mardi 30 novembre 2021

Quelles sont ces poutrelles qui dansent sous le ciel ?

 

Valenciennes, place Cardon
(photo personnelle)

Le rond-point de la place Cardon, à Valenciennes, accueille depuis une petite dizaine d’années une des 85 sculptures exposées en ville (c’est le chiffre annoncé sur le site internet de la métropole, mais je pense qu’il y en a plus). On est loin ici de l’esthétique d’un Crauck ou d’un Carpeaux, mais j’ai toujours eu un faible pour cette construction signée Nicolas Sanhes et baptisée HV11 (c’est écrit sur une plaque dans un coin de la place).

 

(photo personnelle)

Nicolas Sanhes
(photo TrappesMag)

Nicolas Sanhes est né à Rodez en 1965. C’est à Perpignan qu’il suit les cours de l’école des Beaux-Arts et commence à penser la sculpture comme une trilogie « équilibre – forme – espace ». Il se lance alors dans des constructions mettant en place des systèmes de fabrication complexe et rejoint un temps, à Lyon, l’équipe de l’architecte Jean-Michel Wilmotte. Des ennuis de santé (un cancer dont il ne se cache pas) l’éloignent plusieurs mois de son atelier. Lorsqu’il y revient, c’est peu de dire qu’il reprend le travail à bras le corps ! Désormais, ses formats seront de plus en plus monumentaux. On peut lire sur son site internet (www.nicolassanhes.fr) : « La maîtrise des dimensions et des contraintes techniques lui permet d’accomplir ses premières commandes publiques. » Après Trappes en 2007 et Montélimar en 2008, c’est Valenciennes qui lui commande « son œuvre la plus complexe réalisée à ce jour », construite en carré H et installée en 2013 : « HV11 ». Ce nom signifie H comme l’acier H, V comme Valenciennes et 11 comme l’année de la commande.

 

Le carré H, c’est un acier dont la « tranche », si je puis dire, forme la lettre H. C’est particulièrement bien visible sur cette image du site www.archistorm.com :

 


« L’acier, explique l’artiste (sur le site www.escautrivesderives.wordpress.com), est le matériau le plus adapté à la monumentalité de mes sculptures. » Il utilise plus précisément la poutrelle métallique appelée HEA, conçue pour le bâtiment. Il ajoute : « C’est le matériau le plus utilisé dans la sculpture ; le plus connu d’entre nous à l’utiliser est sans aucun doute l’artiste Mark di Suvero pour qui j’ai un profond respect. »

Valenciennes a quelque temps accueilli (2008-2018), sur le rond-point de la rue Lomprez (celui qu’on appelle « le ballon de rugby »), la sculpture monumentale « E = MC2 » de Mark di Suvero.

 

La sculpture E=MC2
(image extraite du magazine "Art Absolument")

Mais Nicolas Sanhes prend soin de refermer le H des deux côtés, avec du fer plat, pour obtenir une forme parfaitement carrée, « une ligne » comme il dit, qu’il couvre encore de peinture pour qu’on ne puisse plus « savoir, au premier coup d’œil, s’il est bien question d’acier. » Car le matériau n’est que le support : « c’est la forme qui m’intéresse, dit Nicolas Sanhes, et sa présence dans l’espace. »

 

Bien sûr, l’art contemporain ne manque pas de détracteurs. Nous sommes nombreux (et je me compte dans le troupeau) à rester dubitatifs devant certaines idées insolites des artistes. Pour autant, à Valenciennes en tout cas, personne n’est allé jusqu’à « défigurer » l’œuvre immaculée de Nicolas Sanhes, comme cela eut lieu à Trappes, la ville des Yvelines voisine de son domicile. La mairie souhaitant orner une place portant le nom du gendarme Arnaud Beltrame (qui fut assassiné après s’être substitué à un otage lors d’une attaque terroriste en 2018), fit appel à Nicolas Sanhes qui y installa une de ses sculptures monumentales, en octobre 2019. Une semaine après, l’œuvre était barbouillée de peintures multicolores, à la grande indignation de la mairie qui y vit une agression autant contre la mémoire du gendarme que contre l’œuvre blanche. Bêtise d’ados désoeuvrés, je pense.

