lundi 9 décembre 2019

Qui est ce prince qui charma Carpeaux ?

« L’Annuaire de l’arrondissement de Valenciennes » dans son édition de 1876-1877 [1] contient un texte signé Louis Legrand, tout à la gloire de Jean-Baptiste Carpeaux qui vient de mourir (le 12 octobre 1875). Dans un style très « bourgeois fin XIXesiècle », il fait ronfler ses phrases de belles envolées lyriques : « Si le ciseau s’est échappé pour toujours, hélas ! de ta main désormais inerte, tu laisses cependant assez d’œuvres impérissables pour faire de ton nom un de ceux que la postérité ne saurait plus oublier. » De son vivant déjà, Carpeaux était très célèbre parmi les statuaires français, Grand Prix de Rome en 1853, sculpteur à la cour de Napoléon III, exposant avec succès aux Salons des artistes dès 1863. Né en 1827 à Valenciennes, il avait suivi ses parents à Paris en 1838 mais était toujours resté fidèle à sa ville natale. La municipalité lui a d’ailleurs organisé des funérailles grandioses – troisièmes funérailles comme on verra, mais n’allons pas trop vite.

Les funérailles de Carpeaux à Valenciennes, dans le journal "L'Illustration", 1875
(image extraite du site qcmtest.fr)

Louis Legrand, dans son éloge funèbre, écrit : « Sa longue agonie fut heureusement entourée des soins les plus délicats par un généreux Mécène. La Ville de Valenciennes est unanime pour remercier le prince Stirbey de cette noble et magnanime hospitalité envers le génie mourant. » Tiens ? Qui donc est ce prince Stirbey, et comment est-il entré dans la vie de l’artiste ?

Le "monument à Carpeaux" réalisé par Félix Desquelles en 1912
(photo personnelle)
La vie de l’artiste Carpeaux, pour tout dire, est un véritable roman, avec des rebondissements en veux-tu en voilà, des épisodes de gloire et d’autres de profonde misère. L’homme avait du caractère, et la brouille lui venait facilement : il s’est fâché avec sa famille, avec ses amis, même avec ses clients car il ne supportait pas la critique et brisait les œuvres qui ne lui attiraient pas de compliments.
Les belles années n’ont pas manqué, au début de sa carrière. A Rome, il a fait la connaissance du marquis Eugène d’Halwin de Piennes (1825-1911), un diplomate qui l’a pris en amitié. Lorsque le marquis sera nommé, en 1863, chambellan de l’Impératrice Eugénie, il introduira Carpeaux à la cour des Tuileries.

Le Marquis de Piennes, premier protecteur de Carpeaux
(photo extraite du site fr.geneawiki.com)

L’une de ses premières œuvres pour la famille impériale sera le buste de la princesse Mathilde. Cette cousine de Napoléon III était la maîtresse du comte Alfred de Nieuwerkerke (1811-1892), surnommé « Le beau Batave » parce qu’il était d’origine hollandaise. Ce comte était surtout directeur général des musées nationaux puis impériaux, intendant des Beaux-Arts en 1853, surintendant dix ans plus tard. C’est lui qui était chargé de l’organisation des Salons et des achats publics.

Le Comte de Nieuwerkerke, aquarellé par la princesse Mathilde
(photo extraite du site histoire-image.org)

Ces deux précieux personnages, qui ont beaucoup fait pour la renommée du statuaire, disparaîtront de la scène française – et de la vie de Carpeaux – avec la chute de l’Empire, en septembre 1870. Carpeaux lui-même a séjourné quelques mois à Londres lors de cette période troublée, ne revenant à Paris qu’en 1872. Mais son étiquette de « sculpteur de l’Empire » lui ferme cette fois bien des portes.
A la fin de 1873, le sculpteur commence à beaucoup souffrir du cancer de la vessie qui finira par l’emporter. Il s’est séparé de son épouse, qu’il s’est imaginé lui être infidèle. Son atelier, situé à Auteuil, est confié à un gérant tandis qu’il part séjourner à la campagne chez son ami Alexandre Dumas fils – avec qui il se brouillera quelque temps plus tard. Pour l’heure, c’est grâce à Dumas que Carpeaux fait la connaissance de « Madame Gustave Fould » comme l’appelle Louise Clément-Carpeaux, la fille de l’artiste, dans son livre « La vérité sur l’œuvre et la vie de J.-B. Carpeaux » [2]. Valérie Fould est la veuve de Gustave Fould, député des Basses-Alpes (aujourd’hui Alpes de Haute-Provence) et fils de l’ancien ministre des Finances de Napoléon III Achille Fould ; elle a deux filles, Consuelo (filleule du prince Stirbey) et Achille. Valérie Fould, née Simonin, a d’abord mené une carrière d’actrice, puis elle est devenue sculpteur et romancière sous le pseudonyme de Gustave Haller.
En apprenant que Carpeaux, très malade, souhaite se reposer au soleil de l’Italie, elle se tourne vers son ami (et amant) le prince Stirbey, le priant d’accueillir l’artiste dans sa propriété de Nice. Carpeaux n’est pas un inconnu pour ce prince, qui a acheté au Salon de 1874 la dernière statue de marbre du statuaire, « L’Amour blessé ». 

L'Amour blessé représente Charles Carpeaux, fils aîné de Jean-Baptiste.
(photo extraite du site wikimedia)

A la mi-février 1875, il installe le sculpteur dans une petite maison attenante à sa propriété de Nice, sur la Promenade des Anglais [3]. Carpeaux y restera jusqu’au mois de juin, descendant sur la plage chaque jour malgré une météo exécrable – le soleil d’Italie n’était pas au rendez-vous ! Le prince propose aussi de s’occuper en direct des affaires de Carpeaux « pour le délivrer de tout souci », et se fait remettre une procuration de mandataire général. Sur ce point, la rancœur de Louise Clément-Carpeaux est sans borne ! Pour elle, cette procuration est la mainmise manifeste d’un collectionneur cupide sur les œuvres d’un génial artiste.

