Souvenir personnel : dans une entreprise de
Valenciennes, deux jeunes femmes, enceintes toutes les deux, échangent des
conseils, des tuyaux, des détails pratiques ; puis l’une demande à
l’autre :
—Où vas-tu accoucher ?
—A Monaco, répond la deuxième.
—Oui, moi aussi, reprend la première.
Et elles éclatent de rire devant mon air ahuri. Accoucher à
Monaco, cela me semble certes d’une classe folle, mais aussi d’un coût
invraisemblable. Ils n’ont donc pas de bonne maternité, à Valenciennes, pour
que les jeunes mamans choisissent d’accoucher à Monaco ? Mais ces deux-là
s’amusent de mon ignorance, car il faut être Valenciennois pour savoir que
Monaco est le nom de la maternité, sise avenue de Monaco, tout simplement.
Ce nom ne doit rien à Caroline ni Stéphanie, mais à leurs
aïeux. Il faut en effet remonter à la première guerre mondiale pour comprendre
les liens qui se sont noués entre la capitale du Hainaut français et la
Principauté monégasque. Valenciennes est sortie de cette guerre dans un état de
ruine assez impressionnant. Les cartes postales de l’époque ne montrent que
maisons éventrées, usines ratissées, ponts explosés, l’étendue des dégâts est encore
saisissante à nos yeux un siècle plus tard. Après 1918, l’énorme chantier de la
reconstruction de la ville ne peut s’engager qu’avec beaucoup d’argent, par le
paiement des dommages de guerre par l’Allemagne vaincue, par des emprunts et
par des appels à la solidarité.
Un exemple de l'état de Valenciennes à la fin de 14-18 (photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine) |
Entre alors dans notre histoire Paul-Désiré Lajoie, né en
1866 à Anzin. Il était architecte, formé à l’Ecole des Beaux-arts de
Valenciennes, installé rue du Grand Bruille. Il a par exemple restauré l’église
d’Anzin, fut l’architecte de la société des forges de Denain. En 1895, il est
nommé inspecteur des travaux diocésains d’Oran, en Algérie française ; il
démissionne de ce poste en 1897. On le retrouve en 1912 à Beausoleil, commune
créée en 1904 au voisinage immédiat de Monaco. Il y construit une église, le
monument aux morts du cimetière, établit les plans du projet d’extension de la
commune. Il y est conseiller communal de 1912 à 1919. Bref c’est un notable
local, qui fréquente les personnages importants de Monaco, notamment son
premier maire, Suffren Reymond, élu en 1918.
Au nombre des constructions à mettre en œuvre à Valenciennes,
figure un nouvel Hôtel-Dieu – c’est-à-dire un hôpital – le projet ayant
d’ailleurs été engagé dès 1913 mais stoppé par les événements. Le précédent
Hôtel-Dieu, qui a beaucoup déménagé, logeait depuis la Révolution dans l’ancien
couvent des Carmes déchaussés (à l’emplacement de l’actuelle résidence des
Dentellières), et s’y trouvait bien à l’étroit. Le terrain, dans le quartier
Dampierre, est choisi ; ce qui manque, en 1918, c’est l’argent.
Paul Lajoie avait gardé des liens avec Valenciennes et
connaissait la situation de la ville (l’un de ses « parents »,
Achille, était membre de notre conseil municipal). Il savait aussi que la municipalité
de Monaco, avec l’assentiment de son prince Albert de l’époque, souhaitait
aider une commune française particulièrement touchée à se redresser. Comment
s’y prit-il ? Je ne sais pas. Je n’ai pas retrouvé de document révélant la
teneur de ses arguments. Mais le résultat est là : c’est Valenciennes qui
a été élue « ville filleule » de Monaco (filleule de guerre,
s’entend) et qui, à ce titre, a reçu la généreuse somme de 500.000 fr. – à peu
près l’équivalent de 500.000 € actuels – pour « aider à son
relèvement. » Le premier versement, de 100.000 fr., aura lieu en mars
1921, mais la décision a été votée et approuvée par le Prince sans doute fin
1919.