 

A Trappes, avant les dégâts…


… et après ! (photos "Le Parisien")

Chaque œuvre de Nicolas Sanhes pèse plusieurs tonnes. La fabrication de ces énormes objets demande au sculpteur des installations dignes de l’érection d’une tour Eiffel ! Regardez plutôt ce diaporama réalisé par le photographe Patrice Leterrier, précisément consacré à la fabrication de notre HV11 de Valenciennes : www.patriceleterrier.com/albums-photos/nicolas-sanhes/— le reportage est impressionnant (il faut cliquer sur la photo du peintre pour lancer le diaporama).

Dans un message électronique qu’il m’a adressé le 29 novembre 2021 pour répondre à mes questions, Nicolas Sanhes donne d’autres détails, notamment sur la préparation de sa sculpture : « La réalisation de l’œuvre a demandé une maquette pour étudier l’ensemble des aspects techniques de déformation et de résistance de l’acier au regard des tensions des lignes dans l’espace. [Il m’a fallu] étudier les parties démontables de mon œuvre pour pouvoir optimiser le transport sans fragiliser la résistance de la structure de l’œuvre. [Et encore] étudier le process de montage à l’atelier, et de démontage pour optimiser le montage le jour de l’installation sur le site. » Deux années de travail !

En 2016, la Société Générale fera l’acquisition de l’étude de HV11 pour sa collection d’art.

 

Etude HV11
(photo Société Générale)

Au final, quelle légèreté dans le grand ruban blanc qui s’élance vers le ciel en dansant ! D’où qu’on la regarde, en tournant autour de ce rond-point urbain, la statue s’offre comme un fragile nid d’oiseau. J’ai vu l’artiste fignoler en personne l’installation de son œuvre, un dimanche matin, seul avec elle sur le rond-point : derniers coups de pinceau, dernières caresses de la main, il nous la confiait – et c’était un joli spectacle de le voir lui dire au-revoir.

 

                        


mercredi 17 novembre 2021

Par quel mystère le Mystère de 1547 s'est-il multiplié comme des petits pains ?

En 1547, eut lieu à Valenciennes un événement théâtral d’une envergure exceptionnelle, qui fit parler de lui à l’époque avec émerveillement, et qui aujourd’hui encore est cité en exemple et fait l’objet d’études passionnées : je veux parler de la représentation du Mystère de la Passion de Jésus-Christ, en ville, durant vingt-cinq journées, les rôles étant tenus par des bourgeois de Valenciennes. Rien, dans cet événement, ne peut passer inaperçu.

L’année 1547, déjà, n’est pas banale. La grande période des « Mystères », typiques des scènes religieuses médiévales, est passée. Ces mystères, toujours en vers, racontaient l’histoire d’un saint, ou un épisode de la vie de Jésus, et se voulaient d’une moralité édifiante. Par ailleurs, en 1547 nous sommes en plein tourbillon religieux avec le catholicisme qui cherche à reconquérir ses ouailles parties s’abreuver au lait du protestantisme – particulièrement à Valenciennes, ville conquise aux idées calvinistes. Enfin, n’oublions pas les guerres, incessantes guerres qui s’abattent sur les villes en causant incendies, pillages, mort violente des habitants ; au milieu du XVIsiècle, les Français et les Espagnols se disputent âprement notre territoire. Et les contrats que signeront les acteurs préciseront que « en cas de guerre » les représentations n’auront pas lieu.


La Bibliothèque Nationale, à Paris, possède un magnifique exemplaire du manuscrit du Mystère, qui est une œuvre d’art en soi-même. On peut le consulter à loisir sur le site gallica.bnf.fr[1] et admirer les illustrations réalisées par Hubert Cailleau, peintre miniaturiste valenciennois, qui a d’ailleurs fait partie des acteurs et qui signe dans le livre « 26 grandes miniatures et 28 cartouches peints ». Ce manuscrit a été terminé trente ans après la représentation (en 1577), pour le compte d’un « marchant et bourgeois de Vallenchiennes », nommé Charles Clauweet. C’est une mine d’or pour les amateurs, car il est assez exhaustif : tous les textes des scènes successives sont bien sûr présentés, mais aussi tous les décors et tous les costumes, les jeux de scène et les « trucages » (qu’on appelle des « secrets »), et encore les noms de tous les acteurs et des organisateurs de l’événement théâtral.

