mercredi 10 juillet 2019

Quel est ce chapelier qui fit le bonheur des Hospices ?

On trouve à Valenciennes des noms de rues très étonnants, comme la rue du Profond-Sens (qui menait à une cense), rue Askièvre (aux chèvres), rue Derrière-la-tour (derrière le beffroi), rue des Incas (du nom d’une société de charité), rue de la Nouvelle Hollande (au lieu de « nouvelle rue de Hollande »), rue de la Viewarde (des marchands de vieilles hardes)… Parmi ces noms, celui qui m’a le plus intriguée est celui-ci : rue Hon-hon.

(photo personnelle)
Avouez qu’on dirait une onomatopée lâchée par un personnage qui aurait du mal à respirer. Mais pas du tout : c’est un nom de famille. Les Honhon (ils l’écrivent sans le trait d’union) étaient des commerçants établis à Valenciennes au XIXsiècle, fabricants et marchands de chapeaux de paille, tenant boutique rue Saint-Géry.
La famille est originaire d’un village situé dans la province de Liège, en Belgique : Glons. Les quelques images qu’on en trouve sur internet n’en donnent pas une vision très animée même si le bourg semble avoir une certaine importance.

 
(Ces trois cartes postales sont extraites du site Geneanet)

C’est là qu’ont vu le jour le père, Jean-Henri Honhon en 1804, la mère, Marguerite Debrus en 1798, et le fils, Henri-Joseph Honhon en 1829. La spécialité de la bourgade, c’est le tressage de la paille ; lorsqu’on consulte les registres d’état-civil, on comprend que la quasi-totalité des habitants gagne sa vie grâce à cette activité. Toute la vallée du Geer (où se situe Glons) en tirera une certaine notoriété, les artisans parvenant à produire des tressages de qualité. Voici, pour vous faire une idée, un petit film muet de 1922 qui explique les différentes techniques mises en œuvre (cliquez ici).

A une époque où il est inconcevable de sortir dans la rue tête nue, les chapeaux de paille, notamment les canotiers, se vendent comme des petits pains. Ainsi les Honhon père et fils vont-ils faire fortune dans leur boutique valenciennoise, située 73 rue Saint-Géry, à proximité du Square Froissart. Voici une photo de la façade, avec sa vitrine sous un petit porche.

(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)
L’histoire de cette maison (qui existe toujours mais a été bien modifiée à l’intérieur) méritera que j’y revienne un jour, mais pour l’instant mon propos se porte plutôt sur son propriétaire d’alors : Henri Honhon. 

Son portrait a orné la Salle d’honneur de l’Hôpital général pendant un temps, parmi une série de six tableaux exécutés et offerts par le peintre Lucien Dècle – peintre amateur de talent, qui fut aussi Conservateur du musée de Valenciennes de 1898 à 1903, Administrateur des Hospices de Valenciennes, membre du Conseil municipal (1876 à 1892) et autres fonctions au service de la ville. 
(document trouvé sur le site patrimoine.hautsdefrance.fr)
Pourquoi son portrait ornait-il les murs de ce triste asile de vieillards (aujourd’hui reconverti en hôtel de luxe) ? Parce que notre fabricant de chapeaux s’est avéré un personnage peu banal. Ayant perdu son père en août 1887, resté célibataire, il entreprit de rédiger son testament le 12 décembre 1888 et de le déposer chez Maître François Deltombe, notaire à Valenciennes (et gendre d’Henri Wallon, je le signale au passage), sous pli cacheté et intitulé comme il se doit « Ceci est mon testament ». 
Le 24 mai 1891, malade, il décède chez lui, « rentier », à l’âge de 52 ans. Le lendemain, 25 mai, Maître Deltombe se rend au Tribunal civil de Valenciennes pour ouvrir le pli en présence du président du tribunal et de son greffier en chef, indispensables témoins. Tous trois prennent alors connaissance des dernières volontés de Henri Honhon : il lègue l’entièreté de ses biens aux Hospices de Valenciennes (1).
Il précise encore qu’il charge les Hospices légataires de donner en « sous legs », si j’ose dire, cinquante mille francs à la fabrique de l’église Saint-Nicolas de Valenciennes ; cinquante mille francs au bureau de bienfaisance de Glons ; cinquante mille francs à partager entre ses neveux et nièces ; deux mille francs à sa servante Marie Henrotte ; et deux mille francs à chacun de ses trois ouvriers : Henri Burin, Auguste Rongy, Bertrand Maréchal. 
Par ce legs, Henri Honhon se hisse au rang de bienfaiteur des Hospices. D’où son portrait dans la salle d’honneur ; d’où aussi son nom gravé sur la liste des donateurs – la plaque est restée sur le mur de l’hôtel de luxe (2).
Sur ma photo, Henri Honhon figure à la deuxième ligne
(photo personnelle)
Mais la générosité de Henri Honhon ne va pas plaire à tout le monde, notamment à ses neveux et nièces. Pendant que Maître Deltombe fait estimer les biens détenus par le donateur, sa parenté – cinq cousins germains et trois issus de germains – se pique de porter réclamation, estimant que la somme qui leur est léguée n’est pas suffisante ! Leur pétition passe de main en main, de directeurs en ministres, jusqu’au Président de la République à qui il revient de signer le décret final (3). Le directeur français de l’Assistance Publique est dans ses petits souliers. Il presse le Préfet du Nord d’activer le dossier, en lui indiquant : « Le Sieur Honhon dont la fortune s’élèverait à plus d’un million, n’aurait laissé qu’un legs de 50.000 francs au profit de neveux de ses père et mère, tous pauvres ouvriers, très nombreux d’ailleurs… »

