samedi 15 septembre 2018

Quelle est cette voix qui nous fit entrer en République ?

Le 30 janvier 1875, l’amendement Wallon est mis aux votes à l’Assemblée nationale réunie à Versailles. Déposé par le député Henri Wallon, cet amendement déclare : « le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. »Le texte doit s’insérer après l’article premier du projet de loi constitutionnelle sur l’organisation des pouvoirs publics. Il est fondateur de notre régime politique. Ce 30 janvier 1875, l’amendement est adopté par 353 voix contre 352 : le mot « République » entre dans la constitution – et Wallon dans l’histoire.

Henri Wallon père de la République.
Caricature d'André Gill parue dans "L'Eclipse" du 6 mars 1875.
(image extraite du site henriwallon.com)
Henri Wallon est né en 1812 à Valenciennes, dans une famille issue de la petite bourgeoisie. C’est un écolier brillant, qui poursuit ses études à Douai puis à Paris. Il développe très tôt un goût pour l’histoire, qu’il enseigne dès 1837 à l’Ecole normale supérieure et à la Sorbonne, et qui fait de lui un écrivain prolixe et respecté et lui ouvre les portes de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1850. Sa « Vie de Jeanne d’Arc » a connu d’innombrables rééditions ; son « Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité » le fait remarquer par Victor Schoelcher, grâce à qui il devient secrétaire de la commission pour l’abolition de l’esclavage. C’est ainsi qu’il entre en politique, élu député en 1849 – mais il démissionne dès 1850 pour protester contre une nouvelle loi qui, à son sens, restreint le suffrage universel. Il y revient vingt ans plus tard, en 1871, élu dans le département du Nord sur une liste de Centre droit.

Le Second Empire a pris fin en 1870, et « en attendant » la république a été proclamée. Un gouvernement est établi, mais il n’est que provisoire. Après la Commune, après la guerre contre la Prusse, la France traverse une vraie instabilité politique : république ou monarchie ? monarchie ou république ? Les lois constitutionnelles du pays ont besoin d’une révision en profondeur. Henri Wallon est républicain, à condition que cette république soit celle de l’ordre et non celle de la révolution. L’Assemblée, elle, est majoritairement monarchiste : moitié légitimistes, moitié orléanistes, ces députés ont été élus pour leur position pacifiste – les Français, après la défaite de 1871, veulent la paix.
Le premier chef de l’exécutif est Adolphe Thiers : il était orléaniste, mais devient de plus en plus républicain, alors l’Assemblée finit par le pousser vers la sortie. Le maréchal de Mac-Mahon, monarchiste, lui succède. Si la monarchie doit revenir, il faut trouver un roi. On a le choix entre « l’orléaniste » comte de Paris, et le « légitime » comte de Chambord. C’est ce dernier qui est co-opté, mais il fait tout capoter en refusant le drapeau tricolore. On prolonge alors le mandat de Mac-Mahon de sept ans, par une loi de novembre 1873, et on se résout à tenter d’organiser les institutions d’un régime provisoire… 
Les débats s’ouvrent à l’Assemblée en janvier 1875. Ils sont vifs, l’Assemblée avance à petits pas, l’idée de république fait son chemin. Henri Wallon, lorsqu’il monte à la tribune, insiste : 
« Dans la situation où est la France, il faut que nous sacrifiions nos préférences, nos théories. Nous n'avons pas le choix. Nous trouvons une forme de Gouvernement, il faut la prendre telle qu'elle est ; il faut la faire durer. Je dis que c'est le devoir de tout bon citoyen.
« Mais, dira-t-on, vous proclamez donc la République ?
« Messieurs, je ne proclame rien... (Exclamations et rires à droite) ; je ne proclame rien, je prends ce qui est. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche.) J'appelle les choses par leur nom ; je les prends sous le nom que vous avez accepté, que vous acceptez encore... (Très bien ! à gauche - Rumeurs à droite), et je veux faire que ce Gouvernement qui est, dure tant que vous ne trouverez pas quelque chose de mieux à faire.
« Ma conclusion, poursuit-il, est qu’il faut sortir du provisoire. Si la monarchie est possible et acceptable, proposez-la. Sinon, constituez le gouvernement qui se trouve maintenant établi et qui est le gouvernement de la république.(1)

Henri Wallon à la tribune en 1875
(image extraite du site henriwallon.com)
Une voix de majorité, une seule voix, a mis l’histoire sur de nouveaux rails. Bien sûr, l’avènement de la République est d’abord le fruit d’une lente évolution chez les députés, qui a commencé après le « caprice » du comte de Chambord. Henri Wallon avec son amendement a proposé le texte qu’il fallait pour faire sauter le verrou. Mais cette unique voix qui a fait pencher la balance vers les « pour » ne cesse désormais de faire couler de l’encre.

L’écrivain Pierre Benoit, par exemple, est parti de cette voix d'écart pour bâtir sa courte nouvelle « La surprenante aventure du Baron de Pradeyles », écrite en 1922.

Pierre Benoit, 1886-1962. Elu à l'Académie française en 1931
(image extraite du site nonfiction.fr)
Son pitoyable héros est un député de la Seine-Inférieure, Agénor de Pradeyles. Elu du parti conservateur, ce n’est pas un blanc-bec : il compte quelque trente années de service parlementaire lorsqu’il se prépare à rejoindre l’Assemblée à Versailles, le 30 janvier 1875, pour prendre la parole à la tribune sur un sujet sans aucun rapport avec la république. Il se rend à la gare Saint-Lazare et, en attendant le train pour Versailles, s’assied dans un coin à part, au calme, pour peaufiner son intervention. C’est alors qu’il est fasciné, littéralement, par une femme qui vient s’asseoir face à lui. Il est hypnotisé. Lorsqu’elle se lève et quitte la gare, il la suit, c’est plus fort que lui ! Et le voilà embarqué dans une traversée des rues de Paris sous la pluie, dans le vent, jusqu’à une maison louche où l’accueillent des demoiselles de petite vertu. Le malheureux reprend alors ses esprits et quitte les lieux affolé, laissant sur place son manteau mais pas son précieux discours. Il retourne à la gare au pas de course, monte dans le premier train pour Versailles, mais quand il arrive : catastrophe, la république a été votée. « Profitant de mon absence, d’une absence obtenue vous savez maintenant par quels moyens infâmes, les partis de gauche, en rang serré, avaient donné l’assaut. Un des leurs, M. Wallon, était monté à la tribune, avait déposé son amendement funeste… Ah ! tout avait été calculé de main de maître. » Le pauvre baron, renié par ses amis, bafoué par ses ennemis, perd son siège aux élections suivantes. Mais il ne lâche pas prise, « comptant que le jour n’est plus loin où sera consommée la ruine d’un régime qui n’a pas craint, pour assurer son triomphe passager, de recourir au proxénétisme. » L’imagination de Pierre Benoît a ainsi trouvé une explication comique à l’absence d’un seul député qui a fait basculer le destin de la France.