 

Une double page du manuscrit (Bibliothèque Nationale)

Alors de quoi s’agit-il ? Je ne vous fais pas languir plus longtemps. Le « Mistere par personnaiges de la vie, passion, mort, resurrection et assention de Notre Seigneur Jesus Christ » (c’est le titre exact du manuscrit) est un ensemble de 50.000 vers environ (soumis bien sûr à la censure et à l’autorisation de l’Eglise catholique), découpé en 25 épisodes joués les uns après les autres sur 25 journées, par 63 acteurs amateurs se partageant les 169 rôles du mystère. Les représentations eurent lieu « en la maison de hault et puissant prince Philippe de Croy, duc d’Aschot, gouverneur de la ville, laquelle estoit où sont a present logés les R.P. Chartreux…[2] »

 

Les acteurs jouaient sur une scène (qu’on appelle « hourdement ») installée dans la cour de l’hôtel de Croy. Selon Elie Konigson, historien qui a étudié le manuscrit dans le détail le plus fouillé[3], cette scène mesurait environ 58 m de long sur 17,5 m de profondeur. Elle présentait, les uns à côté des autres, les divers décors nécessaires au déroulement de l’action, avec, de gauche à droite : le paradis (posé sur une salle où jouaient des musiciens), la porte qui mène à Nazareth, le temple, la porte qui conduit à Jérusalem, le palais qui surmonte la prison, la maison des évêques, la porte dorée et la mer, le limbe des pères et, tout à droite, l’enfer.

 

"Le Téatre ou hourdement pourtraict come il estoit quant fut jouer le Mistere de la passion
de nostre Sr iesus christ anno 1547" par Hubert Cailleau (Bibliothèque Nationale) 

Selon les besoins de l’action, le palais deviendra la ville de Rome, la mer le lac de Tibériade, la salle où jouent les musiciens peut devenir la maison de Sainte Anne, etc. Et Cailleau se garde bien de représenter les machineries, tous les trucages derrière les « effets spéciaux » qui ont fait grande impression sur le public nombreux venu assister à cet événement sans pareil. La scène était recouverte de gazon, qui assourdissait les bruits de pas ; l’eau de la mer était figurée par des peaux de mouton, sur lesquelles le petit bateau pouvait glisser facilement. La gueule de l’enfer s’ouvrait et se fermait, crachait le feu et laissait voir les damnés et les diables, brrrr !

 

On ignore qui a écrit les textes (même si plusieurs noms sont cités ici ou là, mais sans preuve), et à vrai dire la plupart des spécialistes estiment qu’il est inutile de chercher. La Passion de 1547, comme tous les Mystères qui l’ont précédée, est une compilation de textes écrits antérieurement, parfois réarrangés, parfois enrichis de vers supplémentaires ou au contraire raccourcis, l’important étant de présenter un résultat final « bien ficelé » et accepté par les censeurs de l’Eglise. 

 

La représentation débuta le lundi de Pentecôte 1547. Les acteurs étaient obligés de venir tenir leur rôle, par serment devant notaire et sous peine d’amende ! Je rappelle que l’obligation dura 25 jours et que tous ces gens avaient un autre métier… Ils devaient être sur le hourdement à 7h du matin pour les répétitions, puis à 12h pour les représentations « les jours que on juera ». Cette expression, écrite en toutes lettres dans le contrat, laisse entendre qu’on ne jouait pas tous les jours. Contrairement à ce qui a été écrit par certains historiens, les 25 journées n’ont sans doute pas été consécutives – et je pense personnellement qu’il fallait laisser le temps aux acteurs d’apprendre les milliers de vers de leurs rôles, petit à petit. Elie Konigson estime qu’en outre, « plus le mystère était étalé dans le temps plus la ville pouvait en tirer profit[4] » étant donné les foules que l’événement a attirées en ville, y compris depuis les régions alentours.

