jeudi 7 décembre 2017

A qui sont ces pantoufles qui échappèrent au bûcher ?

L’année 2017 célèbre le cinq-centième anniversaire de la publication des thèses de Luther. Dans notre région, les idées de la Réforme, portées par Calvin disciple de Luther, ont tout de suite convaincu les pratiquants, dégoûtés par les excès et les dérives du catholicisme. Valenciennes a même été surnommée « la petite Genève du Nord ». Pourtant la propagation des ces idées nouvelles ne s’est pas déroulée sans rébellion ni répression, loin de là. Les condamnations à mort pour hérésie furent très nombreuses.
Lorsqu’il rédige, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les éditions successives de son « martyrologe huguenot », Jean Crespin[1] y fait figurer les prosélytes, comme Pierre Bruly, un des grands prédicateurs des « Pays Bas du sud », brûlé vif à Tournai en 1545, ou Guy de Brès, successeur de Bruly, mort par pendaison à Valenciennes en 1567. Mais il n’oublie pas les « anonymes », les « petits », les calvinistes lambda, comme on dirait de nos jours, parmi lesquels à nouveau plusieurs Valenciennois passés violemment de vie à trépas : Gillot Vivier, sa femme Hanon, Jacques Le Fevre et son fils Michel, et celle qui m’intéresse plus que les autres parce qu’elle fait partie de mes très lointains ancêtres, Michelle de Caignoncle.

Extrait de la table des matières du "Recueil de plusieurs personnes
qui ont constamment enduré la mort pour le nom du Seigneur" par Jean Crespin, 1556
(Bibliothèque de Genève - www.e-rara.ch)

Née vers 1495, Michelle de Caignoncle était une « bourgeoise » de Valenciennes, une personne qui avait pignon sur rue. Son monde était celui des riches marchands, on parlerait aujourd’hui « d’hommes d’affaires ». Son père, Nicolas de Caignoncle, comme sa mère, Jacqueline Le Mesureur, faisaient partie des familles « régnantes », si j’ose dire, se succédant depuis des générations en qualité d’Echevins de Valenciennes, Prévots de Solesmes, etc[2]. Elle a épousé Jacques Le Clercq, lui aussi bourgeois de Valenciennes, lui aussi fils d’échevin. On leur connaît deux enfants : Jacqueline, qui épousera Pierre Conrart dont j’ai un peu raconté l’histoire dans un précédent chapitre[3] ; et Arnoul, qui prendra la fuite en Angleterre.
Pourquoi la fuite ? Parce que tous ces gens ont adopté les principes religieux de Luther et de Calvin, sauf que sous le règne de Charles Quint il ne faisait pas bon professer des idées réformistes. A l’époque, Valenciennes faisait partie de ces « Pays Bas du sud » qui appartenaient aux Habsbourg – donc aux Espagnols. L’Inquisition y était sévère et sanglante. Michelle de Caignoncle aurait pu s’enfuir, comme le raconte Jean Crespin : elle était veuve et « fut requise en mariage par un personnage qui desiroit la mener en Eglise réformée » mais elle refusa la proposition, d’abord parce qu’elle ne voulait pas quitter Valenciennes « le lieu de sa nativité », et aussi parce qu’elle se sentait assez forte, raconte Crespin, et « asseurée, si elle estait appréhendée, que le Seigneur lui donneroit force & vertu pour confesser purement son sainct nom ». Bien mal lui en a pris, car elle a été condamnée à mort par les catholiques, fut brûlée vive sur la place de Valenciennes en avril 1549, et tous ses biens furent confisqués.

Tuer ses bourgeois et confisquer leurs biens, voilà des façons de faire qui outragèrent Valenciennes au plus haut point. Les édiles contestèrent vivement la décision de Charles Quint, prise cette même année 1549, non seulement de torturer les personnes soupçonnées d’hérésie, mais surtout de confisquer leurs biens après leur mort. La ville jouissait en effet de « privilèges » qui lui étaient propres, depuis des temps très reculés, et elle estimait que la destinée de ses bourgeois et de leurs possessions était de son seul ressort. En vérité, ces privilèges ne concernaient pas les bourgeoises, épouses ou veuves ; mais il faut noter que Michelle de Caignoncle fut la seule membre d’une riche famille de marchands exécutée à Valenciennes du temps de Charles Quint.

Son fils Arnoul choisit l’exil, et s’établit avec plusieurs autres Valenciennois en Angleterre, à Southampton. 