Pour revenir à l’histoire réelle, les chercheurs qui se sont intéressés de près à ce vote historique n’ont pas manqué de recenser les voix « pour » et les voix « contre ». Pour constater qu’une petite minorité d’élus orléanistes (exactement 27) se sont détachés de leur famille politique et ont voté avec le camp républicain en faveur des lois constitutionnelles. Parmi eux, un certain Adrien Léon, nommé député de la Gironde en 1871. Etant le dernier à voter, il est présenté comme celui qui a glissé le bulletin décisif ce 30 janvier 1875. 

Adrien Léon, 1827-1894
(Archives municipales de Bordeaux)
Adrien Léon est juif, né à Bordeaux en 1827, fils du propriétaire d’une importante maison de commerce fondée au 18siècle par son arrière-grand-père. Saint-Cyrien, il quitte l’armée en 1852 pour travailler dans le négoce familial. Il reprend du service en 1870, nommé officier supérieur à l’armée de Bretagne. Elu à l’Assemblée en 1871 en tant qu’orléaniste, il vote, donc, pour la République. Il obtiendra le 11 juin 1875 l’addition des grands rabbins aux personnalités éligibles au Sénat, au même titre que les archevêques. Lui-même échouera aux élections sénatoriales dans la Gironde en 1876. Il s’est retiré de toute vie politique en 1886, au moment de l’exil des princes d’Orléans. Il est mort à Bénac, près de Bayonne, en 1894.
Pourquoi le monarchiste Adrien Léon a-t-il rejoint le groupe des 27 et donné sa voix à la République en 1875 ? On ne peut qu’émettre des hypothèses. Ces monarchistes ont peut-être été séduits par l’idée d’un Président de la République rééligible indéfiniment, comme un roi sans hérédité. Ils ont peut-être voulu éviter que la République, désormais inéluctable, se fasse sans eux. Dans un livre intitulé « Des Français israélites, une saga familiale du 18eau 21esiècle », Adrien Cipel, descendant d’Adrien Léon, propose une hypothèse personnelle : il pourrait avoir voté pour la République parce qu’il était juif. Il est possible qu’Adrien ait pu choisir de voter pour la République afin d’éviter qu’un autre régime puisse un jour réunir les conditions de la restauration d’une « religion d’Etat » en France, écrit-il. Il rappelle comment son ancêtre a bataillé, en octobre 1873, au moment de la tentative de restauration monarchique, pour préserver les libertés civiles et religieuses, en s’efforçant d’imposer leur maintien au sein même des textes qui auraient dû ouvrir la voie au retour d’un roi catholique en la personne du comte de Chambord. On peut penser, poursuit Adrien Cipel, que ses combats passés ont pu peser dans l’esprit d’Adrien Léon au moment du vote du 30 janvier 1875, l’amenant à considérer la République comme le régime le plus à même d’assurer à l’avenir le respect des minorités religieuses, y compris et surtout pour les juifs (2). Mais ce ne sont que des hypothèses, admet-il.

Reste que, par ce vote, 353 voix contre 352, le mot « République » est entré pour la première fois dans la loi constitutionnelle française. Reste que s’en est suivie l’adoption, à une large majorité désormais, des lois constitutionnelles de la IIIe République, sur la rédaction desquelles Henri Wallon a travaillé avec acharnement. Reste que cette constitution a duré 65 ans, jusqu’à la débâcle de 1940 et l’avènement de l’Etat français. Oui, reste que cette voix unique a changé le cours de l’Histoire.



[1] Citations extraites du procès-verbal de la séance. Voir le site assemblee-nationale.fr
[2] Op. cit., page 133.

samedi 23 juin 2018

Quelle est cette Caisse qui remplace la Porte ?

A la fin du XIXe siècle, fut prise une décision qui provoqua à Valenciennes une émotion considérable parmi la population : la ville allait se débarrasser de ses remparts. Lorsqu’on voit aujourd’hui la levée de boucliers et le courroux que provoque l’annonce de l’abattage de quelques arbres en ville, on se fait sans doute un commencement d’idée de la virulence des réactions lorsque les Valenciennois apprirent la nouvelle.
C’est que Valenciennes, en sa qualité de ville-frontière, possédait des remparts depuis le Moyen-âge – sinon la nuit des temps. Dans la légende du Saint-Cordon, que l’on situe en l’an 1008, c’est sur les remparts de la ville que la Vierge donne rendez-vous aux habitants pour les sauver de la peste [1]. Les jolies gravures de l’époque Renaissance dessinent une ville ceinte d’un long mur percé de quelques portes. 
"Valenchiennes", gravure de Braun & Hogenberg, 1581
(image extraite du site Sanderus Antique Maps)
Et lorsque Louis XIV s’empare de la cité en 1677, il confie à Vauban la mission de la transformer en place forte en lui adjoignant une citadelle, des bastions, courtines et orillons, bref des fortifications dont la raison d’être est absolument militaire.
Perdre ses fortifications, c’est aussi perdre sa garnison. Alain Salamagne, dans son livre A la découverte des anciennes fortifications de Valenciennes (Nord Patrimoine Editions, 1999), estime « de 4.000 à 5.000 » le nombre de fantassins nécessaires à la défense de la ville dans les années 1700. En 1891, quand le Sénat vote la suppression du bataillon de Canonniers sédentaires de Valenciennes devenu inutile, Henri Wallon [2], prenant la parole à la tribune, rappelle [3] qu’en 1793 Valenciennes a sauvé la France « en retenant pendant trois mois l’ennemi devant ces murs qu’on va démolir aujourd’hui ». Et il ajoute : « en 1815, après Waterloo, les canonniers de Valenciennes ont répondu à coups de canons à la sommation des vainqueurs et ont soutenu un commencement de siège. C’est mon plus ancien souvenir personnel ».

