mercredi 7 juin 2017

Qui sont ces emplumés qui paradaient dans les rues ?



Rue des Incas (photo personnelle)
Si vous vous promenez dans le quartier du musée de Valenciennes, un coup d’œil jeté en l’air vous fait découvrir sous un balcon une curieuse tête de féroce guerrier coiffée de plumes d’autruche : c’est un Inca – d’ailleurs, vous êtes à cet endroit rue des Incas. Vous vous étonnez, bien sûr, de cet hommage rendu aux antiques habitants du Pérou, et vous échafaudez d’improbables hypothèses mêlant la découverte de l’Amérique, Charles-Quint, la Renaissance à la valenciennoise… Vous vous égarez. La rue tient son nom de la « Société des Incas », une de ces sociétés typiques du XIXe siècle qui fonctionnait comme un club, et dont les membres se donnaient le nom d’Incas parce que, dans les grandes occasions, ils en portaient le costume, choisi parce qu’ils le trouvaient bien beau. Très sérieusement, cette Société était une œuvre de bienfaisance qui organisait des défilés déguisés (des « marches ») dans le but de récolter des fonds pour secourir les indigents.

Et quels défilés ! Des milliers de figurants, portant chacun son costume « d’époque » ou du moins reconstitué véridiquement dans le moindre détail, des dizaines de chars transportant des décors destinés à marquer les esprits, des arcs-de-triomphe, des vaisseaux voguant toutes voiles dehors, un éléphant – en carton pâte ou autre matériau ersatz – le tout d’après croquis de Crauk et de Carpeaux, excusez du peu, les Incas ne donnaient pas dans le petit.

Ci-dessus : la marche de 1866 représentée dans le journal "L'Illustration".

Vous parlez d’une gay-pride ! La fierté y était, et la gaieté aussi, mais ces grandes marches n’avaient cependant rien de revendicatif. On les rapprocherait plutôt, aujourd’hui, des concerts des Enfoirés. Sauf qu’au XIXe siècle – la Société reçut ses statuts en 1826 – on aimait donner aux événements festifs un fond de culture générale, pour ne pas dire un ton pédagogique. Les marches étaient donc de véritables leçons d’histoire : histoire de la France, histoire de la civilisation, histoire du progrès. Pas question de rigoler sans s’instruire.
Pourtant, on avait commencé modeste. Valenciennes, comme les autres villes de la région, organisait chaque année son carnaval qui se terminait par l’enterrement d’un personnage ventru et pansu, le Pança. Puis, au tout début du XIXe siècle, on a adjoint au défilé le géant Binbin et commencé à quêter au profit des prisonniers pauvres. Peu à peu, comme le spectacle des masques de prisonniers était peu avenant et faisait peur aux enfants, on a cherché des costumes plus brillants, plus chatoyants, plus pittoresques : ce sera ceux des Incas, trouvés dans des gravures à la bibliothèque !

Le succès de la Société des Incas a été phénoménal. Les annales retiennent trois marches, celles de 1840, 1851 et 1866, qui furent particulièrement spectaculaires, mais les autres attiraient déjà bien du monde : des échanges de correspondance dans ma propre famille montrent qu’on se gardait bien d’être absent de Valenciennes au moment de la marche des Incas, qui avait lieu de nuit à la lueur des « fallots », des lanternes, et qui déroulait tout un spectacle de chars magnifiquement décorés et de déguisements sous lesquels on reconnaissait son voisin, son notaire, son épicier, … dont plusieurs de mes ancêtres ! Ce succès permettait aux quêteurs de réaliser de belles recettes – ils atteignaient les balcons en brandissant un grand cornet jusqu’aux étages – et les meilleurs d’entre eux recevaient même une médaille d’honneur. On retrouve aujourd’hui ces médailles en vente sur les sites internet, parfois présentées comme signes francs-maçons, ce qu’elles ne sont nullement.



On venait de très loin pour assister à la marche, un journaliste[1] de « L’Illustration » décrit en 1866 « une foule enthousiaste qui découle du chemin de fer comme d’une source intarissable » et reconnaît parmi les spectateurs « deux fils de l’émir Abd-el-Kader, accourus de Londres la veille avec un interprète. » Cette année-là, les photographes Bernard et Nugues, qui tenaient boutique place d’Armes, ont tiré le portrait de tous les personnages « historiques » appelés à défiler. C’est un régal de trouver aujourd’hui toutes ces photos sur internet[2].

Photo Studio Bernard et Nugues
Les marches, dans leurs grandes années, duraient trois jours et s’accompagnaient de jeux publics, de conférences, de concours de tir à l’arc, de bals, d’envols de ballons aérostatiques, de feux d’artifice, de concerts, d’inaugurations diverses. Elles s’éloignèrent également de l’époque du carnaval – février est bien froid par chez nous – pour s’installer au mois de mai ou en été, malheureusement sans autre garantie de joli temps. Ici, quand le vent s’en mêle, il envoie les arc-de-triomphe peints sur toile valdinguer dans les cieux !
1866 fut, semble-t-il, la dernière année magnifique. Les Incas ont ensuite à nouveau défilé, au moins jusqu’en 1910 puisqu’il existe là aussi des photographies, mais l’argent a manqué, sans doute, pour faire aussi grandiose. Sic transit gloria mundi…




[1] Jules Desmasures : « La fête des Incas à Valenciennes » in L’Illustration du samedi 30 juin 1866.
[2] Voir le site de la Bibliothèque de Valenciennes : patrimoine-numerique.ville-valenciennes.fr ; ou la page Facebook de Richard Lemoine in Photos, Albums.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Je suis étudiante à l'Ecole Supérieure d'Art de Design de Valenciennes et je mène un projet de recherche sur la fête des Incas.
    Auriez vous plus d'information sur cette fête ? Connaissez vous quelqu'un qui possède ses informations ?
    Cordialement
    Victoire Sarpaux

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    1. Bonjour, je suis honteuse de n'avoir pas vu ce commentaire avant aujourd'hui, désolée. Cela dit, "plus d'information", non : j'ai tout mis dans mon article.

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