Maisons du Moyen-âge à Southampton
(dessin de Andrew Goodyear - pinterest.fr)
Une architecture familière aux Valenciennois…
On le trouve cité parmi la cinquantaine de personnes rassemblées à la chapelle de l’Hôtel-Dieu local le 21 décembre 1567 pour célébrer la Cène, un événement considéré comme l’acte fondateur de l’église réformée francophone de Southampton. Arnoul le Clercq et son cousin Mathieu Sohier (fils de Jeanne, une soeur de Michelle de Caignoncle) participent tous deux à cette Cène, et deviendront tous deux des membres importants et influents de la communauté réformée en Angleterre. Un historien anglais, Andrew Spicer[4], a étudié l’activité économique de cette communauté, citant Arnoul le Clercq maintes et maintes fois. Il faisait partie de l’élite marchande à Valenciennes, il le resta à Southampton. Et ce port, situé sur la côte sud de l’Angleterre, connut un notable développement grâce à la présence des exilés réformés. L’historien s’étonne même du dynamisme commerçant de ces « réfugiés », qui travaillent avec la Flandre certes, mais aussi avec l’Espagne, le Portugal, les Açores, les Canaries, et encore Bordeaux, La Rochelle, Toulouse… Savon, vin, drap, figues, la liste des marchandises achetées, transportées et revendues par le fils de Michelle de Caignoncle et par ses cousins est aussi longue qu’éclectique. L’import-export n’était d’ailleurs pas une activité sans risque, les bateaux étant trop souvent pillés par des bandes de pirates. Andrew Spicer relate ainsi l’affaire du Black Raven, un bateau qui, en 1575, transportait pour mille livres de marchandises dont une partie pour Arnoul le Clercq, et qui perdit tout, y compris son livre de bord dans une attaque de pirates portugais ; les commerçants lésés voulurent une compensation de la part du roi du Portugal… L’affaire traîna en justice jusqu’en 1577 !
Pour la communauté francophone, les temps de vaches grasses se poursuivirent jusqu’à l’année 1583-84, où une épidémie de peste dispersa tout ce petit monde, certains restant en Angleterre (à Londres notamment), d’autres rejoignant la Flandre comme Arnoul le Clercq qui s’installa à Middelbourg, près d’Anvers, d’où il poursuivit ses activités… avec Southampton. Et ce qui est clair, à lire Andrew Spicer, c’est qu’ils sont tous partis fortune faite.

Riche, Michelle de Caignoncle l’était elle aussi, trente ans plus tôt. La vente de ses biens mobiliers aurait rapporté, selon Andrew Spicer, une somme conséquente (1.212 livres tournois, 4 shillings et 12 pence). Elle était riche, et elle était généreuse. Agrippa d’Aubigné, quand il relate les circonstances de sa mort dans son « Histoire universelle[5] », l’appelle « damoiselle grande aumosnière ». Comme Jean Crespin, il rapporte les hautes et courageuses pensées qu’elle a eues en montant sur son bûcher et en « montrant du doigt » ses juges postés aux fenêtres pour regarder le supplice, s’estimant plus sereine de souffrir pour son Christ que ces hommes qui resteront tourmentés par le bourreau de leur conscience. Les martyrs se doivent de dire de belles paroles, les voilà dites.
Mais elle en a dit d’autres, que je trouve plus véridiques. Des pauvres gens l’accompagnaient vers le bûcher, pleurant sa disparition et criant « vous ne nous donnerez plus l’aumône ! » Alors elle eut un geste qui ne s’invente pas : elle enleva ses pantoufles et les donna à une femme aux pieds nus : « si ferai, dit-elle, prenez mes pantoufles, je n’en ai plus besoin. »






[1] Jean Crespin, né vers 1520 à Arras et mort à Genève en 1572, était un éditeur-imprimeur-auteur acquis aux idées de la Réforme de Luther.
[2] Toute la généalogie de Michelle de Caignoncle se trouve sur le site our-royal-titled-noble-and-commoner-ancestors.com
[3] Voir sur ce blog le chapitre « Qui est ce parpaillot que le duc d’Albe rendit immortel ? » édité le 24 juillet 2017. Pierre Conrart, huguenot, fut décapité à l’épée sur la place de Valenciennes en 1569.
[4] Voir « The French-speaking Reformed community and their Church in Southampton, 1567-c. 1620 » par Andrew Spicer sur le site sohier.free.fr
[5] « Histoire universelle du Sieur d’Aubigné », 1626, Tome Premier, Livre Second, chapitre X.