Ces murs portaient l’histoire de Valenciennes. Pourquoi les araser ? Un architecte valenciennois, Louis Dutouquet, explique dans la presse [4] : « Si nous savons tirer tout le parti des éléments exceptionnels dont nous disposons, la situation de notre ville dans le centre houiller et métallurgique le plus considérable, avec les nombreuses industries et les capitaux qu’elle renferme, peut et doit faire espérer doubler sa population en 25 ans. » L’objectif est bien uniquement économique, il s’agit « d’assurer la prospérité d’une ville comme la nôtre ». Avant de connaître cette prospérité, la ville va s’endetter jusqu’au cou pour payer la destruction de ses remparts – Alain Salamagne cite dans son ouvrage la somme de trois millions de francs or.

Ne restent aujourd’hui de ces remparts que la moyenâgeuse Tour de la Dodenne, quelques vestiges de la citadelle… et des photos. Car tout a été rasé, même les portes. On entrait (et sortait) autrefois par des portes, qui portaient le nom des villes vers lesquelles elles étaient tournées : porte de Cambrai (ou de Famars), porte du Quesnoy (ou porte Cardon), porte de Mons, porte de Tournai (ou de Lille). Tout au sud se trouvait aussi la porte Notre-Dame, près de l’église Notre-Dame-la-Grande, et tout au nord la porte Poterne, posée au-dessus de l’Escaut. Chaque fois qu’on passait, bien sûr, on payait la taxe !
La "porte de Lille", gravure de Baugean, circa 1810
(image extraite du livre d'Alain Salamagne, op. cit.)
 La plus jolie était la porte tournaisienne (porte de Tournai, porte de Lille), construite à partir de 1360 sur les plans de Jean d’Oisy, architecte né à Valenciennes en 1310. On ne connaît d’elle que la gravure qu’en réalisa Jean-Jérôme Baugean, sans doute vers 1810. Elle y apparaît comme une véritable œuvre d’art, « un des grands chefs-d’œuvre de l’architecture militaire » s’enthousiasme Alain Salamagne. Cette porte « signait » en quelque sorte le profil de la ville : on la reconnaît parfaitement sur cette gravure tirée de l’Album de Croÿ, à gauche de la vue.
Vue panoramique de Valenciennes in Album de Croÿ, circa 1600
(image Wikipedia)
A l’heure de sa destruction, elle ne ressemble hélas déjà plus à sa gravure : victime d’un incendie en 1821, elle a perdu ses tours et toute sa partie haute, rasée jusqu’au niveau des murs qui l’entourent. En mars 1885, ce « reste » a connu une tentative de classement au titre des Monuments Historiques, très vite abandonnée sous la pression des ingénieurs du Génie. La démolition de la porte tournaisienne a été entamée en mars 1886.
La "porte de Tournai" en 1886
(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)
Valenciennes en garde aujourd’hui deux vestiges, présentés dans la cour intérieure du Conservatoire, rue Ferrand, deux pierres de voûte des salles du rez-de-chaussée. Elles sont décorées des symboles des deux territoires auxquels la ville appartenait : le lion des Flandres pour le Comté de Hainaut, l’aigle à deux têtes pour l’Empire romain germanique (sous Charles Quint).
Les clefs de voûte de la porte tournaisienne
(photos de Georges Biron,

extraites de la page Facebook de Richard Lemoine)
  














A la place des murs, de nos jours, courent les « grands boulevards » de Valenciennes. Ils ont été agencés à la manière du début du XXe siècle, avec des mails destinés aux voitures à chevaux d’un côté, aux piétons de l’autre, avec des plantations d’arbres, larges boulevards où les bourgeois se font construire de belles demeures dans un style « valenciennois » mêlant grandeur et fantaisie. 
Et là où se trouvait la porte tournaisienne – ou de Tournai ou de Lille – une Place de la République accueille désormais le célèbre lycée Henri Wallon et un bâtiment qui forcément attire l’œil : la Caisse d’allocations familiales.
Façade de la Caisse d'allocations familiales, place de la République
(photo extraite du site Peintures-fragiles.com)
Elle date des années 1970 et sa construction ressemble à un parcours du combattant. Deux architectes sont nommés : le parisien Léon Forgia, qui dessine le bâtiment et lui donne sa personnalité, et le valenciennois Philippe Miroux, qui est son relais sur place. Né en 1930, Léon Forgia est déjà l’auteur de nombreux projets, principalement en région parisienne : logements HLM, établissements scolaires, il a également réalisé le nouveau centre-ville de Sarcelles en 1965 par exemple. Plus tard, à partir de 1979, il signera les plans des bureaux du prince héritier d’Abu Dhabi, des projets d’hôpitaux au Koweit, de mosquées en Arabie Saoudite. En France, il réalisera avec sa fille, Anne Forgia, également architecte à Paris, l’extraordinaire gare de péage de Tonnay-Charente dans les années 1990.
Le péage de Tonnay-Charente
(photo extraite du site Imag-in-air.com)
 Mais chez nous, donc, il dessine « un immeuble destiné à recevoir les Services Régionaux de la Caisse d’Allocations Familiales et de l’URSSAF » selon l’intitulé de la demande de permis de construire de janvier 1974 [5]. Si elle a jamais existé, il ne reste pas de trace d’une quelconque « note d’intention » de l’architecte dans ses choix esthétiques, à part quelques dessins de sa main [6]
Vue perspective de l'entrée de la CAF de Valenciennes.
Dessin de Léon Forgia, non daté
(image Cité de l'Architecture et du patrimoine à Paris)
C’est dommage, parce que l’allure générale du bâtiment aurait mérité des commentaires de l’auteur. Cette très grande bâtisse, avec sa forme arrondie, ses murs en brique rouge foncé, revêtus de plâtre sauf au rez-de-chaussée et dans les hauteurs, ses lumineuses rangées de petites fenêtres posées côte à côte sur deux étages, et son entrée monumentale qui se veut ouverte sur la place mais qui semble vouloir vous avaler jusque dans les profondeurs de son gosier, cette grosse bâtisse, posée sur une place à l’architecture précédemment plutôt homogène, sans aucun lien avec ce qui l’entoure, garde le mystère de sa conception.