Ceci va mettre en branle une grande enquête sur ces « pauvres ouvriers » qui vivent tous en Belgique, à Glons et aux environs. Et il apparaît qu’ils sont tous chapeliers ou débitants de boissons. Sauf une exception, ils sont tous propriétaires de leur maison, d’un jardin, d’un verger, ou de l’un des trois. Ils ont tous reçu deux ans auparavant, du vivant de leur riche cousin valenciennois, la somme de trois mille francs chacun. Devant ces informations, le Sous-Préfet de Valenciennes comme les administrateurs des Hospices s’indignent : « leur demande ne tend point à contester la validité du testament mais à obtenir une augmentation sur la part attribuée aux hospices », constate le premier ; « réduire le dit legs universel dans ces conditions ne serait pas réparer une erreur ou un oubli commis au préjudice d’ayant droit naturels, mais se substituer au testateur, refaire son testament en déclarant qu’il n’a pas assez donné à telle personne, alors qu’elle n’avait rien à attendre de lui » insistent les administrateurs. Monsieur le Président de la République est donc prié de ne pas donner suite à la pétition belge. La contestation s’arrête là. Le décret présidentiel autorisant l’acceptation du legs est signé le 21 mai 1892.

Avant cela, l’estimation des biens constituant le legs universel de Henri Honhon suit son cours. Le notaire, Maître Deltombe, inventorie toutes les valeurs mobilières (le chapelier possédait beaucoup d’actions dans les compagnies de chemin de fer, alors en plein essor), les créances chirographaires (c’est-à-dire sans priorité de paiement), les créances hypothécaires, les immeubles. En Belgique, des maisons, des jardins, des bois, des terres agricoles représentent environ 10.600 francs. En France, la maison de la rue St-Géry à Valenciennes, « compte tenu de sa situation dans un des meilleurs quartiers de la ville et de son accès avec le Vieil-Escaut » (4) est estimée à 32.000 francs. 
Le plan joint par l'architecte à son estimation montre où passait le Vieil Escaut à l'époque
(document des Archives départementales)
Les Hospices vendront aux enchères tous les immeubles situés en Belgique. Ils garderont la maison de Valenciennes : « elle sera d’une grande utilité /…/ pour loger leur aumônier actuellement installé dans une maison que les Hospices louent à cet effet, et, au besoin, pour recevoir des vieillards auxquels les Hospices accordent des indemnités de logement. » Les administrateurs n’oublieront pas de verser sa part à la fabrique de l’église Saint-Nicolas. Compte tenu des frais, des honoraires, des droits de mutation, des timbres, etc., les cinquante mille francs ont un peu fondu : la paroisse touchera pour finir 44.000 francs, qu’elle placera à 3 % en rentes sur l’Etat.

Henri Honhon repose aujourd’hui avec son père au cimetière Saint-Roch de Valenciennes. Sur sa tombe, une plaque indique que « cette sépulture est entretenue par la ville de Valenciennes », mais vu le triste état de la pierre tombale, il semblerait que notre généreux bienfaiteur soit bien oublié de nos édiles.
(photos personnelles)
J’espère modestement que mes quelques lignes à son sujet lui revaudront l’estime de ses concitoyens.



[1] Tout le dossier concernant le legs Honhon se trouve aux Archives départementales du Nord, sous la cote 1 Z 6418.
[2] On trouve également dans la liste la Ville de Monaco : voir mon article sur ce blog, « Qui sont ces Monégasques qui naissent à la maternité ? » daté de juin 2017.
[3] En 1891 il s’agit de Sadi Carnot.
[4] C’est Emile Dusart, architecte commis par l’Administration des hospices de Valenciennes, qui donne cette estimation. Pour information, à sa dernière mise en vente, en 2018, la maison a été mise à prix 350.000 euros.