lundi 9 décembre 2019

Qui est ce prince qui charma Carpeaux ?

« L’Annuaire de l’arrondissement de Valenciennes » dans son édition de 1876-1877 [1] contient un texte signé Louis Legrand, tout à la gloire de Jean-Baptiste Carpeaux qui vient de mourir (le 12 octobre 1875). Dans un style très « bourgeois fin XIXesiècle », il fait ronfler ses phrases de belles envolées lyriques : « Si le ciseau s’est échappé pour toujours, hélas ! de ta main désormais inerte, tu laisses cependant assez d’œuvres impérissables pour faire de ton nom un de ceux que la postérité ne saurait plus oublier. » De son vivant déjà, Carpeaux était très célèbre parmi les statuaires français, Grand Prix de Rome en 1853, sculpteur à la cour de Napoléon III, exposant avec succès aux Salons des artistes dès 1863. Né en 1827 à Valenciennes, il avait suivi ses parents à Paris en 1838 mais était toujours resté fidèle à sa ville natale. La municipalité lui a d’ailleurs organisé des funérailles grandioses – troisièmes funérailles comme on verra, mais n’allons pas trop vite.

Les funérailles de Carpeaux à Valenciennes, dans le journal "L'Illustration", 1875
(image extraite du site qcmtest.fr)

Louis Legrand, dans son éloge funèbre, écrit : « Sa longue agonie fut heureusement entourée des soins les plus délicats par un généreux Mécène. La Ville de Valenciennes est unanime pour remercier le prince Stirbey de cette noble et magnanime hospitalité envers le génie mourant. » Tiens ? Qui donc est ce prince Stirbey, et comment est-il entré dans la vie de l’artiste ?

Le "monument à Carpeaux" réalisé par Félix Desquelles en 1912
(photo personnelle)
La vie de l’artiste Carpeaux, pour tout dire, est un véritable roman, avec des rebondissements en veux-tu en voilà, des épisodes de gloire et d’autres de profonde misère. L’homme avait du caractère, et la brouille lui venait facilement : il s’est fâché avec sa famille, avec ses amis, même avec ses clients car il ne supportait pas la critique et brisait les œuvres qui ne lui attiraient pas de compliments.
Les belles années n’ont pas manqué, au début de sa carrière. A Rome, il a fait la connaissance du marquis Eugène d’Halwin de Piennes (1825-1911), un diplomate qui l’a pris en amitié. Lorsque le marquis sera nommé, en 1863, chambellan de l’Impératrice Eugénie, il introduira Carpeaux à la cour des Tuileries.

Le Marquis de Piennes, premier protecteur de Carpeaux
(photo extraite du site fr.geneawiki.com)

L’une de ses premières œuvres pour la famille impériale sera le buste de la princesse Mathilde. Cette cousine de Napoléon III était la maîtresse du comte Alfred de Nieuwerkerke (1811-1892), surnommé « Le beau Batave » parce qu’il était d’origine hollandaise. Ce comte était surtout directeur général des musées nationaux puis impériaux, intendant des Beaux-Arts en 1853, surintendant dix ans plus tard. C’est lui qui était chargé de l’organisation des Salons et des achats publics.

Le Comte de Nieuwerkerke, aquarellé par la princesse Mathilde
(photo extraite du site histoire-image.org)

Ces deux précieux personnages, qui ont beaucoup fait pour la renommée du statuaire, disparaîtront de la scène française – et de la vie de Carpeaux – avec la chute de l’Empire, en septembre 1870. Carpeaux lui-même a séjourné quelques mois à Londres lors de cette période troublée, ne revenant à Paris qu’en 1872. Mais son étiquette de « sculpteur de l’Empire » lui ferme cette fois bien des portes.
A la fin de 1873, le sculpteur commence à beaucoup souffrir du cancer de la vessie qui finira par l’emporter. Il s’est séparé de son épouse, qu’il s’est imaginé lui être infidèle. Son atelier, situé à Auteuil, est confié à un gérant tandis qu’il part séjourner à la campagne chez son ami Alexandre Dumas fils – avec qui il se brouillera quelque temps plus tard. Pour l’heure, c’est grâce à Dumas que Carpeaux fait la connaissance de « Madame Gustave Fould » comme l’appelle Louise Clément-Carpeaux, la fille de l’artiste, dans son livre « La vérité sur l’œuvre et la vie de J.-B. Carpeaux » [2]. Valérie Fould est la veuve de Gustave Fould, député des Basses-Alpes (aujourd’hui Alpes de Haute-Provence) et fils de l’ancien ministre des Finances de Napoléon III Achille Fould ; elle a deux filles, Consuelo (filleule du prince Stirbey) et Achille. Valérie Fould, née Simonin, a d’abord mené une carrière d’actrice, puis elle est devenue sculpteur et romancière sous le pseudonyme de Gustave Haller.
En apprenant que Carpeaux, très malade, souhaite se reposer au soleil de l’Italie, elle se tourne vers son ami (et amant) le prince Stirbey, le priant d’accueillir l’artiste dans sa propriété de Nice. Carpeaux n’est pas un inconnu pour ce prince, qui a acheté au Salon de 1874 la dernière statue de marbre du statuaire, « L’Amour blessé ». 