Les seuls documents qui soient parvenus jusqu’à nous sont les demandes de permis de construire — au pluriel, car l’affaire n’a pas été simple.
Le terrain sur lequel la Sécurité Sociale désire construire le nouveau bâtiment, une surface d’un peu plus de 2.000 m2, est sa propriété. Il est « particulièrement difficile » annonce d’entrée le descriptif des travaux. Il faudra « tenir compte de la nappe d’eau qui se situe à environ 2 mètres par rapport au sol naturel ». Le sous-sol devra donc être parfaitement étanchéifié, et ces travaux préliminaires vont prendre beaucoup plus de temps que prévu. Tellement, que les architectes laissent filer le délai de prorogation de leur permis de construire accordé en novembre 1974.
Ils doivent donc déposer un nouveau dossier de demande, pour lequel Léon Forgia dessine de nouveaux plans en février 1975. Un nouveau permis est accordé en juillet 1975, mais les ennuis continuent. En effet, on pourrait croire que l’Administration française ne pratique l’art des complications que pour nous autres, pauvres particuliers ; mais pas du tout ! Entre services différents, l’Administration se crée des embrouilles à elle-même, sans doute pour le plaisir de travailler dans le vide.
Ainsi, comme l’explique un courrier des présidents de la CAF et de l’URSSAF en date du 2 février 1977, la seule application des procédures légales pour obtenir toutes les autorisations et les financements nécessaires à la construction d’un tel immeuble, prend des mois et des années : permis de construire en juillet 75, déclaration d’ouverture du chantier en février 77, avec demande de prorogation du permis de construire.
Surprise : le Préfet refuse la prorogation ! Il exige le dépôt d’un troisième dossier de demande : Léon Forgia dessine des plans pour la troisième fois – et le coût estimé du projet passe de 18 millions de francs en 1974 à 21 millions en 1977… Le Préfet annonce aussi une nouvelle très désagréable : le projet va être soumis à une nouvelle taxe ! Créée par la loi Galley de 1975, elle se base sur le « plafond légal de densité » : si vous disposez d’un terrain de 2.000 met que vous projetez d’y construire une surface habitable (ou de bureaux) de 6.000 m2, vous dépassez le plafond de 4.000 m2. La taxe, sur ce projet, avoisinait le million de francs ! Voilà le tour pendable que joue l’Administration à l’Administration en 1977. Les échanges de courriers n’ont pas manqué : plaintifs de la part de la Sécurité Sociale ; sollicitatifs de la part du sénateur-maire de Valenciennes ; vindicatifs de la part du Préfet, qui exige que le dossier soit complet et les pièces conformes à la réglementation en vigueur.

Après ces démarrages difficiles, le bâtiment sort de terre et la mairie de Valenciennes délivre son certificat : « Les travaux sont entièrement terminés depuis le 15 avril 1980 et le certificat de conformité a été délivré le 14 octobre 1981. » La CAF et l’URSSAF disposent enfin de leurs 6.000 m2 de bureaux supplémentaires, ainsi que d’un parking souterrain de quelque 130 places. Sur ses plans originaux, Léon Forgia a dessiné une grande salle pour les ordinateurs, une autre pour un central téléphonique, une petite pièce pour ranger les poussettes… Toute une époque, qui a déjà disparu. Comme la porte de Tournai. Et comme Léon Forgia lui-même, décédé en 2014.


[1] Voir sur ce blog « Quel est ce cordon que porte la Sainte Vierge ? », juillet 2017.
[2] Henri Wallon, 1812-1904, sénateur inamovible, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, célèbre « père » de la IIIe République, était natif de Valenciennes.
[3] Rapporté par L’Echo de la Frontière le 7 juillet 1891, page 2.
[4] L’Echo de la Frontière le 19 juillet 1890, page 1.
[5] Dossier conservé aux Archives de Valenciennes.
[6] Les dessins du bâtiment sont conservés à la Cité de l’Architecture à Paris. Sa fille se souvient que Léon Forgia était un dessinateur passionné.

dimanche 13 mai 2018

Quelles sont ces paires de fesses qu'on admire au foirail ?

(photo personnelle)
Jeudi de l’Ascension, à Valenciennes, s’est tenue la foire aux bestiaux. Ses organisateurs l’appellent plutôt Foire Agricole, avec le Concours national d’animaux de races à viande et la Foire-exposition de produits du terroir. Elle a lieu tous les ans, depuis 1953, à l’Ascension, et connaît un grand succès auprès de la population.

Les jurés en pleine discussion
(photo personnelle)      
Auprès des éleveurs aussi ! Cette année, 60 professionnels ont présenté 260 animaux, l’an dernier ils n’avaient amené que 180 bêtes. Ils font admirer des races diverses, qui portent toutes de bien jolis noms : Charolaise, Rouge des Prés, Limousine, Blonde d’Aquitaine, Parthenaise, Belle-Bleue Label Rouge, Bazadaise, et celle qu’on élève surtout par chez nous, la Blanc Bleu Belge. Environ 60 % des têtes élevées en France le sont dans le Hainaut et en Thiérache.
Cette BBB, comme l’appellent les gens du métier, est une vache de création récente, issue de bovins belges à robe bleue mariés à des "Shorthorn" anglais, sélectionnée à partir des années 1960 pour devenir une race à viande. Les chercheurs de Ciney, dans la province de Namur en Belgique, ont rendu héréditaire le gène « culard » qui, comme son nom l’indique, donne à la bête un cul hypertrophié, très impressionnant. Pour autant, ce n’est pas la seule caractéristique à laquelle se sera intéressé le jury chargé de primer les plus belles bêtes, l’autre jeudi à Valenciennes. Composé d’éleveurs, d’acheteurs, de bouchers, il aura également vérifié que la bête présentait une épaule bien musclée, un garrot large, des côtes arrondies, un dos large et musclé avec une gouttière médiane – j’en passe et des plus compliqués ! L’animal est assez grand : 150 cm au garrot pour le mâle, 135 pour la femelle ; et il pèse son poids : 1250 kg le mâle, 800 kg la femelle. Sa robe est donc couleur pie bleu sur fond blanc ou blanc-crème, mais elle peut aussi être entièrement blanche.
Au vrai ce n’est pas pour sa couleur qu’on l’élève, mais pour sa viande. Son hypertrophie musculaire permet une production avantageuse, avec le pourcentage de morceaux nobles le plus élevé de toutes les races à viande. Les bouchers se félicitent de son « rendement carcasse » qui est de l’ordre de 70 % (il est de 65 % pour la Charolaise, par exemple). Certains amateurs se régalent de cette viande aux fibres très fines qui rendent ses morceaux à griller particulièrement tendres. Mais d’autres regrettent son absence de gras, ce qui lui donne un goût moins savoureux. 

