mercredi 24 janvier 2018

Quels sont ces Siamois que le roi nous manda ?

Louis XIV, on le sait, était un roi guerrier. Mais la guerre coûte cher. Il avait donc besoin de beaucoup d’argent, et ses conseillers ne manquaient pas d’idées pour en trouver. L’une de ces idées fut de tenter d’installer des comptoirs commerciaux au Siam (notre actuelle Thaïlande) pour développer les échanges avec ce pays, donner de nouveaux débouchés à nos diverses manufactures, au passage évangéliser cette contrée de mécréants pour en faire de bons catholiques et, cerise sur le gâteau, damer le pion aux Hollandais, ennemis honnis trop bien implantés sur ces rivages asiatiques. Cette tentative se solda par un lamentable fiasco, mais les préparatifs pour y parvenir se déroulèrent… jusqu’à Valenciennes.

Phra Narai, roi du Siam de 1656 à 1688
(Photo Wikipedia)
Louis XIV, roi de France de 1643 à 1715
(photo Musée Carnavalet)





















Entre grands rois – le Roi Soleil et le roi du Siam, s’il vous plaît – on s’envoyait des ambassadeurs, que ceux « d’en face » recevaient comme des princes pour les éblouir et les séduire. Des ambassadeurs français ont ainsi été reçus au Siam en 1685, puis le roi Phra Narai rendit la politesse en envoyant à son tour trois ambassadeurs à la rencontre de Louis XIV. Ces messieurs, accompagnés de huit mandarins et vingt domestiques, furent accueillis à Versailles en grande pompe, le 1er septembre 1686, selon une étiquette très rigoureuse : « Louis XIV, dans toute sa gloire, se montra à eux à l’une des extrémités de la Galerie des glaces »[1] et c’est tout ce qu’ils auront vu de notre roi ! Qu’importe, d’autres somptuosités les attendaient, notamment, à la demande expresse du Roi Soleil, un petit voyage « à travers les villes de la Flandre, conquêtes récentes encore, dont il était très fier et pour lesquelles il avait une prédilection particulière. »[2] Les voilà donc partis vers Beauvais, Amiens, Doullens, Arras, Béthune, Aire-sur-la-Lys, Saint-Omer, Calais, Dunkerque, Ypres, Menin, Lille, Tournai, Condé-sur-l’Escaut et enfin Valenciennes, où ils arrivèrent le 9 novembre 1686 (ils poursuivront ensuite vers Douai, Cambrai, Péronne, Saint-Quentin, La Fère, Soissons, Villers-Cotteret, Dammartin, avant de regagner Paris).

Réception des ambassadeurs à Versailles - Gravure extraite du site du château de Versailles.
 Jean Donneau de Visé a raconté ce périple dans un numéro spécial de sa revue « Mercure Galant » (ancêtre du « Mercure de France »), sans lésiner sur les détails. On apprend ainsi que les trois ambassadeurs furent accueillis à Valenciennes par le gouverneur de la citadelle et de la ville, Monsieur Magalotti en personne. Ce personnage, Bardo di Bardi Magalotti, d’origine italienne et naturalisé français, a fait toute sa carrière dans l’armée de Louis XIV. Sa biographie[3] est une succession de batailles âprement ferraillées, où l’on voit comment il a gagné ses galons à force de courage et de victoires sur les perpétuels ennemis de Louis XIV. Lorsque Valenciennes est tombée aux mains des Français, en 1677, en récompense de sa vaillance, Magalotti a été nommé premier gouverneur de la place nouvellement conquise – et il a, en effet, conquis la population par son élégance morale, son respect des coutumes locales, son art de vivre à la française, si l’on peut dire. C’est une sorte de prouesse, car on s’accorde à dire que les Valenciennois étaient très attachés à leurs souverains espagnols et redoutaient de tomber aux mains des arrogants Français qu’ils n’aimaient guère…

