lundi 6 novembre 2017

Qui est cette reine qui aimait tant les écureuils ?

A Valenciennes, elle est connue comme le loup blanc : Philippa de Hainaut, née dans cette bonne ville au début du XIVe siècle, fille du comte Guillaume Ier, devenue reine d’Angleterre par son mariage avec Edouard III. Elle était d’ailleurs de sang royal, car c’était une Valois, nièce de Philippe le Bel roi de France. Et en réalité, elle aussi s’appelait Philippe, ce prénom n’étant pas « masculin » à l’époque (un siècle plus tard, de la même façon mais inversement, le duc de Montmorency s’appellera Anne).
Philippa s’est rendue célèbre pour avoir, durant la guerre de Cent Ans, sauvé la vie aux bourgeois de Calais. Vous connaissez l’histoire : Edouard III fait le siège de Calais, mais la ville tient bon, elle tient onze mois durant, et finit par capituler le 3 août 1347 devant un roi d’Angleterre mis très en colère par cette dispendieuse résistance. Tellement en colère qu’il veut exécuter tous les habitants pour les punir – puis, tout bien considéré, seulement six d’entre eux, qui doivent se présenter devant lui la corde au cou, vêtus de leur seule chemise, et portant les clés de la ville. A la fin du XIXe siècle, Auguste Rodin a représenté cette scène de façon saisissante, son œuvre trônant aujourd’hui en bonne place devant l’Hôtel de Ville de Calais. 

Les six bourgeois de Calais otages d'Edouard III, par Rodin
(photo tirée du blog "mon humeur vagabonde")
En 1347, Philippa est enceinte de son onzième enfant – au total elle en aura treize, mais neuf disparaîtront avant elle – et c’est dans cet état qu’elle assiste au triste défilé calaisien. Prise de compassion, elle se jette aux pieds de son époux et le supplie d’avoir pitié des six otages, et le roi, le cœur tout amolli, les gracie.
C’est en tout cas ce que raconte Jean Froissart dans ses Chroniques. Encore un natif de Valenciennes qui a laissé son nom dans l’histoire ! Né en 1337, il n’a pas été témoin de la scène qu’il raconte. Mais il est entré au service de Philippa en 1362 en qualité de « clerc de chambre », et donc il se sent chargé de mettre sa patronne en valeur et de raconter les plus jolies choses à son sujet. Les artistes aiment réinventer la réalité. C’est vrai aussi du sculpteur Alfred Bottiau – toujours un Valenciennois – dont une stèle datée de la première moitié du XXe siècle orne un square de Valenciennes : elle représente Froissart offrant ses Chroniques à la reine Philippa. Très belle œuvre, sauf que Philippa est morte en 1369, et Froissart n’a commencé sa rédaction qu’en 1373.

Jean Froissart remettant ses Chroniques à Philippa de Hainaut, par Bottiau
(photo personnelle)
Mais à vrai dire, pourquoi mettre en doute les larmes de la reine et l’apitoiement de son époux ? Les bourgeois ont eu la vie sauve, c’est avéré. Puis Froissart dit qu’ils sont tranquillement partis « demeurer en plusieurs villes de Picardie » tandis qu’une autre source[1] indique qu’ils ont été déportés en Angleterre avant d’être libérés contre rançon. On sait aussi que Philippa ne s’opposa aucunement à la confiscation des biens calaisiens de ces messieurs, après tout, c’était la guerre.

Mariée à 14 ans, mère de treize enfants, Philippa n’est pas seulement une femme gentille et pleine de compassion, comme la montre l’image que la tradition a gardée d’elle. C’est d’abord et avant tout une reine. Elle est l’épouse d’un Plantagenet, un Edouard III qui est monté sur le trône après avoir écarté sa mère et décapité l’amant de la dame, un Edouard III qui aime la guerre, qui pratique l’autorité et qui veut montrer au monde et à son peuple que le roi d’Angleterre n’est pas le premier venu.
L’historienne Frédérique Lachaud[2] a montré comment Philippa a participé à cette magnificence royale qui devait en mettre « plein la vue ». Elle a étudié dans le détail la composition et l’incessant renouvellement de l’impressionnante garde-robe de la souveraine, qui dépensait annuellement pour ses vêtements entre 20 et 25 % de ses revenus. La reine avait auprès d’elle un tailleur personnel et disposait aussi, dans Londres, d’une « grande garde-robe » - un entrepôt et des ateliers – où se trouvaient un clerc trésorier, un autre tailleur, un portier et deux porteurs, tout ce petit monde faisant travailler des fourreurs, des tailleurs et des « tondeurs de drap ». On importait des Flandres et du Brabant les draps de laine, tandis que les soieries, taffetas, velours étaient achetés à des marchands toscans, génois, anglais. On achetait des peaux d’hermine pour la décoration des vêtements, et des fourrures d’écureuils pour les doublures. 