En coulisse on prépare les seaux qui contiennent les récompenses
(photo personnelle)
Qui dit concours et jury, dit récompenses. Qu’est-ce qu’on gagne ? Outre les habituels lots distribués par les « sponsors », on gagne un seau ! Bien sûr, l’important est ce qui se trouve dans le seau : une plaque en métal, et un diplôme à encadrer, qu’on apposera sur les murs de l’exploitation ou du magasin. « Quand on gagne un prix, m’indique l’un des participants, on peut vendre un ou deux euros de plus au kilo. » Car là est bien l’objectif : faire connaître la qualité de son travail à l’ensemble de la filière. Et pendant la Foire Agricole, les affaires marchent. « T’as vendu quelque chose ? » demande un éleveur à son confrère ; « oui, j’ai tout vendu ! » lui répond l’autre satisfait. Et lorsque je photographie un petit groupe de jurés en train de discuter, on m’indique que « ce monsieur, là, est acheteur chez Bigard ».

Comme autrefois, on placera sur le mur du magasin la plaque gagnée au Comice
(photo personnelle)            
La filière est présente, le public aussi. La Foire attire un maximum de familles, qui se promènent au milieu des bestiaux comme au zoo, et qui s’arrêtent devant les stands des « produits du terroir » — de tous les terroirs, à vrai dire, histoire qu’il y en ait pour tous les goûts, des olives et tapenades aux produits antillais. Certains étals, même, laissent dubitatifs, comme les tricots pour bébés ou les bijoux artisanaux… Sans oublier le déjeuner bifteck-frites à prix unique, il faut voir la file qui s’allonge devant le kiosque où l’on vend les tickets repas pour constater le succès de la manifestation. Sans oublier la présence de poneys pour les enfants. Sans oublier les promenades en calèche dans les environs immédiats du foirail. Sans oublier la célébrité avec qui on se fait photographier, cette année c’était le gagnant d’un concours télévisé.

Bien avant midi, la file d'attente se forme pour acheter son ticket repas
(photo personnelle)
C’est sans doute l’alliance du professionnel et du « touristique » qui fait le succès de ce Comice agricole, une fête que je pensais surannée mais qui s’avère bien vivante. Elle permet d’attirer l’attention sur une filière qui se débat pour ne pas disparaître – la mode est aux prix bas, à l’importation de bœuf étranger, au régime « vegan ». Elle peut nous faire lire avec plus de discernement les informations qui vont paraître sur la Politique agricole commune ou sur la Loi Alimentation. Pour ma part, elle m’a fait connaître un animal doux comme un agneau, une jolie vache dont les grands yeux étonnés ont longuement regardé mes congénères dévorer les siens… Bon appétit !

Trois fois primée au Salon de l'Agriculture de Paris 2018,
cette vache BBB élevée au Preux-au-Sart, près de Valenciennes,
porte toutes les caractéristiques de la race
(photo extraite du site web-agri.fr)

PS – Pour tout savoir sur la BBB, consultez sans hésiter le site « La recette du dredi ! » sur blog.deluxe.fr

vendredi 27 avril 2018

Quelle est cette charade posée sur la tour ?

Un passant un peu curieux qui s’approcherait de la tour de la Dodenne, dans le square du même nom, y découvrirait un bas-relief portant ce texte incompréhensible :
(photo personnelle)
Cy gist le père, cy gist le filz,
            Cy gist la mere et son mary
            Cy gist la femme et le baron,
            Et tout ne fust que femme et hom.

L’énigme se complète d’une croix chrétienne et d’un fer à cheval – allez comprendre. La solution, vous allez voir, est digne d’un entrelacs de dentellière, une broderie qui pique son aiguille dans le vrai et dans le faux, dans l’ancien temps et dans le contemporain.

La Dodenne, vestige des remparts de Valenciennes
(photo Wikipedia)
Et d’abord, la tour de la Dodenne. Erigée de 1447 à 1449, elle a échappé, par on ne sait quel miracle, à la destruction des remparts de Valenciennes au début des années 1890. La Dodenne est une tour défensive mais aussi une écluse posée sur la Rhônelle, la rivière qui rejoint l’Escaut. Elle permettait de réguler le débit de l’eau pour éviter les débordements en ville ou au contraire d’inonder la campagne environnante pour empêcher l’ennemi menaçant d’approcher. Les petits murs de canalisation en « dos d’âne » lui ont à l’époque donné son nom.

Les remparts protègent la ville, mais restreignent son extension, et obligent les vivants à cohabiter avec les morts. Chaque paroisse, autrefois, était entourée de son cimetière où elle enterrait ses paroissiens et pas ceux de la paroisse voisine. Or l’une de ces églises, qu’on appelait Notre-Dame-de-la-Chaussée et qui se trouvait sur l’actuelle rue de Famars (elle fut rasée à la Révolution), finit par se trouver à l’étroit, comme le raconte Simon Le Boucq dans son « Histoire ecclésiastique » : en 1349, la paroisse cherchait un terrain hors les murs « pour en faire une cimentière à cause que la leur n’estoit bastante pour y ensépulturer ceulx qui mouraient de la contagion [1] » (une grande épidémie de peste a sévi dans nos contrées en 1348-49). La ville se porte donc acquéreur d’un terrain « dehors la porte Cambrisienne, derrière le gardin Jehan le Provost », terrain situé le long de la rivière Rhônelle, non loin de notre actuel pharaonique Stade du Hainaut. Là est créé un nouveau cimetière, un « attre » comme on dit dans la langue de l’époque – le mot viendrait du latin aterqui signifie noir, triste, funèbre. Ce cimetière est bientôt muni d’une chapelle, dédiée à Sainte Gertrude, patronne des voyageurs. D’ailleurs, si des voyageurs décédaient inopinément à Valenciennes, c’est dans ce cimetière hors les murs qu’ils étaient enterrés, dans ce cimetière nommé Atre-Gertrude.