Portrait de Louise Carpeaux en 1894, publié dans son livre op. cit.

Toujours est-il que le prince s’occupe maintenant de faire revenir Carpeaux à Paris, en louant pour lui une petite maison à Courbevoie, près du château de Bécon où lui-même réside. Il décrit le logement dans une lettre : « un petit gîte indépendant, spacieux, sain, en plein soleil, avec de la verdure, et voisin (3 minutes) de ma propre demeure ». Carpeaux s’y installe à la mi-juin 1875. Mais il est à bout de force : il est « un cadavre vivant par extraordinaire » écrit sa fille. Ses derniers jours vont s’écouler dans d’horribles souffrances, dont il parle dans les quelques courriers qu’il adresse à ses derniers amis.

Autoportrait tiré des Carnets de dessins, publié par la revue Valentiana n° 19.

Au mois d’août, le prince Stirbey, sentant la fin proche, active les démarches pour faire remettre à l’artiste la croix d’officier de la Légion d’Honneur. Le ministre des Arts et de l’Instruction publique, qui n’est autre que Henri Wallon, d’origine valenciennoise lui aussi, viendra en personne, le 6 août, accrocher les insignes au veston du mourant.
Le 12 octobre 1875, à six heures du matin, Carpeaux rend son dernier soupir. Le prince organise aussitôt des funérailles à Courbevoie, attirant une foule immense. La veuve de Carpeaux, écartée de la cérémonie de Courbevoie, fait à son tour célébrer un service funèbre, à Auteuil où se trouve l’atelier du sculpteur. Et la ville de Valenciennes, comme on l’a vu, procédera à des obsèques en grande pompe, le 29 novembre 1875, sous la neige, avec chapelle ardente, cortège funèbre [4], inhumation au cimetière Saint-Roch, tout cela dans une grande émotion populaire.

Les funérailles de Carpeaux à Valenciennes, par le peintre Constant Moyaux
(image extraite du site muzeo.com)

Alors, ce prince Stirbey ? Qui était-il vraiment ? Un mécène providentiel ou un geôlier impitoyable ? 

Le prince Georges Stirbey, portrait réalisé par un photographe de Constantinople en 1866.
Photo publiée dans le Bulletin de la Société de l'Histoire de l'Art français, op. cit.
Il est d’origine roumaine [5], né à Bucarest le 1er avril 1832. Sa famille fait partie de l’élite dirigeante du pays – la Roumanie a été créée en 1859 par l’union de deux principautés, la Valachie et la Moldavie. Son père a été élu prince régnant de Valachie par deux fois, entre 1849 et 1856. La famille fait partie de cette « haute société » qui aime la culture occidentale et parle français couramment. Georges Stirbey est ainsi envoyé à Paris à l’âge de 12 ans, pour étudier au collège Rollin puis au lycée Louis-le-Grand où il passe son Bac en 1847. Etudes à la faculté de Droit et à l’Ecole d’administration militaire, puis il retourne en Valachie où il est nommé Ministre de la Justice de son père, pour quelques mois. Je vous fais grâce de tous les événements politiques qui se sont succédé en Valachie-Moldavie-Roumanie au milieu du XIXe siècle, il suffit de savoir que Stirbey y a activement participé, jusqu’à l’arrivée sur le trône roumain de Charles de Hohenzollern-Sigmaringen (1839-1914). Ne pouvant obtenir auprès de ce souverain le poste de premier ministre qu’il convoitait, il quitte son pays et s’installe définitivement à Paris en 1869, puis dans son château de Bécon à Courbevoie à partir de 1871.

Le château de Bécon à Courbevoie
(photo extraite du site collections.chateau-sceaux.fr)
Le prince s’est longuement attardé sur la description de ce château dans ses Mémoires [6], c’était assurément un lieu où il aimait résider. « Les grilles mêmes du parc, a-t-il écrit, sont faites avec la grille des Tuileries, vendue après la Commune. » C’est la résidence d’un collectionneur : il s’entoure d’objets précieux, « étoffes orientales, yatagans turcs et caftans suspendus aux murs, narguilés sur des petites tables incrustées de nacre » ; des œuvres d’art signées de grands maîtres couvrent ses murs, terrasses et pergolas entourant la demeure étaient ornées de sculptures – s’y trouve notamment « L’Amour blessé » de Carpeaux [7].
Après la mort du sculpteur, Stirbey eut maille à partir avec la veuve de Carpeaux, qui s’était sentie lésée par ses diverses initiatives pour délivrer l’artiste « de tout souci ». Pour en finir, il a décidé de léguer aux Musées nationaux la totalité des dessins dont il s’était porté acquéreur. « De cette grande collection, explique-t-il dans une lettre le 29 décembre 1881, j’ai fait trois parts : la première pour Valenciennes […] ; la seconde est destinée au musée du Louvre […] ; je voudrais faire hommage de la troisième part à l’Ecole des Beaux-Arts… »
Naturalisé français en 1888, il épousait la même année son amie Valérie Fould et adoptait ses deux filles, qui porteront son nom : Fould-Stirbey. Pratiquant la peinture toutes les deux, elles seront encouragées par le prince qui fera pour elles l’acquisition de plusieurs pavillons de l’Exposition universelle de 1878 (celui de la Suède, de la Norvège, puis de l’Inde), pour les installer dans son parc de Courbevoie et les transformer en ateliers d’artiste. Ces pavillons sont aujourd’hui un musée Roybet Fould, Ferdinand Roybet ayant été un des professeurs d’art des deux demoiselles.
Georges Stirbey est mort le 14 août 1925 à Paris, il est inhumé au cimetière du Père Lachaise aux côtés de sa femme décédée en 1919. Aucun de ses parents roumains, indique Gabriel Badea-Päun, pourtant nombreux à cette époque à Paris ou à Bucarest, n’a assisté aux obsèques. Fils de Dimitri Barbu Bibesco, prince Stirbey, et d’Elisabeth Cantacuzène, Georges avait deux sœurs, Elise (1827-1890, mariée en 1848) et Helena (1831-1864) et deux frères, Alexander (1837-1895, marié en 1869) et Dimitri (né en 1842), eux aussi princes Stirbey. 