Albert Ier de Monaco (photo Wikipedia) |
S’ensuivent entre les deux municipalités des échanges
d’amabilités à n’en plus finir. Par exemple, lors du mariage, le 19 mars 1920, de
la duchesse Charlotte, future mère du prince Rainier, le conseil municipal de
Valenciennes envoie un télégramme de félicitations ; la réponse du père de
la mariée s’accompagne d’un beau cadeau : il prie « le Maire de
Monaco de vouloir donner en souvenir du mariage de sa fille, une somme de 500
francs à une jeune fille de Valenciennes qui aurait été particulièrement
éprouvée pendant la guerre et dont le mariage aurait eu lieu dans la même
semaine que celui de la Duchesse (sa fille). » Cette somme, précise le
maire de Valenciennes lors du Conseil municipal suivant, a été donnée « à
un ménage d’honnêtes ouvriers » marié le même jour que la duchesse[1].
Le 8 octobre 1920, un télégramme de Paul Lajoie apprend au
maire de Valenciennes le décès subit de Suffren Reymond. La ville présente ses
condoléances aux Monégasques, met le drapeau de son Hôtel de Ville en berne
pendant 24 heures, et décide « de donner à l’un des quartiers de la ville
le nom de Monaco » rapporte le Journal Officiel de Monaco le 9 novembre
(en réalité, juste une avenue).
En juillet 1921 encore, les édiles de Monaco sont invités à
venir à Valenciennes participer aux festivités organisées pour le bicentenaire
de la mort de Watteau. Visites, inaugurations, cérémonies, galas se succèdent
et les discours se suivent à la queue-leu-leu. Celui d’Alexandre Médecin, le
nouveau maire de Monaco qui succède à Suffren Reymond, est repris in extenso par le Journal de Monaco. Il
se termine ainsi : « Partout l’envahisseur avait semé des ruines ;
les cités qui n’avaient pas souffert adoptaient leurs sœurs mutilées ;
Valenciennes reconstruisait l’Hôtel-Dieu ; nous avons voulu contribuer à
cette résurrection, et c’est à cet acte de solidarité que nous devons l’honneur
d’assister à ces fêtes inoubliables qui sont la preuve de la vitalité
indestructible de votre glorieuse Cité, que la Municipalité Monégasque est
heureuse et fière de saluer comme une Ville Sœur. » Le séjour des
Monégasques s’est terminé par une visite de « l’hospice des vieillards »
de Valenciennes, au cours de laquelle, à nouveau, « les délégués
monégasques ont versé une somme pour être distribuée aux hospitalisés »
précise le Journal Officiel. Leur générosité était décidément sans borne.
"L'avenue de Monaco et le nouvel Hotel-Dieu" (photo Patrimoine Numérique de la bibliothèque de Valenciennes) |
Les travaux du nouvel hôpital, quartier Dampierre, dureront
de 1926 à 1936. Paul Lajoie décèdera en 1940. Et dorénavant les bébés
valenciennois naîtront à Monaco, comme des princes.
[1]
Petit souci : le 19 mars 1920, on ne trouve dans les registres de
Valenciennes que le mariage de Frédéric Mauro, ingénieur des Ponts et
Chaussées, avec Anne-Marie George, sans profession. Pas vraiment un
« ménage ouvrier »… Le lendemain, 20 mars 20, se sont mariés à
Valenciennes : Henri Despinoy, mécanicien, et Berthe Steffe, sans
profession ; Kléber Taches, doreur, et Jeanne Lebon, couturière ;
Jean-Baptiste Lancel, couvreur, et Léontine Flamant, confectionneuse ;
René Rémy, tourneur, et Victorine Willefert, ménagère. L’un d’eux a-t-il gagné
le cadeau princier ?
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