jeudi 11 avril 2019

Qui fut cet homme qu'on fusilla pour un pigeon ?


(Archives municipales de Valenciennes)
La photo représente une jeune femme et sa fillette. Au dos, une date : 23 février 1918, 1h du matin. Et quelques mots écrits à la main, qui commencent par cette phrase : « Je passe ma dernière nuit en contemplant avec mon profond amour cette photographie de ma bien chère femme et de ma petite fille toute adorée. » Dans quelques heures, l’auteur de ce dernier message va être fusillé par les Allemands, il s’appelle Henri Legrand.

(Archives municipales de Valenciennes)
Il est le fils de Charles et Sophie Legrand, âgés respectivement de 28 et 20 ans lorsqu’il naît le 7 février 1885 à Quesnoy-sur-Deûle près de Lille, où son père est gendarme. Le 12 avril 1909 il épouse à Watten, dans les Flandres, Marie Ombrouck, née le 28 octobre 1884 à Lambersart, en banlieue de Lille, fille de François, caissier de banque, et Amélie Ombrouck née Spital. Henri et Marie sont instituteurs, à La Bassée. Bientôt ils rejoignent la ville de Bapaume, elle en tant qu’institutrice dans un village tout proche, lui en qualité de professeur de sciences agricoles à l’Ecole primaire supérieure de la ville.

Henri Legrand, instituteur
(Archives municipales de Valenciennes)
Août 1914 : la guerre éclate. En septembre les Legrand reçoivent l’ordre de la Préfecture d’Arras – lui parce qu’il était exempté du service militaire, elle parce qu’elle était secrétaire de mairie – de rester à leur poste malgré l’invasion allemande. Ils vivent donc en zone occupée, difficilement. En 1916, l’offensive anglaise de la Somme les force à reculer avec les Allemands. Au mois d’octobre, ils s’établissent, toujours en zone occupée, à Bruay-sur-Escaut, où elle est nommée directrice de l’école des garçons de la Cité Thiers, tandis qu’il obtient un poste de professeur intérimaire à l’Ecole primaire supérieure de Valenciennes, toujours chargé des cours d’agriculture. C’est en mars 1917 que leur vie va basculer.

Le 30 mars en effet, à dix heures et demie du matin, un avion français survole la commune de Vicq, voisine de Bruay, et lâche six pigeons attachés entre eux, munis d’un petit parachute et d’un sachet contenant des instructions. Un certain Achille Coupin, électricien à la Compagnie des Mines d’Anzin, ramasse le colis et le porte chez Henri Legrand, à Bruay. Il s’agit de rien moins qu’une demande de renseignements de la part des Français sur la situation militaire à la frontière belge. Pour y répondre, Legrand et Coupin demandent l’aide du maire de Bruay, Mathieu Hélard, qui contacte le maire de Valenciennes, Charles Tauchon, et plusieurs autres « hautes personnalités ». La somme de renseignements qu’ils collectent est stupéfiante : le nombre de trains qui sont passés, le nombre d’hommes et de canons qu’ils transportaient, le casernement des régiments, le nombre de chevaux en « dépôt », les activités des officiers supérieurs, c’est réellement impressionnant ! Le 31 mars, Henri et Marie Legrand copient à la main le message, six fois, pour chacun des pigeons, un très long message dont on trouve la teneur in extenso sur le blog d’Alain Dubois (en cliquant ici). Et le 1eravril 1917, les pigeons sont relâchés, charge à eux de porter les précieuses et secrètes informations jusque dans les mains des Français, en zone non occupée.

La colombophilie est une activité très prisée dans le Nord et le Pas-de-Calais, notamment chez les employés des mines qui, bien souvent, entretiennent un élevage de pigeons voyageurs au fond de leur jardin. De nos jours encore, sur le territoire de ce qui fut le Bassin Minier, les cercles colombophiles font florès. Ils organisent régulièrement des concours, des « courses » comme ils disent, envoyant leurs oiseaux jusqu’en Espagne pour les faire revenir à tire-d’aile. L’exercice n’est pas sans danger pour les volatiles, qui doivent faire face à toute sorte d’obstacles : lignes à haute tension, chasseurs, oiseaux de proie…
Durant la première guerre mondiale, les pigeons ont été largement utilisés comme moyen de communication, remplaçant le courrier postal traditionnel. Ils assuraient les liaisons entre le commandement et les troupes du front, malgré les bombardements, les obus asphyxiants, les nappes de gaz. Certains pigeons particulièrement héroïques ont même reçu la Légion d’honneur ! 

Les pigeons ont fini par être utilisés par toutes les armées en 14-18
(photo extraite du site nalo28.pagesperso-orange.fr)
L’emploi des pigeons voyageurs par l’armée française s’est intensifié et organisé à partir de 1915, avec l’apparition des premiers colombiers mobiles bricolés en transformant des autobus à impériale. Au début de 1918, « l’armée disposait de 24.130 pigeons, dont plus de 15.000 parfaitement éduqués à la mobilité et entraînés. » [1] Certains d’entre eux furent même munis d’appareils photo qui permirent des clichés d’espionnage.