Les parents de Georges Stirbey
(photos extraites du site stirbey.com)
Parmi la descendance, on trouve notamment des producteurs de vin. Leur activité remonterait au XVIIIe siècle, à Dragasani. Expropriée par les Communistes en 1945, la famille a retrouvé ses terres après 1989 et la chute du rideau de fer. Aujourd’hui, le domaine s’étend sur trente hectares, plantés de sauvignon et cabernet sauvignon, mais surtout de cépages autochtones (negru de Dragasani, tamaioasa romanesca, etc.). « On boit des vins Prince Stirbey, se félicite le site « invino.ca », sur tous les vols de 1classe de la compagnie Lufthansa, partout dans le monde. »

Affiche publicitaire des années 1920.
(image extraite du site stirbey.com)
Et si vous voulez accueillir un peu de Prince Stirbey chez vous, vous pouvez choisir de planter dans votre jardin le rosier buisson qui porte son nom, créé en 1871 par Joseph Schwartz : sa rose couleur fuschia est très parfumée, et sa floraison est très remontante.

Le rosier "Prince Stirbey"
(photo extraite du site roseraie-ducher.com)
Il n’existe pas, à ma connaissance, de rose Carpeaux…






[1] Annuaire édité chaque année par George Giard, libraire-éditeur place d’Armes. Merci à l’ami qui a déniché celui-ci aux puces de Bordeaux !
[2] « La Vérité sur l’œuvre et la vie de J.-B. Carpeaux », par Louise Clément-Carpeaux, Paris, 1934 (tome 1) et 1935 (tome 2). La fille de Carpeaux mène dans cet ouvrage une charge sévère contre Madame Fould, le prince Stirbey et leurs divers « comparses ». Ainsi, page 194 : « Tout est bon à ces gens perfides pour arriver à leurs fins. »
[3] La villa du prince, 39 Promenade des Anglais à Nice, a été vendue après la guerre 14-18. Elle est aujourd’hui démolie, remplacée par d’autres constructions.
[4] Voir après ces notes la composition de l'impressionnant cortège.
[5] Voir l’article « Le prince Georges B. Stirbey (1832-1925), mécène et collectionneur de Carpeaux » par Gabriel Badea-Päun in Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, année 2009.
[6] « Feuilles d’automne et feuilles d’hiver » par Georges B. Stirbey, Paris, 1916.
[7] Il se séparera de cette sculpture en 1921, pour en faire don au musée de Valenciennes.


* * *

Ville de Valenciennes

Funérailles de Carpeaux

« Le maire de Valenciennes arrête les dispositions suivantes pour les funérailles de Carpeaux :

« Le dimanche 28 novembre 1875, l’Administration municipale accompagnée du Conseil académique se transportera à (…) heures à la gare pour recevoir avec le clergé de la paroisse Saint-Nicolas les restes mortels de Carpeaux et les escorter jusqu’aux Acamédies, où une chapelle ardente sera disposée à cet effet. Le public sera admis à visiter cette chapelle.

« Les personnes invitées se réuniront le lundi 29 novembre, à 11 heures du matin, à l’Hôtel de Ville. De là, elles partiront pour aller chercher le corps aux Académies et l’accompagner à l’église Notre-Dame, où un service solennel sera célébré à 11 heures et demie.

Ordre du Cortège.

« Départ des Académies en suivant la rue de Paris, la place d’Armes, la rue du Quesnoy jusqu’à l’église Notre-Dame.
Un peloton de Cavalerie,
Bannière de deuil aux initiales de Carpeaux,
Députation des Ecoles,
Le collège de la Ville,
4 tambours,
la Musique communale,
les canonniers de Valenciennes,
la compagnie des pompiers,
la Croix et le Clergé de la paroisse Notre-Dame.
Le Char funèbre traîné par 4 chevaux caparaçonnés de noir.
Les cordons du poêle seront tenus par le maire de la Ville, le Général, un conseiller général de Valenciennes, le Vice-Président du Conseil Académique,
La famille du défunt,
La députation de Paris,
Le Sous-Préfet,
Le Tribunal de 1reInstance,
Le Tribunal de Commerce.
Le Conseil municipal
Le Commandant de place et les officiers des Régiments
Le Juge de Paix
La Chambre de Commerce
Le Conseil des Académies de Peinture, Sculpture, Architecture et Musique
Les Professeurs et les Elèves des Académies avec leur drapeau
Les Médaillistes des Académies
La Commission des hospices, le Bureau de Bienfaisance et les Commissaires de quartier
La Société d’Agriculture
La Société des Incas
Les huit sociétés de Secours Mutuels avec leur bannière
Les Orphéonistes et la Société Chorale
La haie sera formée par la troupe de ligne
La marche sera fermée par un détachement des Canonniers de Valenciennes.

« Le Cortège en sortant de l’église Notre-Dame reprendra le même ordre. Il suivra la rue du Quesnoy et la rue de Mons jusqu’au cimetière, où le corps sera déposé dans son caveau.
Les habitants de la place d’Armes et des rues où passera le cortège sont invités à arborer à la façade de leurs maisons le drapeau national garni d’un crêpe. »

mardi 12 novembre 2019

Qui sont ces frères qui avaient les livres dans la peau ?

