mercredi 2 octobre 2019

Qui est ce député qui envoya Zola à Valenciennes ?

« Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. » Ce sont là les premières lignes du roman « Germinal », publié par Emile Zola en 1885. Bienvenue chez les Chtis !

Oui, c’est le Nooord… c’est le Pays Noir, le pays minier ; Zola en parle en connaisseur, puisqu’il est venu le visiter fin février 1884 à l’invitation d’un député socialiste de la circonscription de Valenciennes : Alfred Giard.

Emile Zola, 1840-1902
(photo extraite du site thedissident.eu)
Les deux hommes se sont rencontrés — et appréciés — en Bretagne, à Bénodet, en 1883. Zola s’y trouvait pour préparer un « roman breton », qui aurait pris place dans sa grande saga des Rougon-Macquart auprès de « L’Assommoir », « Nana », « Pot-Bouille », « Au Bonheur des Dames » déjà parus. Initiateur des romans naturalistes, Emile Zola – qui est un ancien journaliste – prépare ses œuvres sur le terrain, en enquêtant, en rencontrant des personnages, en découvrant des pays, des métiers. La Bretagne lui donne du fil à retordre, il peine à capter la confiance des habitants du pays de Fouesnant… En trois mois de séjour, il reste bredouille.

Bénodet, le Grand Hôtel
(photo extraite du site geneanet.org)
Giard, lui, réside quelque temps au Grand Hôtel de Bénodet parce qu’il effectue des recherches à la station marine de Concarneau. Il est député, mais il est d'abord zoologiste, entomologiste, à l’époque professeur à la Faculté des Sciences de Lille avant de le devenir, en 1887, à l’Ecole Normale Supérieure à Paris. Lui aussi travaille in situ : en 1874 il a fondé, sur ses propres deniers, le laboratoire de biologie marine de Wimereux dans un chalet situé dans les dunes où, avec ses étudiants, il pratique l’éthologie avant l’heure, estimant qu’on ne peut étudier un organisme vivant sans le considérer dans son environnement. Giard était darwiniste, partisan de ce qu’on appelait alors le « transformisme », dans la lignée des idées de Buffon et Lamarck. Il sera d’ailleurs choisi par le ministère de l’Instruction Publique pour créer la chaire d’évolution des êtres organisés au sein de la Sorbonne en 1888.

Alfred Giard, 1846-1908
(photo extraite du site magnoliabox.com)
Celui qui, en 1900, intégrera l’Académie des Sciences, était né à Valenciennes en 1846. Son père s’appelait comme lui Alfred, épicier sur la place d’Armes à l’enseigne du Château d’Argent [1] et possédait un petit jardin d’agrément « près de la Digue du Faubourg de Paris ». Ce jardin, où notre Alfred accompagnait volontiers son père, est le lieu où sa vocation d’entomologiste s’est éveillée alors qu’il n’était qu’un enfant. « Dès l’âge de six ans, il commençait l’apprentissage pratique de l’histoire naturelle ; il collectionnait des insectes et des plantes et explorait les environs de Valenciennes, les fossés des fortifications de Vauban, la forêt de Raismes, les ruisseaux, etc. Ainsi l’éducation de son œil et de son jugement se faisait sur les choses elles-mêmes. » [2]
Alfred avait un frère, Jules, de trois ans son cadet, aussi passionné que lui par ses expériences. « Son frère cadet fut son premier élève et son premier préparateur. Autour d’eux, toute une bande de camarades se groupa, pour chasser les papillons et les coléoptères et pour herboriser. » [3] Alors qu’Alfred, marié sur le tard, devait perdre ses trois jeunes enfants, Jules eut une nombreuse descendance (dont je fais partie) qui ne manqua pas de cultiver le souvenir du « grand homme de la famille ».

Qu’est-ce qui a conduit notre entomologiste à la politique ? « Ses amis, indique Chantal Buisson [4], le poussèrent à briguer des mandats d’élu car sa notoriété lui avait apporté des relations. » Elle ajoute : « Alfred Giard… était avide de justice sociale. C’est pourquoi il prit une part active à la vie politique de son temps », ce temps étant celui des premières années de la Troisième République. En 1881 il fut élu conseiller municipal à Lille, puis, fin 1882, député de la première circonscription de Valenciennes. Il siégera à l’Assemblée jusqu’en 1885, échouant à se faire réélire et abandonnant alors le milieu politique.
Dans son article, Chantal Buisson présente une sorte de résumé des questions sociales sur lesquelles Giard s’est attardé. Il était par exemple pour la liberté d’association « pour le maître et pour l’ouvrier », et fut à l’origine de nombreuses chambres syndicales qui devaient faciliter « l’entente entre les travailleurs et les patrons, empêchant le retour des grèves ». Il fut rapporteur d’un projet de loi concernant les prud’hommes, établissant qu’au cas où le président du conseil prud’homal serait choisi parmi les patrons, la vice-présidence serait obligatoirement confiée à un ouvrier. Il fut à l’origine de l’indemnisation des accidents du travail, à l’ouvrier blessé ou à sa veuve et aux enfants.