 

Le public payait sa place : 6 deniers par personne. Certains pouvaient aussi acheter une place sur des gradins installés face à la scène (« sur un hourdement qu’on avait fait en ce lieu »), au prix de 12 deniers. Le succès fut phénoménal, la recette des 25 journées s’élevant à « 4 680 livres, 14 sols, 6 deniers ». A cette somme il faut ajouter le produit de la revente des costumes et des « ustensiles » utilisés par les acteurs : « 728 livres, 12 sols, 6 deniers ». Au final, une fois retranchés les frais des décors, costumes et mises en scène (4 179 livres, 4 sols, 9 deniers), l’affaire s’avère fructueuse puisqu’elle dégage un bénéfice de plus de 1 230 livres. Cette somme fut partagée entre tous ceux qui prirent part à la représentation, à quelque titre que ce soit, selon des modalités prévues et décrites dans le contrat d’obligation.

Le Mystère a fait merveille, jusqu’au bout.

 

Mais la Passion de 1547 n’avait pas fini de faire parler d’elle.

En 1878, à Paris, au Trocadéro et au Champ de Mars, se tient une Exposition Universelle, qui consacre une grande partie de ses « curiosités » au monde du théâtre. L’Echo de la Frontière, le 4 septembre 1878, écrit :

 

Le manuscrit de la Bibliothèque Nationale est précisément
celui qui appartenait à la marquise de la Coste
(L'Echo de la Frontière, Bibliothèque de Valenciennes)

Un article intitulé « Les Merveilles de l’Exposition de 1878[5] » donne des précisions sur cette « scène » : il s’agit ni plus ni moins du hourdement d’Hubert Cailleau ! Il est présenté sous forme de maquette, à l’échelle de 3 cm pour 1 m, au milieu d’autres « scènes capitales » de pièces classiques en vogue à l’époque dans lesquelles on a choisi de présenter le décor de tel ou tel acte. « Cette exposition, déclare l’article, d’un intérêt véritable et peu ordinaire, a été due à l’intelligente initiative de MM. Nuitter, archiviste de l’Opéra, et de Watteville, directeur des sciences et lettres au ministère de l’instruction publique. » Le propos est de montrer l’évolution des scènes théâtrales au fil du temps, Valenciennes représentant les mystères médiévaux. Nicole Wild[6] apporte une précision supplémentaire : c’est Charles Garnier, architecte de l’Opéra, qui fut chargé de la reconstitution des deux théâtres « antiques », celui d’Orange et celui du Mystère de Valenciennes. Et deux décorateurs de la Comédie-Française, Messieurs Duvignaud et Gabin, réalisèrent les maquettes.

La maquette du Mystère de 1547 mesure 1,45 m de large, 54 cm de profondeur et 92 cm de hauteur. Elle fut, après l’Exposition, placée « dans le salon circulaire de la bibliothèque de l’Opéra, à droite de la porte d’entrée, au-dessous d’un grand portrait de Mlle Rosita Mauri », indique le « Journal des Débats » du 4 août 1895.

On peut toujours la voir aujourd’hui, au fond d’une des galeries de l’Opéra Garnier à Paris, sans aucune indication malheureusement ni sur sa nature ni sur son origine, mais intacte.

 

La maquette de 1878 (photo personnelle)

Et la Passion de 1547 de continuer à faire parler d’elle.

C’est à l’Université de Toulon que nous retrouvons en 2017 un groupe d’étudiants réunis autour de leur professeur, Xavier Leroux, directeur de l’UFR Lettres, Langues et Sciences humaines (il est, depuis lors, devenu président de l’Université de Toulon), et de Darwin Smith, chercheur au Laboratoire de médiévistique occidentale à la Sorbonne. 


Tout ce petit monde s’est lancé, avec le CNRS, dans l’aventure de monter un extrait du Mystère de Valenciennes (500 vers sur les 50.000) et de filmer le résultat de l’expérience, pour une diffusion prévue lors de l’exposition sur « le théâtre dans la France de la Renaissance » organisée au Musée d’Ecouen fin 2018. 