Dans le quartier ancien de la place de la Barre, à Valenciennes, derrière la rue de Famars, des panneaux indiquent depuis quelque temps la mise en œuvre de la « requalification de l’îlot Onésyme Leroy ». Par îlot entendez pâté de maisons ; par requalification, opération de réhabilitation, reconstruction, abattage ou nettoyage de bâtiments abandonnés depuis trop longtemps. Cette requalification est financée par nos impôts via diverses institutions spécialisées dans le logement, et entreprise sous la houlette des HLM de Valenciennes qui se sont adjoint les services d’un cabinet d’architectes, « Tandem + ». Ce cabinet montre, sur son site internet, différentes vues de son projet, où l’îlot Onésyme Leroy sort transfiguré de sa chirurgie esthétique (cliquez ici).

(photo personnelle)
Et puisque la ville tire ce pâté de maisons hors de son oubli et de sa déchéance, je souhaite également remettre à la lumière celui qui lui a prêté son nom : Onésyme Leroy (ou Onésime, car on trouve son prénom écrit des deux façons).

(photo personnelle)
Il est né à Valenciennes le 30 juillet 1788, dans la maison de ses parents, Jéronime et Casimir Leroy, lequel était brasseur rue du Grand Bruille. La famille venait d’une lignée de paysans dont la ferme se situait à Wargnies-le-Grand. Le jeune Onésyme commence ses études au collège de Valenciennes, et les poursuit à Paris, au collège Sainte-Barbe puis au Lycée Napoléon – c’est-à-dire au Lycée Henri IV. Son père aurait voulu qu’il devienne avocat, mais Onésyme se sent une autre vocation : il écrit des pièces de théâtre. Ses œuvres se succèdent : six pièces en une dizaine d’années [1], en vers ou en prose, toutes montées et représentées avec succès sur des scènes parisiennes. Une septième, Caton le Censeur, ne fut jamais terminée.

Onésyme Leroy par Henri Coroenne
(photo extraite du site webmuseo.com)
Les intrigues sont celles des comédies légères, où les pères ont des vues opposées à celles de leurs filles en âge de prendre mari. Ces pièces sont cependant le support à d’amusantes critiques de la société de l’époque – et même, en vérité, de la société d’aujourd’hui tant les personnages sont typés. L’esprit de Labiche n’est pas loin, les claquements de portes de Feydeau non plus.
Pourtant peu virulentes, deux des pièces d’Onésyme Leroy ont vu leurs représentations arrêtées sur ordre de la police : L’Esprit de parti, dans laquelle un des personnages retourne sa veste politique selon les opportunités, « a été retiré par ordre à cause des querelles que les opinions représentées soulevaient au parterre où l’on en vint même aux voies de fait. » [2] Et Les Deux Candidats, malgré un succès « prodigieux », furent censurés en France après 26 représentations à cause d’une curieuse histoire de perruque… mais continuèrent leur carrière en Belgique.
La Femme juge et partie est une réécriture d’une pièce du même nom, écrite en 1669 par Montfleury, qui connut – en plein règne de Molière – « un succès extraordinaire » [3]. La mouture d’Onésyme Leroy fut jouée au Théâtre-Français (la Comédie Française) notamment par la célèbre comédienne Mademoiselle Mars. 

La comédienne Mademoiselle Mars par Jean-François Strasbeaux
(photo extraite du site report-tableaux.com)
Pourtant notre auteur n’en était pas satisfait. Cité par Joseph-Marie Quérard dans « La France littéraire » [4], il déclare : « Le Théâtre-Français sera digne de servir de modèle à tous les autres, quand il aura répudié ses productions efféminées ou licencieuses (la Femme juge et partie, par exemple, qui, malgré mes corrections, n’en est guère plus sage, et s’est trop prodiguée à Paris et dans les départements. Quelque préjudice que me porte ce vœu, puissent nos théâtres s’épurer assez pour que cette pièce en disparaisse à jamais). »
Curieuse idée que de vouloir « nettoyer » les œuvres produites par les dramaturges du passé ! Mais Onésime suivait là les traces de son idole, sa star, son dieu : Jean-François Ducis, le poète et dramaturge versaillais (1733-1816). Celui-ci se fit en effet une spécialité de réécrire les œuvres de Shakespeare, sans beaucoup se soucier des originaux dit-on, mais rencontrant à cet égard un grand succès public. 
Jean-François Ducis
(photo extraite du site academie-francaise.fr)
En 1823, Onésime Leroy cesse toute activité théâtrale. A en croire Quérard, il aurait souffert « d’une longue maladie ». Il quitte Paris, s’installe à Senlis puis à Passy. On sait aussi qu’il s’est marié, que son épouse s’appelle Adèle, sans autres détails. Son activité intellectuelle est restée dynamique, puisqu’en 1832 il édite un ouvrage qui sera couronné du grand prix de littérature de l’Académie française : Etudes morales et littéraires sur la personne et les écrits de J.-Fr. DucisIl y examine toutes les facettes de son auteur de prédilection, « avec conscience et goût » estime Quérard. [5]
Cette somme fut suivie de plusieurs autres études sur la littérature et les littérateurs, sur le langage et la linguistique, ouvrages « admis par l’Université, dit l’auteur de l’article paru dans la Revue agricole, comme propres à être donnés en prix aux élèves des lycées et des collèges. » 
En 1841, l’une de ces études si sérieuses et édifiantes lui valut le prix Monthyon, doté de 1.500 francs ! Il consacra tout cet argent à la fondation à Valenciennes d’une bibliothèque de prêt, avec son frère Aimé Leroy.