Les locaux de la Compagnie des Mines d'Anzin
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Alfred Giard connaissait également les conditions de travail des mineurs du Valenciennois, notamment de la Compagnie d’Anzin. Le 12 février 1884, la Compagnie annonce un changement dans l’organisation du travail : désormais, les ouvriers qui effectuaient l’abattage du charbon seraient aussi chargés de l’entretien du boisage. Le boisage des voies était jusqu’alors confié aux ouvriers âgés et aux enfants. La nouvelle organisation supprimait ces emplois, que l’augmentation de salaire de 1 franc ne compensait pas pour les familles. Le 20 février, la grève est votée. Le 21, les mineurs de Denain refusent de descendre à la fosse. Le 22, la grève s’étend à Anzin et à Saint-Waast, puis à l’ensemble des puits. Giard se rendit à la sous-préfecture dès le 23 février, et rencontra les grévistes le 25. A Paris il se rendit au ministère de l’Intérieur et à celui des Travaux Publics, mais ses tentatives de conciliation échouèrent. La tension monte, le 4 avril la troupe fonce sur les grévistes à Anzin, intervention que Giard condamne sévèrement à la tribune de l’Assemblée Nationale. Il demande l’amnistie pour 37 mineurs condamnés à des peines d’emprisonnement, en vain. La reprise du travail est votée le 15 avril, et les mineurs redescendent au fond le 17 au matin.

Cette « grande grève », la première de cette ampleur, Emile Zola va y assister « assis au premier rang » si j’ose ainsi dire. En effet, Alfred Giard, se souvenant de ses conversations bretonnes avec l’écrivain, lui envoie cette invitation, datée du 20 février 1884 : « Samedi matin, à huit heures, je pars pour Valenciennes où je dois assister à une réunion de fabricants de sucre et de cultivateurs. J’y resterai deux ou trois jours et si votre intention était de faire aussi tôt le voyage, je me ferais un plaisir de vous guider moi-même au Pays noir. Sinon, mon frère me remplacera et vous facilitera la recherche que vous désirez entreprendre. » Zola ne se fit pas prier : dès le 23 février il était à Valenciennes, hébergé chez la mère d’Alfred, rue des Foulons.
Je souligne avec mon grand-père – qui était un neveu d’Alfred Giard et qui l’a bien connu – « l’affection sans bornes qu’il avait pour sa mère. Pendant toute sa vie il écrivit à peu près tous les jours à sa mère et celle-ci, qui à la fin de sa vie était sourde et quasi aveugle, lui répondait du tac au tac. La moindre indisposition de sa mère l’angoissait et elle-même ne vivait que pour son fils, s’inquiétant dès qu’il avait le moindre malaise, réel ou imaginaire (car notre cher oncle a toujours été un malade imaginaire). L’excellente femme accepta tout de la part de son fils », y compris, donc, de loger « les invraisemblables relations que les hasards de la politique lui firent contracter [5] » (dixit mon grand-père !).

Durant son séjour, jusqu’au 3 mars 1884, Zola alla de découverte en découverte. Enthousiasmé par le décor (« pays superbe pour le cadre de mon bouquin »), un peu déçu par le calme des mineurs (« à Anzin les mineurs sont paisibles, lents, propres, les grèves y ont le caractère tranquille »), il a accès à de nombreux sites, descend au fond, visite des corons, rencontre le syndicaliste Etienne Basly, futur maire de Lens, se rend à la cité Thiers de Bruay [6]… On sait que le travail de Zola sur place portera ses fruits, puisque « Germinal » est aujourd’hui son œuvre la plus connue (remise sous les feux de la rampe, certes, par le film de Claude Berri).

"Type de mineur de la Compagnie des Mines d'Anzin"
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
A Bénodet, Zola sentait bien que son idée de « roman breton » ne le menait pas très loin. Il commençait à réfléchir à un roman sur les chemins de fer — qui donnera, en 1890, « La Bête Humaine ». C'est Alfred Giard qui lui a parlé de la mine, des mineurs et de leur misère, et qui l'a amené à se pencher sur leur univers.
J’ouvre un peu la perspective : on sait que la lecture de « Germinal » a contribué à façonner les premières prises de position politiques de Staline en faveur du communisme [7] ; on sait que l'URSS et les Etats-Unis d’Amérique ont formé deux blocs qui, durant des décennies, se sont mené une implacable « guerre froide » ; on sait que la conquête de l’espace fut l’un des domaines de compétition entre l’Est et l’Ouest ; dans cette perspective – et pour vous faire sourire avec ce jeu de dominos – on peut établir que c’est le député de Valenciennes Alfred Giard qui a envoyé les Américains sur la Lune…



[1] Voir sur ce blog l’article « Quel est ce château qui embaumait sur la place ? » d’août 2017.
[2] Maurice Caullery, cité par René Giard in « Les Giard », 1937, hors commerce. Zoologue, Caullery fut un fidèle élève de Giard.
[3] Maurice Caullery, op. cit.
[4] Chantal Buisson, « Alfred Giard » in Valentiana n°8, décembre 1991.
[5] René Giard, op. cit.
[6] On peut marcher « dans les pas de Zola » et refaire le chemin qu’il a parcouru en compagnie des frères Giard, grâce à Monsieur Pierre-Marie Miroux, du Cercle Archéologique et Historique de Valenciennes, qui organise régulièrement cette petite randonnée.
[7] Cf. par exemple « La jeunesse de Staline, tome 1 » aux éditions Les Arènes BD, 2017.