 

 

(photo Université de Toulon)


Dans une vidéo facile à trouver sur internet[7], Xavier Leroux explique les tenants et aboutissants de la démarche. Comme pour le château-fort de Guédelon, il s’agit d’une expérience en grandeur réelle, et non d’une reconstitution. Les acteurs sont tous amateurs, le metteur en scène vient du théâtre baroque (Charles Di Meglio), la musique d’accompagnement est créée par une spécialiste de la musique médiévale. Le texte est dit dans le français de l’époque, mais Xavier Leroux explique que, pour que les étudiants puissent les dire et que l’ensemble reste compréhensible, ils ont créé un « phonotexte » (un texte phonétique) et ils ont sous-titré le film. Il s’agit aussi d’un travail universitaire soumis aux contraintes du XXIsiècle. Les acteurs sont des « vraies gens », mais le hourdement a été reconstitué en 3D (dessin en trois dimensions) : c’est le travail du vidéaste qui replace les personnages, par ordinateur, dans les décors. On est loin, là, du Moyen-âge ! Le rendu final est assez étonnant, et le film mérite d’être vu[8] pour avoir une idée de la représentation de 1547 (sans les flammes de l’enfer, dommage, mais avec force diables).

 

Et ce n’est pas tout ! Cette interprétation par des acteurs contemporains a en effet été précédée d’une autre mise en scène contemporaine, et par des Valenciennois cette fois. Toujours jouée par des comédiens amateurs (les membres de l’Association Le Mystère de 1547, présidée par Daniel Cappelle[9]), la pièce a été « réécrite » pour répondre à nos critères théâtraux d’aujourd’hui, par le Père Dominique Foyer, professeur de théologie à la Faculté de Lille. Avec la collaboration d’Amos Fergombé, professeur de lettres et de théâtre à l’Université d’Arras[10] (il est aujourd’hui à Valenciennes) ont été re-montés quatre épisodes de deux heures chacun, tous mis en scène par Albert Rombeaut, professeur de français et de théâtre au Lycée Watteau de Valenciennes et animateur d’ateliers-théâtre au Phénix. 

 

 

Daniel Cappelle, adjoint au maire de Valenciennes,
chargé de la vie culturelle et de la valorisation du patrimoine
(photo extraite du site de la ville)

Chaque année pendant quatre ans, un épisode était joué (les textes en étaient écrits chaque été), chaque journée portant un titre générique : La Joie, La Gloire, etc.

 

A partir de 2010 eurent lieu de nouvelles représentations des quatre journées.
Les premières se tinrent entre 2006 et 2009

Je n’ai pas assisté personnellement à ces représentations, mais Daniel Cappelle, qui fut l’un des acteurs, en parle encore avec émotion, ce sont à l’évidence des souvenirs très plaisants à évoquer[11] : « Nous répétions, raconte-t-il, tout au long de l’année, les rôles étant distribués aux bénévoles en fonction de leurs aptitudes et de leur physiologie. Mon épouse, par exemple, jouait Dame Espérance mais aussi Belzébuth ! Nous étions une vingtaine d’acteurs, et pas forcément les mêmes d’une année sur l’autre. Chacun préparait ses propres costumes. »

Pour ses représentations, l’association bénéficiait d’une journée ric-rac au théâtre du Phénix. Donc il fallait faire vite ! « Tout devait se monter dans la journée, poursuit Daniel Cappelle ; nous découvrions la scène en arrivant le matin… A midi, c’était la répétition générale en même temps que les réglages techniques de son et de lumière… Et à 20h, c’était le spectacle ! »

Pour la mise en scène, Albert Rombeaut n’a pas du tout donné dans le Moyen-âge ! Au contraire, il s’est servi d’accessoires de notre monde actuel (poste de télévision) et a répondu aux attentes d’un public du XXIesiècle en l’associant au déroulement de l’action (interpellations, distribution du pain multiplié, etc.).