Un pigeon photographe
(photo extraite du site nalo28.pagesperso-orange.fr)
Bien sûr, l’occupant allemand a immédiatement interdit aux civils des zones occupées le lâcher de pigeons. Non seulement il était prohibé, sous peine de mort, d’effectuer des lâchers d’oiseaux, mais les personnes « qui trouveraient des pigeons voyageurs /…/ sont tenues de les remettre à l’autorité militaire la plus proche, faute de quoi elles seront suspectées d’espionnage et s’exposeront à des poursuites. »
Ainsi, lorsque Henri et Marie Legrand relâchèrent leurs six pigeons, « à 5 heures du matin, au milieu de l’ennemi qui cantonnait chez nous » raconte Marie, ils connaissaient le danger auquel ils s’exposaient.

Pour leur malheur, l’un des six volatiles fut intercepté par les Allemands, à Landrecies. Or Henri Legrand, pour authentifier le message et ainsi garantir la véracité des informations, avait signé sa missive, sans nom de famille : « Brigadier retraité, rue de Millam à Watten », l’adresse de son père.
« Six semaines après, raconte Marie Legrand [2], le 18 mai, je vois arriver chez moi de la police en civil qui m’interroge sur ma famille, prend des spécimens d’écriture, tandis que mon mari subissait le même interrogatoire à Valenciennes. » En effet, ayant identifié le brigadier Legrand de Watten, les Allemands ont mené l’enquête sur les 139 familles Legrand de la région valenciennoise, notamment via une expertise en écriture. « La liberté nous fut laissée trois semaines encore, poursuit Marie, et le 12 juin 1917 mon mari fut mis en cellule ; les policiers revinrent m’interroger, ils m’emmenèrent aussi en cellule préventive. » Après un nouvel interrogatoire, elle est relâchée – et surveillée de près. Henri Legrand, au contraire, reste en détention. Il résiste aux menaces et aux promesses brandies pour lui faire avouer son « acte d’espionnage », surtout il ne dit pas un mot qui puisse compromettre toutes ces « hautes personnalités » qui avaient renseigné le questionnaire – Charles Tauchon ne pourra pas l’oublier : « Henri Legrand a été un homme ; s’il l’avait voulu, il m’aurait fait fusiller ainsi que plusieurs autres » [3]. Peut-être en effet aurait-il été libéré s’il les avait dénoncés.

Mais Henri Legrand se tait. Il passe une première fois devant un Conseil de Guerre le 23 janvier 1918, où l’on requiert contre lui la peine de mort tandis que son avocat (le lieutenant Meyer de la Kommandantur de Valenciennes) demande l’acquittement. Mais aucune décision n’est prise à cette audience. Le 16 février, sa femme est libérée ; elle « part pour la France », comme elle dit, avec l’assurance des policiers que son mari va la rejoindre très prochainement. Elle trouve un travail d’institutrice à Chéméré, en « Loire-Inférieure » (notre Loire-Atlantique actuelle). Elle n’entendra plus parler d’Henri avant le mois de décembre.
Elle ignore donc que, deux jours après le départ de sa femme, le 18 février 1918 [4], Henri Legrand comparaît à nouveau devant un Conseil de Guerre : un juge accusateur, et cinq juges militaires, trois capitaines et deux lieutenants. La peine de mort est prononcée, pour « crime de haute trahison, participation à un acte d’espionnage, envoi de renseignements à l’armée ennemie ».
Cinq jours plus tard, le 23 février, Henri Legrand est fusillé. Il a refusé de se laisser bander les yeux : « je mourrai en Français sans bandeau aux yeux, je veux voir les fusils qui me tueront » aurait-il déclaré. Lors de l’exécution, il a soulevé son chapeau et crié « Vive la France », ce qui a « fort impressionné ses bourreaux » ont rapporté ses codétenus.

L’un d’eux, un certain Boudaillet (je pense qu’il s’agit d’Edouard Boudaillet, adjoint au maire de Rieux-en-Cambrésis, qui fut condamné, par le même Conseil de Guerre, à dix ans d’emprisonnement), a raconté dans un courrier adressé à Marie – à la demande expresse d’Henri Legrand, mais beaucoup plus tard – ses derniers moments. Ils avaient été autorisés à passer cette dernière nuit ensemble en qualité de « voisins de cellule » à la prison de Valenciennes. « Le 22 février vers 6 heures du soir, raconte Boudaillet, le capitaine de la prison a fait appeler M. Legrand ainsi que deux détenus de Rieux et leur a annoncé qu’ils seraient fusillés le lendemain à 7 heures du matin. » Le codétenu est impressionné par le calme et le sang-froid du condamné. « Il vous a écrit une longue lettre que les Allemands auront dû bien se garder de vous envoyer, » écrit-il à Marie. « Il m’a raconté combien il était heureux avec vous, les projets qu’il avait faits pour sa fille qu’il désirait voir faire de grandes études. » Il évoque les mots écrits derrière la photographie : « il l’a remise dans sa poche en disant je mourrai au moins avec eux sur le cœur. » « A un moment, poursuit Boudaillet, il avait enlevé son alliance pour vous la faire remettre puis il a dit : non je la garde jusqu’au bout. » Quelques parties de cartes, quelques verres de vin, quelques cigarettes, et puis : « Avant 7 heures les gendarmes arrivaient. Nous nous sommes embrassés. »