Bardo di Bardi Magalotti, 1629-1705, gouverneur de Valenciennes
(gravure illustrant le livre d'Henri Tausin)
Quoi qu’il en soit, Donneau de Visé poursuit sa narration, et indique qu’ensuite les ambassadeurs « arrivèrent à leur logis, après avoir été salués du canon et des officiers des troupes qui formaient deux haies dans la ville. »[4] Ce logis, c’est la maison de Monsieur Doilly, ancien prévost de la ville, située à l’époque rue de Cambrai (aujourd’hui rue de Famars), vers la rue (l’impasse) des Cardinaux. En l’honneur de ses distingués invités, Magalotti « avait pris soin de faire meubler la maison où ils allèrent, et il y avait fait porter quantité de fort beaux tableaux. » Puis les Siamois rencontrèrent ces messieurs du Magistrat – autrement dit, le conseil municipal – accueillis par Monsieur Château, « conseiller de ville » qui leur offrit « trois pièces de toile des plus fines de la fabrique de Valenciennes ». Les ambassadeurs acceptèrent ces cadeaux en précisant que « puisque c’était des échantillons d’une manufacture de la ville, ils les retenaient pour les faire voir au Roi leur maître. » Après tout, c’était bien l’objet de toute cette mise en scène, de développer des relations commerciales entre les deux pays, et si Valenciennes pouvait placer ses draps renommés aux premiers rangs des produits à faire valoir…
Toute la journée du lendemain, 10 novembre 1686, fut consacrée à la visite des fortifications, des quartiers et surtout de la citadelle de Valenciennes, rénovée, remaniée, renforcée par Vauban qui l’intégra dès 1678 dans son « Pré Carré ». Donneau de Visé précise : « on leur montra le paté par où la place avait été prise. » Magalotti, en effet, tenait à raconter les détails de l’assaut donné à la ville, la victoire de Louis XIV, la mansuétude du roi et ses ordres pour éviter les pillages et les exactions. Ce « paté », ou « fer de cheval », était un petit fort inséré dans les défenses de la ville, un poste clef par où l’armée de Louis XIV est entrée le 17 mars 1677. Pour continuer à impressionner les ambassadeurs, Magalotti les reçut à déjeuner chez lui  (il résidait dans un hôtel particulier à l’entrée de notre rue de l’Intendance), « un grand repas où il y eut deux tables, chacune de vingt couverts » ; ils admirèrent là « des tableaux de petit point de la manufacture de Valenciennes qui représentaient des fleurs » : certains voient dans ce petit point de la tapisserie, j’y verrais volontiers de la dentelle – nous ne saurons jamais de quoi il s’agissait car les tableaux sont partis à Bangkok dans les bagages des ambassadeurs. Et le soir, tout comme la veille au soir, « les dames leur tinrent compagnie pendant leur souper » : j’hésite à comprendre que ces dames les regardaient souper comme au spectacle, mais il semblerait qu’en effet la gente féminine n’était conviée qu’à admirer ces étranges personnages – et pas à trinquer avec eux ! Nulle part non plus, on n’indique que le « petit peuple » ait pu fêter la présence de ces ambassadeurs d’une manière ou d’une autre.

Les Siamois quittèrent Valenciennes le 11 novembre, « les mêmes cérémonies qui avaient été observées à leur entrée se firent à leur sortie. » La ville n’était qu’une étape sur leur périple en Flandre, comme on appelait notre grande région à l’époque, toutes les villes visitées étant choisies par ce qu’elles servaient la gloire et la puissance de Louis XIV.
Et pendant ce temps-là, à Versailles, notre Roi Soleil souffrait mille douleurs et se faisait soigner une fistule, c’est-à-dire… un abcès au cul. Il sera opéré le 18 novembre, l’intervention est racontée par de nombreux historiens. Mais on peut penser que le périple des Siamois et leur visite de Valenciennes devaient être pour lui le moindre de ses soucis. Quant au projet d’ouvrir des comptoirs commerciaux au Siam, déjà bien boiteux dans ses préparatifs sur place, il ne survécut pas à la mort du roi Phra Narai, en 1688.




[1] Michel Jacq-Hergoualc'h, « La France et le Siam de 1685 à 1688. Histoire d'un échec » in Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 84, n°317.
[2] Eugène Debièvre, « Voyage des ambassadeurs de Siam en Flandre » in Revue du Nord de la France, 1895.
[3] Voir Henri Tausin, Notice historique sur Bardi di Bardi Magalotti, 1903.
[4] Cette citation et les suivantes sont tirées du « Voyage des ambassadeurs de Siam en France » in Mercure Galant, sur le site de la Bibliothèque Nationale.