régulièrement votre blog, qui est très intéressant.
SupprimerMerci pour vos encouragements, d'autres articles vont suivre bien sûr !