Aimé est aussi une personnalité peu banale. Il est né le 11 février 1793, toujours rue du Grand Bruille à Valenciennes. Son père voulait un avocat dans la famille : puisque Onésyme a renoncé, ce sera Aimé. Après des études primaires dans sa ville natale, il part faire son droit à Bruxelles puis à Paris, où il passe sa thèse en 1815. Revenu à Valenciennes, il se marie (sa femme s’appelle Victoire Paillot), commence à avoir des enfants (il en aura trois : Victorine, Louise et Edmond, 1817-1888, qui sera lui aussi avocat), peine à gagner sa vie. Il se bat et se débat pour ne pas entrer dans l’armée et échapper à un interminable service militaire, finit par se faire avoué en 1817, entre au conseil municipal de Valenciennes, le quitte en 1830. Avec des amis il fonde fin 1821 le journal « Petites Affiches de Valenciennes », qui deviendra « L’Echo de la Frontière », et en 1829 il crée avec les mêmes les merveilleuses « Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique », aujourd’hui inépuisable mine d’informations sur notre région. En 1831 Aimé Leroy est nommé juge de paix à Maubeuge… et démissionne aussitôt après avoir dû faire la levée d’un cadavre. A Valenciennes la place de bibliothécaire est vacante : il l’occupe, elle est faite pour lui.

Si un homme a jamais aimé les livres, c’est Aimé Leroy. Sa devise était : « Mes livres font ma joie » ! Au fil des ans, il a accumulé une collection de 12.000 volumes traitant des sujets les plus divers et variés : la mort, les épitaphes, les tombeaux ; les femmes, le mariage, l’égalité des sexes ; des traductions de Virgile ; etc. 
Un de ces livres braqua sur lui les trompettes de la renommée – mal embouchées, comme on sait. Alors qu’il était étudiant à Paris, il apprit le décès de l’abbé Delille, poète et traducteur de Virgile. Ce 1ermai 1813, il a l’occasion d’entrer dans la salle où l’on embaumait le corps du poète, et réussit à emporter deux morceaux de l’épiderme du défunt homme. Il a raconté la suite lui-même [6] : « Voici ce que je fis plus tard de cet épiderme : je me procurai un bel exemplaire de l’admirable traduction des Géorgiques de Virgile par Delille ; un habile relieur de Paris ajusta, sous mes yeux et avec adresse, mes deux morceaux d’épiderme sur le plat de cet exemplaire, et lorsqu’une écaille légère et transparente les eut recouverts, j’emportai mon volume qui depuis lors a pris rang parmi les objets dont j’aime à récréer et ma vue et mon âme. » Il faut bien avouer que la démarche n’est pas banale. Elle a valu à Aimé Leroy la réputation de l’homme qui possédait « une reliure en peau humaine », avec commentaires assortis : comble du maladif, sadique de la bibliophilie, adoration de décadence littéraire… Lui-même ne semblait pas s’en formaliser : « vous pouvez rire de mes reliques », répondait-il. Ses descendants, eux, prennent sa défense plus ardemment. Ainsi René Paillot (1860-1937), son neveu, raconte avoir souvent contemplé le livre en question : « Il est orné de vignettes en parfait état. La reliure est en maroquin vert garni d’or. Au centre des plats, sont ménagés deux médaillons qui renferment sous une mince feuille de mica les deux menus fragments d’épiderme du poète de chacun trois centimètres carrés environ. » [7] Ce livre étonnant serait resté propriété de la famille Leroy.
L'abbé Delille
(photo extraite du site britannica.com)
Aimé est mort le premier, en 1848 ; le statuaire Laurent Grandfils, professeur de sculpture à l’Académie de Valenciennes, a exécuté son buste de souvenir. 

Le buste d'Aimé Leroy, moulé par Grandfils sur son lit de mort
(photo de Jean-Claude Poinsignon, extraite du livre "Sortir de sa réserve")

Grandfils a également réalisé une statuette assise d’Onésyme, qui est au musée de Valenciennes. Onésyme, chevalier de la Légion d’Honneur, est décédé à Raismes le 14 février 1875.



[1] Pour lire les pièces, cliquez sur le titre :
Le Méfiant (1813) L’Esprit de parti (1817), L’Irrésolu (1819), La Femme juge et partie (1821), Les deux candidats (1821), la Fantasque et le Méfiant (1822).
[2] « Onésime Leroy, littérateur » in Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, 1857.
[3] Article Montfleury in theatre-documentation.com
[4] La France littéraire, tome 5, Paris 1833.
[5] Op. cit.
[6] Petites Affiches de Valenciennes, n° 253, 1ermai 1824.
[7] Bulletin des séances de la Société des sciences, de l’agriculture et des arts de Lille, années 1927-1928.

mercredi 2 octobre 2019

Qui est ce député qui envoya Zola à Valenciennes ?

« Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. » Ce sont là les premières lignes du roman « Germinal », publié par Emile Zola en 1885. Bienvenue chez les Chtis !

Oui, c’est le Nooord… c’est le Pays Noir, le pays minier ; Zola en parle en connaisseur, puisqu’il est venu le visiter fin février 1884 à l’invitation d’un député socialiste de la circonscription de Valenciennes : Alfred Giard.

Emile Zola, 1840-1902
(photo extraite du site thedissident.eu)
Les deux hommes se sont rencontrés — et appréciés — en Bretagne, à Bénodet, en 1883. Zola s’y trouvait pour préparer un « roman breton », qui aurait pris place dans sa grande saga des Rougon-Macquart auprès de « L’Assommoir », « Nana », « Pot-Bouille », « Au Bonheur des Dames » déjà parus. Initiateur des romans naturalistes, Emile Zola – qui est un ancien journaliste – prépare ses œuvres sur le terrain, en enquêtant, en rencontrant des personnages, en découvrant des pays, des métiers. La Bretagne lui donne du fil à retordre, il peine à capter la confiance des habitants du pays de Fouesnant… En trois mois de séjour, il reste bredouille.