Notre-Dame-de-la-Chaussée, dessinée par Simon Le Boucq
(photo extraite du site de la Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Parmi les chroniqueurs qui ont raconté la vie passée de Valenciennes, on compte le très fantaisiste Henri d’Oultreman (1546-1605), un poète qui préférait la beauté d’une histoire à sa véracité. Avec l’Atre-Gertrude, il s’en est donné à cœur joie, inventant un conte invraisemblable censé expliquer la fondation du cimetière et de sa chapelle. Simon Le Boucq le raconte en précisant « qu’aucuns tiennent l’histoire pour fabuleuse » [2], c’est-à-dire affabulée, mensongère.
D’Oultreman invente donc un maréchal-ferrant nommé Marissal, père d’une fille de seize à dix-huit ans, tellement belle et honnête « qu’il la cognut charnellement et la rendit enceinte ». Pour échapper à la justice il décide de se rendre à Saint-Jacques de Compostelle et à Rome, et emmène sa fille avec lui. Arrivé en Italie, à court d’argent, il se fait embaucher comme maréchal-ferrant chez un maître-artisan. Sa fille – que l’artisan prend pour sa femme – accouche là d’un fils, prénommé Jean comme son parrain (l’artisan) et nommé Mareschaux par son père. Six mois après cette naissance, le père en question décide de rentrer à Valenciennes. Le parrain le supplie de lui laisser son fils : il s’en occupera au mieux, lui donnera des biens pour vivre. « A quoy le père acquiesça très-volontiers, et prendant congé de son dict maistre, il retourna vers Valentiennes avecq sa fille. » Le bébé grandit en Italie, devient un jeune homme de dix-huit ans, qui un jour interroge son parrain sur ses origines. L’autre ne savait pas grand-chose, sinon que la famille venait du Hainaut : le jeune homme décide de s’y rendre pour retrouver son père. Arrivé à Valenciennes, obligé de travailler pour gagner son pain, il propose ses services à devinez qui ? Son propre père, qui l’embauche comme serviteur. Là-dessus, le père vient à mourir, mais sa fille garde à son service ce jeune homme qui travaille si bien. Elle le trouve même bien à son goût, et l’épouse. Et puis, un beau jour, et après tout il n’est jamais trop tard, elle lui demande qui il est, d’où il vient, qui sont ses parents. Et tous deux découvrent le pot aux roses : elle a épousé son fils et son frère, et lui s’est marié à sa mère et à sa sœur ! Epouvanté, Jean Mareschaux se rend dare-dare à Rome pour demander pardon au Pape. Celui-ci lui donne sa pénitence : « sa vie durant, il ne poldroit se servir d’aulcun linge, son manger seroit de pain simple, et ne buveroit que de l’eauwe » (je pense que d’Oultreman devait être un grand buveur de vin et de bière). Notre pécheur devait également, après sa mort, se faire enterrer en terre profane. Ce qui fut fait en 1394, le héros étant âgé d’environ 54 ans, dans un terrain qui lui appartenait. Ce terrain c’est bien sûr le cimetière de Sainte-Gertrude, ce qui achève de convaincre Le Boucq de l’inanité du conte d’Oultreman puisque « ce lieu estoit acquis et mis en chimentière long-temps auparavant ceste mort. » Sur sa tombe sa femme-et-mère fit dresser une croix de marbre gravée d’un marteau et d’un fer à cheval, et du poème aujourd’hui inscrit sur la stèle de la Dodenne.
Ces quatre vers commencent à prendre sens : le père, le mari, le baron (le mâle), le fils, la mère, la femme, ceux qui gisent sous la pierre ne sont qu’un homme et qu’une femme. Mais que fait cette épitaphe — signée d’Oultreman, je le rappelle — sur la tour ?

Le sculpteur Alfred Bottiau (1889-1951)
(photo extraite du site Artdecoceramicglasslight.com)
Bien entendu, personne ne gît sous la tour, surtout pas ce Jean Mareschaux qui n’a jamais existé. Le bas-relief est un hommage à son auteur, le sculpteur Alfred Bottiau. Né en 1889 à Valenciennes, Bottiau obtint le Grand Prix de Rome en 1919. Ses œuvres sont typiquement « Art déco » et connaissent ainsi actuellement un regain d’intérêt [3]. S’il a participé en 1937 à la réalisation du fronton du Palais de Chaillot à Paris, il est surtout connu pour ses monuments-aux-morts et autres mémoriaux de la Première guerre mondiale réalisés pour l’armée américaine dans le nord de la France – une guerre durant laquelle il avait lui-même servi sous les drapeaux. A la fin de sa vie, Alfred Bottiau fut nommé directeur des écoles académiques de Valenciennes, jusqu’à sa mort en 1951. 
L’œuvre choisie pour célébrer son souvenir a été créée par lui-même en 1937. Le bronze a été réalisé à partir de son plâtre original, suite à une souscription ouverte en 1979, où la ville a apporté 10.000 francs de l’époque. Dans sa « Petite histoire des statues de Valenciennes » [4], l’historien d’art Jean-Claude Poinsignon estime que cette œuvre témoigne de « l’attachement qu’il (Bottiau) porte au Moyen-Age et à ses légendes, en même temps qu’il affirme sa volonté, modeste et déterminée, de prendre place dans le monde des artistes comme simple ymaigier ».

De « l’âtre de Gertrude » aujourd’hui, il ne reste qu’un nom de rue. Les petites maisons des lotissements ont chassé les morts. Alfred Bottiau y a du reste élu domicile plusieurs années.
Il repose maintenant au cimetière Saint-Roch de Valenciennes, sans aucune épitaphe. 