Cette revisite du Mystère de 1547 a-t-elle connu le succès ? Daniel Cappelle annonce 400 personnes dans le public, ce qui est respectable pour un spectacle « catho ». Le plus intéressant – et le plus étonnant – dans toute cette histoire, c’est bien la curiosité que suscite encore et toujours cet événement théâtral depuis presque cinq cents ans. Mais sérieusement, que penserions-nous aujourd’hui des 25 journées de 1547 si nous devions y assister comme à l’époque ? Notre siècle gavé d’images de toutes sortes et d’émotions préfabriquées serait-il toujours sensible aux merveilles et aux mystères du théâtre à l’ancienne ? J’en doute vraiment.



[2] Témoignage de Noël Le Boucq, cité par Elie Konigson in « La représentation d’un mystère de la Passion à Valenciennes en 1547 », éditions du CNRS, 1969. 

[3] Op. cit.

[4] Op. cit.

[5] Sur le site www.worldfairs.info

[6] Nicole Wild, « Décors et Costumes du XIXesiècle », tome 2, pages 242 et suivantes.

[7] Le reportage est passionnant. Voir ce lien : https://youtu.be/M-ry_d6pZto  

[8] Le film dure une demi-heure. Voici le lien : http://www.passion-de-valenciennes-1547.fr/

[9] Créée en 2002, l’Association Le Mystère de 1547 organisait aussi des conférences, expositions, concerts, au cours du « Pâques Festi Val » qui eut lieu encore en 2019. Daniel Cappelle annonce sa dissolution pour 2022.

[10] Amos Fergombé est également l’auteur du livre « De la représentation du mystère de Valenciennes de 1547 à la post-modernité », aux Presses Universitaires de Valenciennes.

[11] Notre conversation date de fin septembre 2021.

dimanche 7 novembre 2021

Pourquoi Valenciennes s'est-elle mise à l'heure anglaise ?

Napoléon à Waterloo, par Jean-Baptiste Carpeaux - Musée des Beaux-Arts de Valenciennes
(image extraite du site Musenor)

Après la calamiteuse bataille de Waterloo (18 juin 1815), qui met un terme définitif aux Cent Jours de Napoléon Ier  et à ses rêves de retour aux affaires, les armées ennemies de notre empereur – hongrois, autrichiens, anglais, prussiens, russes – soucieuses de conforter Louis XVIII sur son trône, décident d’occuper le territoire français, notamment celui du Nord. 

 

Le roi Louis XVIII
(image extraite de Wikipedia)

Cette occupation militaire n’est pas belliqueuse. C’est une « occupation de garantie » : garantie pour le roi de France que les soutiens à l’empereur sont morts ; garantie pour les monarques européens qui nous entourent que les Français sont bien rentrés dans le droit chemin de la monarchie.

Les villes de la région (majoritairement royaliste) vont donc devoir accueillir tous ces régiments étrangers : à Valenciennes, ce sera les Anglais.

 

Sir Arthur Wellesley, duc de Wellington
(image extraite de Wikipedia)

Dès le 20 juin 1815, Wellington, basé à Cambrai, a fait connaître les règles du jeu : 

« Je fais savoir aux Français que j’entre dans leur pays à la tête d’une armée déjà victorieuse, non en ennemi mais pour les aider à secouer le joug de fer par lequel ils sont opprimés. En conséquence, j’ai donné des ordres à mon armée et je demande qu’on me fasse connaître tout infracteur. Les Français savent cependant que j’ai le droit d’exiger qu’ils se conduisent de manière que je puisse les protéger contre ceux qui voudraient leur faire du mal. Il faut donc qu’ils fournissent aux réquisitions qui leur seront faites, en échange pour des reçus en forme et ordre, qu’ils se tiennent chez eux paisiblement et qu’ils n’aient aucune correspondance avec l’Usurpateur [Napoléon Ier] ni avec ses adhérents. »

Les ordres de Wellington à ses troupes sont les suivants :

« Il est ordonné que rien ne soit pris, ni par les officiers, ni par les soldats sans paiement.