Bénodet, le Grand Hôtel
(photo extraite du site geneanet.org)
Giard, lui, réside quelque temps au Grand Hôtel de Bénodet parce qu’il effectue des recherches à la station marine de Concarneau. Il est député, mais il est d'abord zoologiste, entomologiste, à l’époque professeur à la Faculté des Sciences de Lille avant de le devenir, en 1887, à l’Ecole Normale Supérieure à Paris. Lui aussi travaille in situ : en 1874 il a fondé, sur ses propres deniers, le laboratoire de biologie marine de Wimereux dans un chalet situé dans les dunes où, avec ses étudiants, il pratique l’éthologie avant l’heure, estimant qu’on ne peut étudier un organisme vivant sans le considérer dans son environnement. Giard était darwiniste, partisan de ce qu’on appelait alors le « transformisme », dans la lignée des idées de Buffon et Lamarck. Il sera d’ailleurs choisi par le ministère de l’Instruction Publique pour créer la chaire d’évolution des êtres organisés au sein de la Sorbonne en 1888.

Alfred Giard, 1846-1908
(photo extraite du site magnoliabox.com)
Celui qui, en 1900, intégrera l’Académie des Sciences, était né à Valenciennes en 1846. Son père s’appelait comme lui Alfred, épicier sur la place d’Armes à l’enseigne du Château d’Argent [1] et possédait un petit jardin d’agrément « près de la Digue du Faubourg de Paris ». Ce jardin, où notre Alfred accompagnait volontiers son père, est le lieu où sa vocation d’entomologiste s’est éveillée alors qu’il n’était qu’un enfant. « Dès l’âge de six ans, il commençait l’apprentissage pratique de l’histoire naturelle ; il collectionnait des insectes et des plantes et explorait les environs de Valenciennes, les fossés des fortifications de Vauban, la forêt de Raismes, les ruisseaux, etc. Ainsi l’éducation de son œil et de son jugement se faisait sur les choses elles-mêmes. » [2]
Alfred avait un frère, Jules, de trois ans son cadet, aussi passionné que lui par ses expériences. « Son frère cadet fut son premier élève et son premier préparateur. Autour d’eux, toute une bande de camarades se groupa, pour chasser les papillons et les coléoptères et pour herboriser. » [3] Alors qu’Alfred, marié sur le tard, devait perdre ses trois jeunes enfants, Jules eut une nombreuse descendance (dont je fais partie) qui ne manqua pas de cultiver le souvenir du « grand homme de la famille ».

Qu’est-ce qui a conduit notre entomologiste à la politique ? « Ses amis, indique Chantal Buisson [4], le poussèrent à briguer des mandats d’élu car sa notoriété lui avait apporté des relations. » Elle ajoute : « Alfred Giard… était avide de justice sociale. C’est pourquoi il prit une part active à la vie politique de son temps », ce temps étant celui des premières années de la Troisième République. En 1881 il fut élu conseiller municipal à Lille, puis, fin 1882, député de la première circonscription de Valenciennes. Il siégera à l’Assemblée jusqu’en 1885, échouant à se faire réélire et abandonnant alors le milieu politique.
Dans son article, Chantal Buisson présente une sorte de résumé des questions sociales sur lesquelles Giard s’est attardé. Il était par exemple pour la liberté d’association « pour le maître et pour l’ouvrier », et fut à l’origine de nombreuses chambres syndicales qui devaient faciliter « l’entente entre les travailleurs et les patrons, empêchant le retour des grèves ». Il fut rapporteur d’un projet de loi concernant les prud’hommes, établissant qu’au cas où le président du conseil prud’homal serait choisi parmi les patrons, la vice-présidence serait obligatoirement confiée à un ouvrier. Il fut à l’origine de l’indemnisation des accidents du travail, à l’ouvrier blessé ou à sa veuve et aux enfants.

Les locaux de la Compagnie des Mines d'Anzin
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Alfred Giard connaissait également les conditions de travail des mineurs du Valenciennois, notamment de la Compagnie d’Anzin. Le 12 février 1884, la Compagnie annonce un changement dans l’organisation du travail : désormais, les ouvriers qui effectuaient l’abattage du charbon seraient aussi chargés de l’entretien du boisage. Le boisage des voies était jusqu’alors confié aux ouvriers âgés et aux enfants. La nouvelle organisation supprimait ces emplois, que l’augmentation de salaire de 1 franc ne compensait pas pour les familles. Le 20 février, la grève est votée. Le 21, les mineurs de Denain refusent de descendre à la fosse. Le 22, la grève s’étend à Anzin et à Saint-Waast, puis à l’ensemble des puits. Giard se rendit à la sous-préfecture dès le 23 février, et rencontra les grévistes le 25. A Paris il se rendit au ministère de l’Intérieur et à celui des Travaux Publics, mais ses tentatives de conciliation échouèrent. La tension monte, le 4 avril la troupe fonce sur les grévistes à Anzin, intervention que Giard condamne sévèrement à la tribune de l’Assemblée Nationale. Il demande l’amnistie pour 37 mineurs condamnés à des peines d’emprisonnement, en vain. La reprise du travail est votée le 15 avril, et les mineurs redescendent au fond le 17 au matin.

Cette « grande grève », la première de cette ampleur, Emile Zola va y assister « assis au premier rang » si j’ose ainsi dire. En effet, Alfred Giard, se souvenant de ses conversations bretonnes avec l’écrivain, lui envoie cette invitation, datée du 20 février 1884 : « Samedi matin, à huit heures, je pars pour Valenciennes où je dois assister à une réunion de fabricants de sucre et de cultivateurs. J’y resterai deux ou trois jours et si votre intention était de faire aussi tôt le voyage, je me ferais un plaisir de vous guider moi-même au Pays noir. Sinon, mon frère me remplacera et vous facilitera la recherche que vous désirez entreprendre. » Zola ne se fit pas prier : dès le 23 février il était à Valenciennes, hébergé chez la mère d’Alfred, rue des Foulons.
Je souligne avec mon grand-père – qui était un neveu d’Alfred Giard et qui l’a bien connu – « l’affection sans bornes qu’il avait pour sa mère. Pendant toute sa vie il écrivit à peu près tous les jours à sa mère et celle-ci, qui à la fin de sa vie était sourde et quasi aveugle, lui répondait du tac au tac. La moindre indisposition de sa mère l’angoissait et elle-même ne vivait que pour son fils, s’inquiétant dès qu’il avait le moindre malaise, réel ou imaginaire (car notre cher oncle a toujours été un malade imaginaire). L’excellente femme accepta tout de la part de son fils », y compris, donc, de loger « les invraisemblables relations que les hasards de la politique lui firent contracter [5] » (dixit mon grand-père !).