Tous ces détails, Marie ne les apprend qu’au mois de décembre 1918. Henri Legrand a été fusillé sans qu’aucun de ses proches n’en soit informé. Elle apprend la triste nouvelle par l’intermédiaire du directeur de l’Ecole primaire supérieure, Albert Adde. Curieusement, dès lors que Marie est au courant de la situation, les langues se délient autour d’elle. Ou plutôt les courriers : elle reçoit celui de Boudaillet, que je viens de citer ; elle reçoit aussi une lettre d’une de ses voisines de la Cité Thiers, une Henriette Quarez qui, comme on dit, savait tout mais a préféré se taire pour ne pas causer de chagrin : « Nous avons perdu mon frère le 8 juin et chaque jour il nous répétait sans cesse qu’il devait être fusillé comme M. Legrand. » C’est à partir de décembre 1918 aussi que la presse parle de l’exécution et, bien sûr, que la famille s’active pour obtenir réparation et « ne pas laisser impunis les ennemis arrogants qui ont condamné Henri Legrand en violation du droit. » [5]

En France, les hommages se succèdent. Marie reçoit en 1919 une « Lettre de Félicitations » signée du Maréchal Pétain (au tampon encreur) qui la félicite, donc, « de la collaboration volontaire et patriotique qu’elle a apportée à la cause française pendant la guerre 1914-1918 et la remercie des précieux services qu’elle a rendus ». En 1924, Henri Legrand reçoit la Légion d’Honneur à titre posthume, ainsi que la médaille de la Reconnaissance française.

"Henri Legrand instituteur fusillé en 1918" par Félix Desruelles
(photo personnelle)
Enfin, le 28 juillet 1928, est inauguré en grandes pompes le monument voulu par les Valenciennois pour commémorer son courage et son sacrifice, et au-delà celui de tous les instituteurs qui payèrent de leur vie leur patriotisme exacerbé en ces temps de guerre. La famille, paraît-il, ne voulait pas de ce monument ; mais l’inauguration à Maing en 1924 du monument réalisé en mémoire de l’abbé Delbecque, premier fusillé de la guerre à Valenciennes, a convaincu les membres de la Chambre de Commerce de faire exécuter celui-ci. Un concours a été lancé auprès des artistes, remporté par Félix Desruelles. Ce sculpteur renommé, né à Valenciennes en 1865, est déjà l’auteur du grand monument à Carpeaux cher aux Valenciennois ; il est aussi l’un des plus importants artistes français s’étant illustré dans la sculpture commémorative de la première guerre mondiale. Il a choisi de représenter Henri Legrand debout, comme résigné, son manteau sur les épaules – et son chapeau à ses pieds, mais de nos jours le chapeau a disparu. L’instituteur se tient devant une scène de classe, où des enfants écoutent leur professeur, regroupés autour des mots « Se dévouer pour la Patrie ». Le monument s’élève sur l’avenue Villars, en face du Lycée du Hainaut, un lycée qui succède si l’on peut dire à l’Ecole Professionnelle, donc à l’Ecole primaire supérieure de Valenciennes.
Sur l’avenue, où le public ne s’arrête guère, Henri Legrand se fait discret. Les seuls qui lui rendent fidèlement visite, sont les pigeons.

(photo personnelle)

A savoir : le « fonds Legrand », aux Archives municipales de Valenciennes, contient la plupart des documents que je cite ici.
Consultez également l’excellent blog tenu par Alain Dubois, « Les civils du Valenciennois dans la grande guerre 1914-1918 ». Voici le lien pour trouver la page concernant Henri Legrand : http://civils19141918.canalblog.com/archives/2011/01/27/20237682.html
Et pour tout savoir sur les pigeons utilisés durant la première guerre mondiale, voyez cet excellent article : http://nalo28.pagesperso-orange.fr/NALO/pigeons-guerre-14-18.pdf


[1] Chiffres trouvés sur le site « Musée du pigeon » : museedupigeon.e-monsite.com
[2] Rapport concernant Henri Legrand, aux Archives municipales.
[3] Cité dans un courrier de Louis Legrand, frère d’Henri, aux Archives municipales.
[4] Les documents que j’ai consultés ne sont pas d’accord sur cette date : 8 février, 18 février, 28 février… ce n’est pas clair.
[5] Courrier de Louis Legrand, aux Archives municipales.