L'Amour blessé représente Charles Carpeaux, fils aîné de Jean-Baptiste.
(photo extraite du site wikimedia)

A la mi-février 1875, il installe le sculpteur dans une petite maison attenante à sa propriété de Nice, sur la Promenade des Anglais [3]. Carpeaux y restera jusqu’au mois de juin, descendant sur la plage chaque jour malgré une météo exécrable – le soleil d’Italie n’était pas au rendez-vous ! Le prince propose aussi de s’occuper en direct des affaires de Carpeaux « pour le délivrer de tout souci », et se fait remettre une procuration de mandataire général. Sur ce point, la rancœur de Louise Clément-Carpeaux est sans borne ! Pour elle, cette procuration est la mainmise manifeste d’un collectionneur cupide sur les œuvres d’un génial artiste.

Portrait de Louise Carpeaux en 1894, publié dans son livre op. cit.

Toujours est-il que le prince s’occupe maintenant de faire revenir Carpeaux à Paris, en louant pour lui une petite maison à Courbevoie, près du château de Bécon où lui-même réside. Il décrit le logement dans une lettre : « un petit gîte indépendant, spacieux, sain, en plein soleil, avec de la verdure, et voisin (3 minutes) de ma propre demeure ». Carpeaux s’y installe à la mi-juin 1875. Mais il est à bout de force : il est « un cadavre vivant par extraordinaire » écrit sa fille. Ses derniers jours vont s’écouler dans d’horribles souffrances, dont il parle dans les quelques courriers qu’il adresse à ses derniers amis.

Autoportrait tiré des Carnets de dessins, publié par la revue Valentiana n° 19.

Au mois d’août, le prince Stirbey, sentant la fin proche, active les démarches pour faire remettre à l’artiste la croix d’officier de la Légion d’Honneur. Le ministre des Arts et de l’Instruction publique, qui n’est autre que Henri Wallon, d’origine valenciennoise lui aussi, viendra en personne, le 6 août, accrocher les insignes au veston du mourant.
Le 12 octobre 1875, à six heures du matin, Carpeaux rend son dernier soupir. Le prince organise aussitôt des funérailles à Courbevoie, attirant une foule immense. La veuve de Carpeaux, écartée de la cérémonie de Courbevoie, fait à son tour célébrer un service funèbre, à Auteuil où se trouve l’atelier du sculpteur. Et la ville de Valenciennes, comme on l’a vu, procédera à des obsèques en grande pompe, le 29 novembre 1875, sous la neige, avec chapelle ardente, cortège funèbre [4], inhumation au cimetière Saint-Roch, tout cela dans une grande émotion populaire.

Les funérailles de Carpeaux à Valenciennes, par le peintre Constant Moyaux
(image extraite du site muzeo.com)

Alors, ce prince Stirbey ? Qui était-il vraiment ? Un mécène providentiel ou un geôlier impitoyable ? 