[1]Histoire ecclésiastique de la ville et Comté de Valentienne (1650) par Sire Simon Le Boucq, édition d’Arthur Dinaux. Dans son texte, Le Boucq cite l’acte de vente où la paroisse est nommée « église de la Cauchie ».
[2]Toutes les citations qui suivent sont tirées de l’Histoire ecclésiastique de Simon Le Boucq, opus cit.
[3]Il est l’auteur du bas-relief de la façade de « La Voix du Nord » à Lille, du monument aux morts de Solesmes, de la statue de Baptiste de Cambray à Cambrai. A Valenciennes, on peut admirer en ville : « Froissart remettant ses chroniques à Philippa de Hainaut », square Saint-Géry ; « L’Inspiration », rue de Hesques (copie du bas-relief du Trocadéro) ; le monument à Nungesser, avenue de Reims ; et « La légende de l’Atre de Gertrude », sur la Dodenne.
[4]Jean-Claude Poinsignon, « Bienvenue dans l’Athènes du Nord, Petite histoire des statues de Valenciennes », éditions Spratbrow, 1998.

lundi 2 avril 2018

Qui est ce Jacques qui estima son nom sali ?

En ce moment, début d’année 2018, la « Galerie du Temps » du Louvre-Lens présente une admirable petite statue de marbre blanc (à peine un mètre de haut) qui attire l’œil par son élégance, son charme, sa mignardise. Il s’agit de L’Amour essayant une de ses flèches, une œuvre réalisée pour la marquise de Pompadour en 1753 (elle collectionnait les Amours) et qui la suivit dans ses divers châteaux, c’est dire si elle l’appréciait. Le Louvre a acheté cette statue à un particulier en 2016 pour la coquette somme de 5,5 millions d’euros, après un grand appel aux dons auprès de la population.
L'Amour de Jacques Saly au Louvre-Lens
(photo personnelle)
Déclaré « trésor national », ce charmant Amour est considéré par les historiens d’art comme le chef-d’œuvre de son auteur, Jacques Saly, un sculpteur né à Valenciennes au début du XVIIIe siècle. Ce n’est pourtant pas ce marbre-là que le nom de Saly évoque aux Valenciennois, mais plutôt une autre statue, réalisée également en marbre blanc, et fracassée à la période révolutionnaire : le portrait pédestre du roi Louis XV, représenté sous les traits d’un empereur romain coiffé d’une couronne de lauriers. Il paraît que Louis XV, ayant vu une esquisse du projet, en était d’avance très satisfait. On aura pourtant rarement vu statue provoquer autant de contrariétés, de récriminations et d’interrogations, dès sa conception et jusqu’à sa disparition. Un vrai feuilleton !

Jacques Saly est né en juin 1717 à Valenciennes dans une famille sans le sou. Son père, originaire de Florence en Italie, était ménétrier – c’est-à-dire un violoneux qui animait les bals populaires. Voyant que son fils avait des dispositions pour les arts, il le plaça comme apprenti chez le sculpteur Antoine Gillis (Jacques n’avait alors pas 9 ans) ; puis, vers 1730, le jeune Saly poursuivit son apprentissage chez Antoine Pater, un déjà vieux monsieur qui, outre diriger son atelier de sculpture, tenait un magasin de peintures et d’œuvres d’art. Le musée de Valenciennes possède un portrait saisissant de la trogne de Pater, précisément réalisé par Jacques Saly en 1740.

Buste d'Antoine Pater par Jacques Saly
(photo extraite du site Wikiphidias.fr)
D’atelier en atelier, il arriva chez Guillaume Coustou à Paris, auprès de qui il se perfectionna tant et si bien qu’il obtint le second Grand prix de Rome en 1737, et le premier Grand prix en 1738. Il figure ainsi comme le tout premier de la cohorte (ils sont vingt et un !) des artistes valenciennois qui emportèrent la palme de ce concours très renommé. Il partit en Italie en 1740, et y resta jusqu’en 1748, « pensionnaire du Roi » au Palais Mancini (où se trouvait l’Académie de France à Rome avant son installation à la Villa Medicis). C’est là qu’il réalisa, entre autres, sa célèbre suite de Vases qu’il dédia au directeur de l’Académie, le peintre Jean-François de Troy, trente gravures à l’eau-forte où s’exprime le goût de l’époque pour le rococo.

Gravure des Vases de Jacques Saly
(photo extraite du site eBay.fr)
A son retour en France, il se rend chez son père à Valenciennes, où il arrive le 9 mars 1749. Deux mois plus tard, le Magistrat (le conseil municipal) s’avise de sa présence en ville, l’invite à quelque mondanité et lui demande « un ouvrage de sa composition qui sera placé dans l’Hôtel de Ville »[1]. Pour le coup, cela aurait pu être un vase ; ou une tête de fillette, comme celle qu’il réalisa en 1750 ; 
(photo extraite du site Collections.vam.ac.uk)
mais non : Saly réfléchit, considère la vaste étendue de la Place d’Armes, et propose au Magistrat de la doter d’une statue du Roi ! Une grande statue en marbre, en l’honneur du souverain de l’époque, Louis XV. Un bel objet, fait pour durer. Et ce fut le début des embêtements.

Le Magistrat, ravi mais confus, décline l’offre de Saly en avouant que le triste état des finances de la ville ne permettait pas une telle dépense. Déception de l’artiste, bien sûr. Mais montrant sa grandeur d’âme, il déclare qu’il est prêt à réaliser l’objet gratuitement pour peu qu’on lui fournisse le marbre. Même, porté par son idée et son enthousiasme, il prépare une esquisse de son projet, esquisse qui sera validée par Louis XV en personne le 19 juin 1749. Dans ces conditions, plus question de renoncer : le Roi acceptant de fournir le marbre (« un bloc de marbre blanc veiné de neuf pieds de haut[2] »), Saly se mit au travail, promettant d’avoir terminé le portrait pour le mois de septembre 1752. Dans le même temps, en 1751, il est reçu à l’Académie royale de sculpture, félicité pour l’œuvre qu’il avait présentée : un jeune faune au chevreau, à nouveau en marbre blanc. Cette composition lui valut une immense renommée. 

Le Faune au chevreau de Jacques Saly
(photo extraite du site du musée Cognacq-Jay à Paris)
La gloire et les félicitations, c’est bien, mais il faut vivre. Saly a besoin d’argent et accepte donc les commandes : celles de Madame de Pompadour, celles de Madame de Geoffrin, celles du comte de ci, du marquis de ça. L’argent rentre, le temps passe, l’atelier de Saly (deux sculpteurs, un polisseur, un garçon d’atelier) tourne à plein régime.