Costumes de princesses vers 1400
(photo du livre "Costumes of all nations", sur Wikimedia Commons)
Et on ne voyait pas petit, jugez plutôt : une robe, à cette époque (1332), est constituée de cinq pièces : une cotte (tunique), un surcot, une cloche, un corset, un chaperon, parfois un mantel (cape). Un corset réalisé pour Philippa à l’automne 1332 a demandé quatre aunes et demie de drap de Louvain, huit peaux d’hermine pour les bordures, et trois cents ventres d’écureuils pour la doublure ; la confection d’une robe entière mobilisait six tailleurs pendant huit jours et un fourreur pendant deux jours. Frédérique Lachaud estime entre autres, d’après les comptes de son trésorier, que Philippa s’est fait faire seize robes complètes en 1332 et qu’elle a acheté cinquante-quatre paires de chaussures et soixante-six paires de gants. Un journaliste anglais, Charles Farris[3], mentionne également une robe qui a nécessité 952 ventres d’écureuils, et une autre qui était entièrement brodée d’écureuils d’or. Où trouvait-on toutes ces bestioles, j’avoue que je m’interroge.
Quoi qu’il en soit, la coquetterie de la reine a fini par faire la fortune de l’Angleterre, puisque c’est sous son règne que l’industrie textile a fait ses premiers pas outre Manche. C’est en effet à la demande de Philippa que les premiers tisseurs flamands sont arrivés à Norwich (où elle leur rendait visite régulièrement « pour s’assurer du bien-être des ouvriers » disent les historiens[4]) puis ont essaimé dans les villes alentours.

Un dernier mystère entoure Philippa, que certains Anglais appellent « the black queen », la reine noire. En 1322, le père d’Edouard III avait envoyé un émissaire chez le Comte de Hainaut à Valenciennes pour trouver une épouse pour son fils, et l’ambassadeur rapporta cette description de la toute jeune fille, alors âgée de huit ans environ : « (je traduis grosses mailles) ses cheveux sont bruns, presque d’un noir bleuté ; elle a le front haut et large, un peu bombé ; ses yeux sont bruns-noirs et profonds ; elle a le nez régulier, sauf qu’il est large et un peu écrasé, les narines sont également larges. Ses lèvres sont pleines, notamment la lèvre inférieure. Celles de ses dents qui sont tombées et ont repoussé sont assez blanches, mais pas les autres. Ses oreilles et son menton sont jolis. Son cou, ses épaules, tout son corps et ses membres inférieurs sont bien formés ; et il ne manque rien, autant qu’on puisse en voir. De plus, elle est partout brune de peau, comme son père[5]. » Ce « brune de peau » (brown of skin) a fait couler beaucoup d’encre ! Et de nombreux auteurs rappellent que Philippa était la mère du célèbre Prince Noir, surnom donné à son fils aîné – à cause de la couleur de son armure, disent les uns ; non, non, on l’appelait déjà comme ça dans l’enfance, disent les autres. Comment savoir ? Doute ou pas, Queen Philippa figure en bonne place parmi les « 100greatblackbritons.com », les cent plus célèbres Britanniques noirs.

Monument funéraire de Philippa à Westminster Abbey.
Il semble que la princesse Leïla de "Star Wars" se soit bien inspirée de cette coiffure.
(photo tirée du site altesses.eu)
Elle est morte le 15 août 1369, souffrant d’hydropisie depuis plusieurs mois. Elle fut pleurée par ses sujets, mais aussi par son mari pourtant alors flanqué d’une officielle maîtresse. Elle est enterrée dans l’abbaye de Westminster à Londres, où elle avait été couronnée en 1330 et où, comme elle le lui avait fait promettre, Edouard III l’a rejointe à sa mort en 1377.




[1]www.histoireeurope.fr
[2] Voir son article « Vêtement et pouvoir à la cour d’Angleterre sous Philippa de Hainaut » in « Au cloître et dans le monde », Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000.
[3] Voir le blog « medieval royal wardrobe lexis ».
[4] www.encyclopedia.com
[5] www.englishmonarchs.co.uk