Le prince Georges Stirbey, portrait réalisé par un photographe de Constantinople en 1866.
Photo publiée dans le Bulletin de la Société de l'Histoire de l'Art français, op. cit.
Il est d’origine roumaine [5], né à Bucarest le 1er avril 1832. Sa famille fait partie de l’élite dirigeante du pays – la Roumanie a été créée en 1859 par l’union de deux principautés, la Valachie et la Moldavie. Son père a été élu prince régnant de Valachie par deux fois, entre 1849 et 1856. La famille fait partie de cette « haute société » qui aime la culture occidentale et parle français couramment. Georges Stirbey est ainsi envoyé à Paris à l’âge de 12 ans, pour étudier au collège Rollin puis au lycée Louis-le-Grand où il passe son Bac en 1847. Etudes à la faculté de Droit et à l’Ecole d’administration militaire, puis il retourne en Valachie où il est nommé Ministre de la Justice de son père, pour quelques mois. Je vous fais grâce de tous les événements politiques qui se sont succédé en Valachie-Moldavie-Roumanie au milieu du XIXe siècle, il suffit de savoir que Stirbey y a activement participé, jusqu’à l’arrivée sur le trône roumain de Charles de Hohenzollern-Sigmaringen (1839-1914). Ne pouvant obtenir auprès de ce souverain le poste de premier ministre qu’il convoitait, il quitte son pays et s’installe définitivement à Paris en 1869, puis dans son château de Bécon à Courbevoie à partir de 1871.

Le château de Bécon à Courbevoie
(photo extraite du site collections.chateau-sceaux.fr)
Le prince s’est longuement attardé sur la description de ce château dans ses Mémoires [6], c’était assurément un lieu où il aimait résider. « Les grilles mêmes du parc, a-t-il écrit, sont faites avec la grille des Tuileries, vendue après la Commune. » C’est la résidence d’un collectionneur : il s’entoure d’objets précieux, « étoffes orientales, yatagans turcs et caftans suspendus aux murs, narguilés sur des petites tables incrustées de nacre » ; des œuvres d’art signées de grands maîtres couvrent ses murs, terrasses et pergolas entourant la demeure étaient ornées de sculptures – s’y trouve notamment « L’Amour blessé » de Carpeaux [7].
Après la mort du sculpteur, Stirbey eut maille à partir avec la veuve de Carpeaux, qui s’était sentie lésée par ses diverses initiatives pour délivrer l’artiste « de tout souci ». Pour en finir, il a décidé de léguer aux Musées nationaux la totalité des dessins dont il s’était porté acquéreur. « De cette grande collection, explique-t-il dans une lettre le 29 décembre 1881, j’ai fait trois parts : la première pour Valenciennes […] ; la seconde est destinée au musée du Louvre […] ; je voudrais faire hommage de la troisième part à l’Ecole des Beaux-Arts… »
Naturalisé français en 1888, il épousait la même année son amie Valérie Fould et adoptait ses deux filles, qui porteront son nom : Fould-Stirbey. Pratiquant la peinture toutes les deux, elles seront encouragées par le prince qui fera pour elles l’acquisition de plusieurs pavillons de l’Exposition universelle de 1878 (celui de la Suède, de la Norvège, puis de l’Inde), pour les installer dans son parc de Courbevoie et les transformer en ateliers d’artiste. Ces pavillons sont aujourd’hui un musée Roybet Fould, Ferdinand Roybet ayant été un des professeurs d’art des deux demoiselles.
Georges Stirbey est mort le 14 août 1925 à Paris, il est inhumé au cimetière du Père Lachaise aux côtés de sa femme décédée en 1919. Aucun de ses parents roumains, indique Gabriel Badea-Päun, pourtant nombreux à cette époque à Paris ou à Bucarest, n’a assisté aux obsèques. Fils de Dimitri Barbu Bibesco, prince Stirbey, et d’Elisabeth Cantacuzène, Georges avait deux sœurs, Elise (1827-1890, mariée en 1848) et Helena (1831-1864) et deux frères, Alexander (1837-1895, marié en 1869) et Dimitri (né en 1842), eux aussi princes Stirbey. 

Les parents de Georges Stirbey
(photos extraites du site stirbey.com)
Parmi la descendance, on trouve notamment des producteurs de vin. Leur activité remonterait au XVIIIe siècle, à Dragasani. Expropriée par les Communistes en 1945, la famille a retrouvé ses terres après 1989 et la chute du rideau de fer. Aujourd’hui, le domaine s’étend sur trente hectares, plantés de sauvignon et cabernet sauvignon, mais surtout de cépages autochtones (negru de Dragasani, tamaioasa romanesca, etc.). « On boit des vins Prince Stirbey, se félicite le site « invino.ca », sur tous les vols de 1classe de la compagnie Lufthansa, partout dans le monde. »

Affiche publicitaire des années 1920.
(image extraite du site stirbey.com)
Et si vous voulez accueillir un peu de Prince Stirbey chez vous, vous pouvez choisir de planter dans votre jardin le rosier buisson qui porte son nom, créé en 1871 par Joseph Schwartz : sa rose couleur fuschia est très parfumée, et sa floraison est très remontante.