En août 1752, la statue de Louis XV est prête. On l’emballe dans une grande caisse en bois, accompagnée des plaques de marbre complémentaires destinées à habiller le piédestal, lui-même aussi haut que la statue. Toutes ces caisses, montées sur des traineaux, traversent Paris pour être chargées sur un bateau : elles vont remonter la Seine, l’Oise et la Somme – passant les écluses parfois tant bien que mal – jusqu’à Saint-Quentin où elles sont débarquées et aussitôt rembarquées sur un nouveau traineau et « huit chariots tirés par quarante chevaux[3] », pour enfin arriver à Valenciennes le 5 septembre 1752. La statue est posée sur son piédestal le 7 septembre, et inaugurée en grande pompe le 10 septembre, Saly en personne déchirant le voile qui couvrait son œuvre sous les salves de l’artillerie et les sonneries de tous les carillons de la ville. Discours, banquet, fanfares, feux d’artifices, la fête est magnifique. Saly reçoit des cadeaux : le gouverneur de la ville lui offre une boîte en or carrée, ornée d’un portrait de Louis XV ; l’intendant du Hainaut, un étui de mathématiques en or ; et le Magistrat de Valenciennes, de la vaisselle en argent aux armes de la ville.
Or cette même année 1752, le roi du Danemark Frédéric V appelle Saly à sa cour. Il le nomme directeur de l’Académie de peinture et sculpture de Copenhague, et lui commande la réalisation d’une grande statue équestre de lui-même. Saly part donc au Danemark, sans avoir terminé le piédestal de Louis XV : il manque deux bas-reliefs en bronze, qui devaient représenter d’un côté la bataille de Fontenoy, de l’autre l’entrée du roi dans Valenciennes. Saly promet de les exécuter plus tard.

Et voilà qu’en 1765, un certain Pierre Patte, architecte de son état et grand cireur de bottes royales si vous voulez mon avis, publie un livre intitulé « Monuments érigés en France à la Gloire de Louis XV » dans lequel, après un très long préambule consacré aux « progrès des arts et des sciences » constatés dans le royaume depuis le règne du Bien-aimé, il décrit les statues élevées à Bordeaux, Rennes, Paris, Reims, Nancy et Valenciennes. Il entre dans tous les détails, donne les mensurations, explique les pourquoi et les comment, raconte les inaugurations, ajoute des gravures – grâce auxquelles on sait à quoi ressemblait le monument. Il fait aussi allusion aux cadeaux reçus par le sculpteur : « M. le Prince de Tingry (le gouverneur de Valenciennes) … fit encore un présent considérable au sieur Sally : exemple qui fut imité par M. de Lucé (l’intendant du Hainaut) & par les magistrats (le conseil municipal).[4] »

Gravure de la statue pédestre de Louis XV par Saly,
telle que présentée dans le livre de Pierre Patte (Bnf, site Gallica)
Jacques Saly n’est pas du tout content. Sur la gravure, il ne reconnait « ni la statue, ni son piédestal ». Et il est très fâché que Patte mentionne ce « présent considérable » sans préciser ni de quoi il s’agit, ni que Saly a exécuté son œuvre gratuitement. Il en est tellement blessé, il se sent tellement « sali », qu’il entame une correspondance frénétique avec toute sorte de personnalités pour obliger Pierre Patte à rectifier son oubli dans les rééditions de son livre. Pour le coup, on peut dire que Saly tanne son monde, inondant ses interlocuteurs de décomptes de frais, de montants avancés et remboursés, d’innombrables preuves de son désintéressement. En échange, ultime vexation, il reçoit les remontrances du Prévost de Valenciennes : « vous vous obligeâtes à renvoier sous le moins de temps qu’il vous serait possible les médaillons dont le deffaut fait depuis lors un vide assez déplaisant à ce monument… il ne manque que des bas reliefs et cartels à notre statue pour tranquiliser votre esprit et le notre… Remplissez donc, Monsieur, vos engagements… »[5].

Trop occupé à Copenhague, Saly n’a jamais réalisé les deux bas-reliefs manquants et le monument est resté inachevé. Et il faut peut-être ajouter que le portrait pédestre de Louis XV n’a jamais fait l’unanimité. Diderot qui le verra en 1773 parlera d’une « mauvaise statue de Louis XV »[6] ; un amateur éclairé, Pierre-Jean Mariette, est encore plus désagréable en 1752 : « On a trouvé le travail de cette figure lourd et sec ; la tête du roi n’a point paru ressemblante … C’est une figure manquée, qui ne fera jamais honneur à celui qui l’a fait. » Mais d’autres visiteurs, comme un certain Gabriel Huquier en 1753, ont une opinion tout autre : « J’ai eu le plaisir de voir à Valenciennes sa statue de Louis XV… Toute la ville a été extrêmement contente de cet ouvrage. »
Pour notre part, il nous faut rêver la chose. Le Conseil général de la commune de Valenciennes a noté le 23 août 1792 à propos de la statue : « A été délibéré qu’elle serait a battre et brisée et que M. le Commissaire aux travaux y employerait aussitôt les ouvriers nécessaires pour cet objet. »
Saly est mort à Paris en 1776. Il a donné son nom à l’un des boulevards circulaires de la ville, qui portent tous des noms d’artistes. Il reste un vestige de son Louis XV, précieusement conservé au musée de Valenciennes : un doigt. Un doigt unique. Un doigt vengeur.

Le doigt de Louis XV, vestige de la statue de Saly
(photo de Marc Gouttière, publiée dans la revue Valentiana n° 45-46, décembre 2010)



[1]Cité par Henri Juin in« Jacques Saly, l’homme et l’œuvre », 1896 (Bnf, site Gallica).
[2]Cité par Bent Sorensen dans son article « La statue de Louis XV par Jacques Saly à Valenciennes » in Valentiana n° 10, décembre 1992. L’Amour présenté au Louvre Lens fait deux pieds de haut.
[3]Valentiana n° 10, id.
[4]« Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV » page 147 (Bnf, site Gallica). Les fonctions entre parenthèses sont ajoutées par moi.
[5]Lettre du 19 novembre 1767, citée par Henry Jouin, op. cit.
[6]Toutes les citations qui suivent sont tirées de l’article de Bent Sorensen, op. cit.