Les commissaires de l’armée pourvoiront aux besoins des troupes de la manière usitée, et il n’est pas permis aux officiers et soldats de l’armée de frapper des réquisitions.

Les commissaires seront autorisés ou par le maréchal [Wellington], ou par les généraux qui commandent les troupes, de faire les réquisitions nécessaires pour lesquelles ils donneront les reçus en règle, et ils doivent bien entendre qu’ils seront responsables pour tout ce qu’ils recevront par réquisition des habitants de la France, de la même manière que s’ils faisaient des achats pour le compte de leur gouvernement dans leur propre pays[1]. » 

 

Louis Emmanuel Rey
(image extraite de Wikipedia)

Valenciennes était tenue par Emmanuel Rey, gouverneur sous les Cent Jours. Le comte de Bourmont, qui commandait la 16edivision militaire, envoie un parlementaire le prier de céder sa place. Bernique, et le siège ennemi commença, avec son lot de bombardements, au grand désespoir des habitants. C’est presque une petite guerre civile qui se déroula à l’intérieur des murs, entre ceux qui défendaient la ville contre le siège, et ceux qui voulaient mettre fin aux bombardements au plus vite. Mais le général Rey, imperturbable, tint bon et interdit l’entrée de la ville à l’allié-ennemi.

Ce n’est qu’en janvier 1816 – une fois signé le second traité de Paris – que les soldats anglais, au nombre de 10.000, s’installèrent en ville. Pour eux, la municipalité (le maire était alors le royaliste François-Joseph Benoist) a acheté 600 poêles pour chauffer les casernes[2], évacué 200 vieillards de l’Hospice général (ils sont envoyés à Douai) ainsi que 200 orphelins (envoyés, eux, à Lille). Le général anglais Charles Colville est le nouveau gouverneur de Valenciennes, secondé par trois généraux : Power, Brisbane et Keane.

 

Sir Charles Colville
(image extraite de Wikipedia)

Colville est logé Place Verte dans une maison louée à M. Boursier. Tous les officiers sont logés en ville, tandis que la troupe s’installe dans la citadelle et dans l’Hôpital général, et que l’ancien couvent des Ursulines a été aménagé en hôpital militaire.

On aurait pu s’attendre à une cohabitation pacifique, puisque l’entretien et le ravitaillement des troupes d’occupation sont organisés au niveau national, sans réquisition locale.  D’ailleurs, les historiens soulignent la « bonne volonté » des Anglais, en tout cas celle des officiers qui participaient toujours aux fêtes officielles. Colville assista ainsi à un Te Deumchanté à Valenciennes pour fêter le deuxième anniversaire du retour de Louis XVIII dans sa capitale. De même, les musiques des régiments anglais exécutèrent plusieurs airs lors de la « fête du roi », la Saint-Louis, le 25 août 1816. Jusqu’à Wellington en personne qui, le 16 mai 1816, assista à une représentation théâtrale donnée par les officiers anglais devant un public enthousiaste, mêlant Anglais et Français[3]

Cette troupe d’officiers comédiens amateurs a d’ailleurs laissé ses statuts, 27 articles imprimés à Valenciennes chez J.B. Henry en 1816. Ses membres se proposaient de donner tous les quinze jours une représentation théâtrale alternativement avec un bal. Ils se réunissaient entre eux tous les mois pour un dîner, et pour un souper à chaque représentation. Un Français devait être « parrainé » par un Anglais pour assister aux représentations[4].

 

Un soldat anglais en 1815
(image extraite de Pinterest)

Mais 10.000 soldats anglais pour une population de 18.000 habitants, c’est beaucoup ! Et les heurts ne sont pas rares. Les rapports du sous-préfet gardent la trace des rixes entre soldats et habitants, d’une bagarre entre soldats et agents de police suivie de coups de baïonnette, d’un échange d’insultes entre un général et un garçon meunier, ou entre un cabaretier et des officiers, de l’agression d’un officier anglais à minuit par quatre bourgeois (dont l’un reçoit un coup de sabre), de nombreux vols commis chez les habitants par les militaires[5]

Les Valenciennois ne tardèrent pas non plus à se plaindre du prix des vivres. « Les domestiques employés pour faire les marchés de MM. les officiers de la garnison contribuaient par leur ignorance des usages ou par mauvais desseins à faire hausser les prix de toutes les denrées »[6]. Au point qu’il fallut, en avril 1817, acheter quatre mille hectolitres de blé étranger pour pallier la cherté des vivres.