Le rosier "Prince Stirbey"
(photo extraite du site roseraie-ducher.com)
Il n’existe pas, à ma connaissance, de rose Carpeaux…






[1] Annuaire édité chaque année par George Giard, libraire-éditeur place d’Armes. Merci à l’ami qui a déniché celui-ci aux puces de Bordeaux !
[2] « La Vérité sur l’œuvre et la vie de J.-B. Carpeaux », par Louise Clément-Carpeaux, Paris, 1934 (tome 1) et 1935 (tome 2). La fille de Carpeaux mène dans cet ouvrage une charge sévère contre Madame Fould, le prince Stirbey et leurs divers « comparses ». Ainsi, page 194 : « Tout est bon à ces gens perfides pour arriver à leurs fins. »
[3] La villa du prince, 39 Promenade des Anglais à Nice, a été vendue après la guerre 14-18. Elle est aujourd’hui démolie, remplacée par d’autres constructions.
[4] Voir après ces notes la composition de l'impressionnant cortège.
[5] Voir l’article « Le prince Georges B. Stirbey (1832-1925), mécène et collectionneur de Carpeaux » par Gabriel Badea-Päun in Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, année 2009.
[6] « Feuilles d’automne et feuilles d’hiver » par Georges B. Stirbey, Paris, 1916.
[7] Il se séparera de cette sculpture en 1921, pour en faire don au musée de Valenciennes.


* * *

Ville de Valenciennes

Funérailles de Carpeaux

« Le maire de Valenciennes arrête les dispositions suivantes pour les funérailles de Carpeaux :

« Le dimanche 28 novembre 1875, l’Administration municipale accompagnée du Conseil académique se transportera à (…) heures à la gare pour recevoir avec le clergé de la paroisse Saint-Nicolas les restes mortels de Carpeaux et les escorter jusqu’aux Acamédies, où une chapelle ardente sera disposée à cet effet. Le public sera admis à visiter cette chapelle.

« Les personnes invitées se réuniront le lundi 29 novembre, à 11 heures du matin, à l’Hôtel de Ville. De là, elles partiront pour aller chercher le corps aux Académies et l’accompagner à l’église Notre-Dame, où un service solennel sera célébré à 11 heures et demie.

Ordre du Cortège.

« Départ des Académies en suivant la rue de Paris, la place d’Armes, la rue du Quesnoy jusqu’à l’église Notre-Dame.
Un peloton de Cavalerie,
Bannière de deuil aux initiales de Carpeaux,
Députation des Ecoles,
Le collège de la Ville,
4 tambours,
la Musique communale,
les canonniers de Valenciennes,
la compagnie des pompiers,
la Croix et le Clergé de la paroisse Notre-Dame.
Le Char funèbre traîné par 4 chevaux caparaçonnés de noir.
Les cordons du poêle seront tenus par le maire de la Ville, le Général, un conseiller général de Valenciennes, le Vice-Président du Conseil Académique,
La famille du défunt,
La députation de Paris,
Le Sous-Préfet,
Le Tribunal de 1reInstance,
Le Tribunal de Commerce.
Le Conseil municipal
Le Commandant de place et les officiers des Régiments
Le Juge de Paix
La Chambre de Commerce
Le Conseil des Académies de Peinture, Sculpture, Architecture et Musique
Les Professeurs et les Elèves des Académies avec leur drapeau
Les Médaillistes des Académies
La Commission des hospices, le Bureau de Bienfaisance et les Commissaires de quartier
La Société d’Agriculture
La Société des Incas
Les huit sociétés de Secours Mutuels avec leur bannière
Les Orphéonistes et la Société Chorale
La haie sera formée par la troupe de ligne
La marche sera fermée par un détachement des Canonniers de Valenciennes.

« Le Cortège en sortant de l’église Notre-Dame reprendra le même ordre. Il suivra la rue du Quesnoy et la rue de Mons jusqu’au cimetière, où le corps sera déposé dans son caveau.
Les habitants de la place d’Armes et des rues où passera le cortège sont invités à arborer à la façade de leurs maisons le drapeau national garni d’un crêpe. »

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