Durant son séjour, jusqu’au 3 mars 1884, Zola alla de découverte en découverte. Enthousiasmé par le décor (« pays superbe pour le cadre de mon bouquin »), un peu déçu par le calme des mineurs (« à Anzin les mineurs sont paisibles, lents, propres, les grèves y ont le caractère tranquille »), il a accès à de nombreux sites, descend au fond, visite des corons, rencontre le syndicaliste Etienne Basly, futur maire de Lens, se rend à la cité Thiers de Bruay [6]… On sait que le travail de Zola sur place portera ses fruits, puisque « Germinal » est aujourd’hui son œuvre la plus connue (remise sous les feux de la rampe, certes, par le film de Claude Berri).

"Type de mineur de la Compagnie des Mines d'Anzin"
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
A Bénodet, Zola sentait bien que son idée de « roman breton » ne le menait pas très loin. Il commençait à réfléchir à un roman sur les chemins de fer — qui donnera, en 1890, « La Bête Humaine ». C'est Alfred Giard qui lui a parlé de la mine, des mineurs et de leur misère, et qui l'a amené à se pencher sur leur univers.
J’ouvre un peu la perspective : on sait que la lecture de « Germinal » a contribué à façonner les premières prises de position politiques de Staline en faveur du communisme [7] ; on sait que l'URSS et les Etats-Unis d’Amérique ont formé deux blocs qui, durant des décennies, se sont mené une implacable « guerre froide » ; on sait que la conquête de l’espace fut l’un des domaines de compétition entre l’Est et l’Ouest ; dans cette perspective – et pour vous faire sourire avec ce jeu de dominos – on peut établir que c’est le député de Valenciennes Alfred Giard qui a envoyé les Américains sur la Lune…



[1] Voir sur ce blog l’article « Quel est ce château qui embaumait sur la place ? » d’août 2017.
[2] Maurice Caullery, cité par René Giard in « Les Giard », 1937, hors commerce. Zoologue, Caullery fut un fidèle élève de Giard.
[3] Maurice Caullery, op. cit.
[4] Chantal Buisson, « Alfred Giard » in Valentiana n°8, décembre 1991.
[5] René Giard, op. cit.
[6] On peut marcher « dans les pas de Zola » et refaire le chemin qu’il a parcouru en compagnie des frères Giard, grâce à Monsieur Pierre-Marie Miroux, du Cercle Archéologique et Historique de Valenciennes, qui organise régulièrement cette petite randonnée.
[7] Cf. par exemple « La jeunesse de Staline, tome 1 » aux éditions Les Arènes BD, 2017.

mercredi 25 septembre 2019

Quel est ce duel qui révulsa notre duc de Bourgogne ?

De tout temps la place d’Armes de Valenciennes a été le lieu des grands événements, le point de rassemblement de la population pour célébrer tantôt la visite officielle du Général de Gaulle, tantôt le couronnement de la Vierge du Saint-Cordon, tantôt le défilé du géant Binbin, ou encore, de nos jours, les fêtes de fin d’année. Et si désormais la municipalité s’attache à organiser sur ce pavé des manifestations délibérément festives, il ne faut pas oublier qu’autrefois c’est sur la place d’Armes qu’on décapitait, qu’on brûlait vif, qu’on charcutait les ennemis de l’ordre public jusqu’à ce que mort s’en suive.
Les chroniques moyenâgeuses contiennent ainsi le récit répugnant d’un duel judiciaire, que je vais me faire un plaisir de vous raconter par le menu.

Qu’est-ce qu’un duel judiciaire ? C’est un combat entre deux personnes, qui permet aux juges de laisser « la main de Dieu » désigner le coupable d’un crime ou d’un délit : celui qui survit au duel est innocent, la preuve est faite ! Dans sa charte municipale (Charte de la Paix), octroyée à la ville par le comte Baudouin III en l’an 1114, Valenciennes disposait de ce privilège de juger elle-même ses habitants en la personne de son Prévôt entouré des échevins. Par ailleurs Valenciennes était une ville « franche », dotée d’un droit d’asile communal auquel elle tenait mordicus, bien qu’il s’agisse d’une coutume et non d’une loi écrite. Selon cette règle, « un homicide, de quelque provenance qu’il soit, bénéficiera de la franchise de Valenciennes et échappera à toute poursuite pourvu qu’il déclare avoir tué à son corps défendant et qu’il accepte le duel auquel viendrait le provoquer une personne l’accusant au contraire d’avoir donné la mort avec une intention criminelle. »[1]

Voici donc, dans les années 1450, un certain Mahuot Cocquel qui trucide, à Tournai, le père d’une demoiselle qui s’était opposé à leur mariage. Après son crime, Cocquel file à Valenciennes où, selon la règle qu’on vient d’énoncer, il trouve asile et où il vit quelque temps en toute tranquillité. Or un beau matin, un sieur Jacotin Plouvier, parent du père assassiné, ayant retrouvé la trace du meurtrier, alerte le prévôt de la ville : Cocquel, lui déclare-t-il, a traitreusement tué mon parent, « sans cause raisonnable ». Pour le prévôt et ses échevins, l’affaire est claire : un duel judiciaire s’impose.