Au titre des mauvais souvenirs, citons encore l’exécution de deux soldats anglais le 4 août 1817, au Fort Minique. Tout vêtus de blanc, ils furent pendus en présence d’un grand nombre de Valenciennois qui suivirent la cérémonie du haut des remparts[7]. L’histoire ne dit pas pour quel motif ils furent condamnés à mort.

Et puis, la présence des soldats britanniques a attiré en ville des commerçants anglais, des tailleurs, et… des prostituées. Elles furent très nombreuses, ces dames, et avec elles se sont multipliés les cas de maladies vénériennes. On comptera jusqu’à 120 soldats atteints simultanément.

 

En 2015, les Archives de Valenciennes ont organisé une exposition intitulée « 1815-1818 : Valenciennes à l’heure anglaise » ; la présentant dans le journal L’Observateur, notre archiviste Guillaume Broekaert n’a pas manqué de rappeler que l’occupation anglaise s’est également soldée par « la naissance de 74 bébés reconnus par des soldats britanniques … et des mariages entre des Britanniques et des dames valenciennoises.[8] » Il suffit en effet de tourner les pages des registres d’état-civil de cette période pour trouver sans effort des actes de mariage et de naissance. Je vous donne l’exemple de Monsieur et Madame Smith, qui se marient le 31 juillet 1816, puis donnent naissance à un petit Smith le 3 août 1817.

 

 


Archives du département du Nord, état-civil de Valenciennes

 

Je vous donne aussi l’exemple d’un enfant, Joseph, dont la naissance le 26 décembre 1817 est déclarée par les soldats Darlington, Patterson et Armstrong – le premier reconnaissant être le père.

 

Archives du département du Nord, état-civil de Valenciennes

 

L’occupation prit fin en novembre 1818, lorsque la France termina de payer les 700 millions dus aux Alliés en exécution du traité de Paris. Au soulagement de la population, on peut ajouter une certaine satisfaction car les Anglais « ont dépensé des sommes prodigieuses et apporté de l’aisance au commerce[9] ». Mais il est clair que cette occupation de presque trois ans a beaucoup contribué à développer une certaine anglophobie chez les Valenciennois de l’époque.

 

Aujourd’hui, force est d’admettre que c’est l’inverse ! Valenciennes parle l’anglais couramment, ses commerces vous allèchent in English, comme si ce langage allait vous inciter à sortir plus joyeusement votre porte-monnaie. Il suffit de se promener en ville pour le constater.

 






(photos personnelles)



[1] Textes cités par Aimé Leroy in « Fragments sur l’invasion du Nord de la France en 1815 », Archives historiques et littéraires de Nord de la France, tome 1, 1829.

[2] Cf. l’article de Jean-Louis Renteux dans la revue Valentiana n° 49, « Les Anglais à Valenciennes (1815-1818).

[3] Cf. « Valenciennes et l’occupation anglaise, 1816-1818 », librairie Lemaitre, 1900. Ce petit opuscule d'une dizaine de pages fut rédigé par mon grand-père, René Giard. Merci à la Bibliothèque municipale qui m’a permis de le consulter.

[4] Cité par René Giard, op. cit.

[5] Cf. Max Bruchet, « L’invasion et l’occupation du département du Nord par les Alliés (1814-1818) » in Revue du Nord, n° 25, février 1921.

[6] Cité par René Giard, op. cit.

[7] Cité par René Giard, op. cit.

[8] Cf. L’Observateur du Valenciennois du 29 septembre 2015.

[9] Cité par Bernard Ménager in « L’étranger au temps de l’occupation de 1815 à 1818 », L’image de l’autre dans l’Europe du Nord-Ouest à travers l’histoire, Institut de Recherches historiques du Septentrion.