Rue des Incas (photo personnelle) |
Si vous vous promenez dans le quartier du musée de
Valenciennes, un coup d’œil jeté en l’air vous fait découvrir sous un balcon
une curieuse tête de féroce guerrier coiffée de plumes d’autruche : c’est
un Inca – d’ailleurs, vous êtes à cet endroit rue des Incas. Vous vous étonnez,
bien sûr, de cet hommage rendu aux antiques habitants du Pérou, et vous
échafaudez d’improbables hypothèses mêlant la découverte de l’Amérique,
Charles-Quint, la Renaissance à la valenciennoise… Vous vous égarez. La rue
tient son nom de la « Société des Incas », une de ces sociétés
typiques du XIXe siècle qui fonctionnait comme un club, et dont les membres se
donnaient le nom d’Incas parce que, dans les grandes occasions, ils en
portaient le costume, choisi parce qu’ils le trouvaient bien beau. Très
sérieusement, cette Société était une œuvre de bienfaisance qui organisait des
défilés déguisés (des « marches ») dans le but de récolter des fonds
pour secourir les indigents.
Et quels défilés ! Des milliers de figurants, portant
chacun son costume « d’époque » ou du moins reconstitué véridiquement
dans le moindre détail, des dizaines de chars transportant des décors destinés
à marquer les esprits, des arcs-de-triomphe, des vaisseaux voguant toutes
voiles dehors, un éléphant – en carton pâte ou autre matériau ersatz – le tout
d’après croquis de Crauk et de Carpeaux, excusez du peu, les Incas ne donnaient
pas dans le petit.
Ci-dessus : la marche de 1866 représentée dans le journal "L'Illustration".
Vous parlez d’une gay-pride ! La fierté y était, et la gaieté
aussi, mais ces grandes marches n’avaient cependant rien de revendicatif. On
les rapprocherait plutôt, aujourd’hui, des concerts des Enfoirés. Sauf qu’au
XIXe siècle – la Société reçut ses statuts en 1826 – on aimait donner aux
événements festifs un fond de culture générale, pour ne pas dire un ton pédagogique.
Les marches étaient donc de véritables leçons d’histoire : histoire de la
France, histoire de la civilisation, histoire du progrès. Pas question de
rigoler sans s’instruire.
Pourtant, on avait commencé modeste. Valenciennes, comme les
autres villes de la région, organisait chaque année son carnaval qui se
terminait par l’enterrement d’un personnage ventru et pansu, le Pança. Puis, au
tout début du XIXe siècle, on a adjoint au défilé le géant Binbin et commencé à
quêter au profit des prisonniers pauvres. Peu à peu, comme le spectacle des
masques de prisonniers était peu avenant et faisait peur aux enfants, on a
cherché des costumes plus brillants, plus chatoyants, plus pittoresques :
ce sera ceux des Incas, trouvés dans des gravures à la bibliothèque !
Le succès de la Société des Incas a été phénoménal. Les
annales retiennent trois marches, celles de 1840, 1851 et 1866, qui furent
particulièrement spectaculaires, mais les autres attiraient déjà bien du
monde : des échanges de correspondance dans ma propre famille montrent
qu’on se gardait bien d’être absent de Valenciennes au moment de la marche des
Incas, qui avait lieu de nuit à la lueur des « fallots », des lanternes,
et qui déroulait tout un spectacle de chars magnifiquement décorés et de
déguisements sous lesquels on reconnaissait son voisin, son notaire, son
épicier, … dont plusieurs de mes ancêtres ! Ce succès permettait aux
quêteurs de réaliser de belles recettes – ils atteignaient les balcons en
brandissant un grand cornet jusqu’aux étages – et les meilleurs d’entre eux
recevaient même une médaille d’honneur. On retrouve aujourd’hui ces médailles
en vente sur les sites internet, parfois présentées comme signes francs-maçons,
ce qu’elles ne sont nullement.
On venait de très loin pour assister à la marche, un
journaliste[1]
de « L’Illustration » décrit en 1866 « une foule enthousiaste
qui découle du chemin de fer comme d’une source intarissable » et
reconnaît parmi les spectateurs « deux fils de l’émir Abd-el-Kader,
accourus de Londres la veille avec un interprète. » Cette année-là, les
photographes Bernard et Nugues, qui tenaient boutique place d’Armes, ont tiré
le portrait de tous les personnages « historiques » appelés à défiler.
C’est un régal de trouver aujourd’hui toutes ces photos sur internet[2].
Photo Studio Bernard et Nugues |
Les marches, dans leurs grandes années, duraient trois jours
et s’accompagnaient de jeux publics, de conférences, de concours de tir à
l’arc, de bals, d’envols de ballons aérostatiques, de feux d’artifice, de
concerts, d’inaugurations diverses. Elles s’éloignèrent également de l’époque
du carnaval – février est bien froid par chez nous – pour s’installer au mois
de mai ou en été, malheureusement sans autre garantie de joli temps. Ici, quand
le vent s’en mêle, il envoie les arc-de-triomphe peints sur toile valdinguer
dans les cieux !
1866 fut, semble-t-il, la dernière année magnifique. Les
Incas ont ensuite à nouveau défilé, au moins jusqu’en 1910 puisqu’il existe là
aussi des photographies, mais l’argent a manqué, sans doute, pour faire aussi
grandiose. Sic transit gloria mundi…
Bonjour,
RépondreSupprimerJe suis étudiante à l'Ecole Supérieure d'Art de Design de Valenciennes et je mène un projet de recherche sur la fête des Incas.
Auriez vous plus d'information sur cette fête ? Connaissez vous quelqu'un qui possède ses informations ?
Cordialement
Victoire Sarpaux
Bonjour, je suis honteuse de n'avoir pas vu ce commentaire avant aujourd'hui, désolée. Cela dit, "plus d'information", non : j'ai tout mis dans mon article.
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