Il se tient le 20 mai 1455, sur la place d’Armes – qu’on appelle à l’époque Place du Marché. Il a lieu en présence de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et de son fils, qui tous les deux regarderont le combat depuis les fenêtres de l’habitation du prévôt, Melchior du Gardin. Le duc avait tenté plusieurs fois d’interdire la rencontre et, faute d’y parvenir, avait exigé d’y assister, « accompagné d’une nombreuse noblesse ». A neuf heures du matin, Cocquel et Plouvier entrent sur la place. Celle-ci est organisée en trois espaces : au centre, on a répandu une épaisse couche de sable, c’est l’enceinte où les deux hommes vont se battre ; tout autour, prennent place le prévôt et les seigneurs de marque ; et une troisième enceinte accueille les chevaliers, écuyers et notables, trois cents personnes environ. Cocquel et Plouvier sont tous deux roturiers, ils vont se battre avec le bâton et l’écu. S’ils avaient été nobles, ils auraient combattu à cheval, dûment cuirassés.

Un duel avec bâton et bouclier (écu).
(Illustration extraite du site "moyenagepassion.com")
Ils arrivent donc, tête rasée, vêtus d’un « pourpoint de basane » (une veste en cuir de mouton) et accompagnés de deux hommes : celui qui porte le bâton et l’écu, et celui qui leur a appris à s’en servir. Les écus sont en bois de saule, couverts de cuir de mouton et « armoriés d’argent à la croix de gueule » (avec un fond blanc et une croix rouge) ; les bâtons, en bois de néflier, mesurent un mètre de long et sont taillés en pointe aux deux bouts. 
D'argent à la croix de gueules
Les deux hommes se signent, s’asseoient chacun sur son siège, et jurent, sur le livre des Evangiles qui leur est présenté, que « leur querelle est juste ». On les enduit alors de graisse de la tête aux pieds, et le juge lance le gant de Plouvier aux pieds de Cocquel avec ces mots : « Faites votre devoir ». Le match à mort commence. Vous allez voir, le combat n’est pas très glorieux !

Le duel judiciaire de Valenciennes, par Hubert Cailleau (1526-1579)
(Image extraite de la Base Mérimée sur le site "culture.fr")
Cocquel commence par jeter du sable dans les yeux de Plouvier, et lui ouvre une large plaie à la tête en le frappant avec son bâton. Plouvier flanque Cocquel par terre, il se relève, il est terrassé à nouveau, et Plouvier s’acharne sur lui, lui verse du sable dans les yeux, lui mord les oreilles, le roue de coups au visage.
Philippe le Bon en est déjà tout retourné. Il envoie un de ses officiers demander au magistrat (au conseil municipal) si on ne peut pas s’en tenir là et laisser la vie sauve à Cocquel. Certainement pas, répondent les Valenciennois !
Pendant ce temps-là, Plouvier continue ses tortures. De ses dents, de ses ongles, il arrache des lambeaux de chair à Cocquel, et pour le faire taire – de crainte que ses hurlements n’attendrissent la foule – il lui bourre la bouche de sable et lui écrase le visage par terre. Au passage Cocquel lui arrache un doigt avec les dents ! Pris de fureur, Plouvier se met à sauter à pieds joints sur son adversaire et lui brise le bras et le dos. Il crie : avoue ! confesse que tu as commis un meurtre ! Et Cocquel répond enfin : je le confesse. Parle plus fort, hurle l’autre ! Je l’ai fait, dit Cocquel qui, en se tournant vers la maison où était le duc, supplie : Monseigneur, sauvez-moi la vie.

Philippe le Bon, duc de Bourgogne (1396-1467)
(Photo extraite du site Wikipedia)
Le duc de Bourgogne, dit la chronique, « avait le cœur déchiré ». A nouveau il envoie demander qu’on accorde la vie sauve à Cocquel, ou qu’au moins on l’inhume en terre sainte. « Il n’obtint ni l’un ni l’autre, parce qu’il fallait, répondit-on, que la loi s’accomplît de point en point. »
Plouvier peut ainsi achever son adversaire en lui donnant des coups de bâton sur la tête. Il le tire hors de l’enceinte en le traînant par les pieds. L’autre, moribond, trouve la force de se confesser et de pardonner sa mort à Plouvier. « Il but quelques verres de vin, et expira. »[3]
Alors le juge déclara Cocquel coupable de meurtre, et prononça la sentence : il serait traîné sur la claie jusqu’au Rôleur [4], pendu et étranglé. Le bourreau s’occupa de tout cela aussitôt. Plouvier, quant à lui, demanda au juge s’il avait bien fait son devoir : oui, répondit le prévôt, et jamais il ne serait inquiété pour ce qu’il avait fait.
La justice de Dieu était rendue.

Le spectacle de cette mise à mort quasi à main nue fut tellement saisissant, que les deux protagonistes du combat furent représentés dans une sculpture figurant sur le porche de l’église Saint-Géry. Elle fut détruite en 1566 (époque des révoltes protestantes).
Ce fut aussi le dernier duel judiciaire ayant lieu à Valenciennes. Les chroniques conservent le souvenir d’autres combats : entre Jean Le Brisseur et Jacquemart de Berry en 1358, entre Jacquemart de la Cappielle et Jean Hennequin en 1375. Mais celui de 1455 révulsa tellement le duc de Bourgogne que, sans pouvoir s’attaquer directement au privilège valenciennois, il obtint néanmoins que « des modes de preuve rationnels se substituent aux pratiques ancestrales »[5]. Et ainsi furent jetés les prémices d’une surveillance accrue sur les coutumes municipales de la part de nos princes territoriaux.


[1] Jean-Marie Cauchies, « Duel judiciaire et franchise de la ville » in Revue du Nord, 1999.
[2] Notice sur les Duels Judiciaires dans le nord de la France in Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique.
[3] Thierry Lévy, « Justice sans dieu », éditions Odile Jacob.
[4] Le Mont du Rôleur, qui aujourd’hui a donné son nom à un quartier de Valenciennes, était l’endroit où les criminels étaient pendus.
[5] Jean-Marie Cauchies, op. cit.