samedi 28 janvier 2023

Fallait-il fermer la porte à la conservation des portes ?

Ou : Le démantèlement de Valenciennes, chapitre 3 – La disparition du patrimoine

 

La fin du XIXesiècle a été une période de croissance pour notre ville, débarrassée de son enceinte séculaire. Mais cette expansion, aux yeux de beaucoup d’entre nous aujourd’hui, s’est aussi faite au prix de la disparition de notre patrimoine, notamment les portes de la ville et la citadelle. Etait-ce évitable ?

Ce qui est certain, c’est que la Section Beaux-arts de la Société d’Agriculture alerte dès 1890[1]sur « l’imprévoyance » à « laisser anéantir les pièces principales ou les plus remarquables de l’antique armure qui fit la gloire de nos ancêtres. » L’intérêt de la conservation, ajoute-t-elle par la voix d’Edouard Mariage, serait non seulement historique, mais également esthétique : « Si nous nous représentons ces laides bâtisses que l’industrie moderne sème partout, ces alignements monotones de corons, ces tristes maisons de briques sans style et sans art, chères aux spéculateurs contemporains, nous devons reconnaître que quelque vieille tour, quelque ancienne porte laissées çà et là, ne sauraient y faire qu’une heureuse diversion[2]. »

 

Je vous propose de parcourir à pied la vieille enceinte de la ville, et de nous arrêter sur quelques sites qui méritent la visite. Notre guide sera, justement, Edouard Mariage, grand spécialiste de l’histoire des fortifications de Valenciennes. Il est commandant des Canonniers Sédentaires, son portrait ci-dessous, réalisé par « Delsart, photographe rue du Quesnoy » en 1889, le présente avec son shako à plumet bicolore sous le bras.

 

(image extraite du site www.memoire14-45.eu)

Edouard Mariage (1843-1909) est aussi l’auteur du merveilleux livre «Les fortifications de Valenciennes», de l’étonnant manuscrit «Atlas valenciennois»[3], et de nombreux articles parus dans la Revue éditée par la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes[4]. Pendant toute la durée du démantèlement, Edouard Mariage a été très actif au sein du conseil municipal, tant pour surveiller la bonne exécution des travaux par les entrepreneurs que pour sauvegarder les objets historiques et archéologiques trouvés dans le sol, le sous-sol, les murs, les fossés…

 

Voici un plan des lieux où j’indique les emplacements des monuments dont nous allons parler, histoire de s’y retrouver un peu :

1 Tour périlleuse ; 2 Porte de Lille (ou de Tournai) ; 3 le Pâté ; 4 Porte de Paris ; 5 Porte de Famars (ou de Cambrai) ; 6 Dodenne ; 7 Portes Cardon et du Quesnoy.


Plan des fortifications de Valenciennes dressé par Edouard Mariage, 1891 (document personnel)

Lorsque Paul Dusart, architecte tout jeune diplômé (1891) de l’Ecole des Beaux-arts de Paris, dresse le plan des nouveaux boulevards de Valenciennes à la demande de la municipalité, il choisit de proposer une succession de tronçons reliés par des ronds-points ou des places. « Ce tracé polygonal, rapporte la délibération du conseil municipal[5], rappelle dans une certaine mesure la forme générale de notre vieille enceinte, souvenir archéologique dont nos curieux descendants nous sauront gré, peut-être. » 

Avant la première guerre mondiale, et malgré les assauts ennemis répétés que la ville eut à subir au fil des siècles, les “souvenirs archéologiques“ – ou du moins historiques – étaient nombreux à Valenciennes. Ils n’étaient pas tous en bon état. La magnifique porte de Lille (mon numéro 2 sur le plan Mariage), jadis porte Tournisienne, avait perdu tout intérêt architectural en cette fin XIXe. Rien n’en sera gardé.

 

Porte de Lille : ci-dessus, c'est tout ce qu'il restait en 1891… (photo Léon Poulain)

… de cette jolie porte bâtie au Moyen-âge
(images Bibliothèque municipale de Valenciennes)

De la Tour périlleuse (numéro 1 sur le plan), il ne reste aujourd’hui qu’un nom de rue. Les Valenciennois du XIXe siècle ont pourtant tout fait pour la garder. L’Echo de la Frontière, dans son édition du 24 février 1891, rappelle que cette tour « date de la fin du XIIe siècle et garde néanmoins un aspect de conservation parfaite. Sa base jusqu’ici submergée par les eaux du fossé a été mise complètement à découvert par le dessèchement. Cette partie inférieure de la Tour est la plus intéressante […], elle renferme un escalier complètement en grès conduisant à une salle ronde également en grès couverte d’une voûte ogivale à nervures très curieusement construite. Cette salle communique avec une autre plus petite prenant jour sur les fossés par des créneaux. » Pour intéresser les habitants à la conservation de ce monument, la Commission des recherches historiques de Valenciennes a organisé des visites guidées de la Tour périlleuse un dimanche matin, « on pénétrait à l’intérieur par groupe de trente personnes munies de bougies et de lanternes », raconte L’Echo de la Frontière.

 

 

Les salles voûtées de la tour Périlleuse, dans "l'Atlas valenciennois", 14e série, d'E. Mariage
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

La tour Périlleuse
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

En février et mars 1891, un échange de courriers entre la mairie de Valenciennes et le ministère de la guerre à Paris, laisse entendre que cette tour pourra être conservée. Le problème est qu’elle se trouve à l’intérieur de la parcelle réservée au nouveau parc à fourrages de l’armée. Il s’agit donc de trouver un nouveau lieu pour ce parc à fourrages, dans des conditions satisfaisantes pour l’armée et aux frais de la ville. On y aura cru, puisqu’au mois d’octobre suivant Le Courrier du Nord écrit :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Mais les photos de Léon Poulain parlent mieux qu’un long discours :

 

Démolition de la tour Périlleuse - photo Léon Poulain
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Ce qu’on appelle le Pâté, dans la Citadelle (numéro 3 sur le plan), a suscité beaucoup de discussions, car ce monument militaire était éminemment historique : c’est par le Pâté que les Français de Louis XIV sont entrés pour s’emparer de la ville en 1677.


Le Pâté (Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Dès 1890, Edouard Mariage proposait à la Section des Beaux-arts, d’histoire et de littérature de la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes, de garder intacte la porte du Pâté : « nous serions très heureux qu’en démolissant, on conservât les pierres marquées encore des cicatrices de ce glorieux combat (celui de l’entrée des Français) et qu’on les employât de préférence pour les réparations qu’il sera nécessaire de faire aux flancs de cette porte historique, » rêve-t-il lors de la séance du 6 août 1890. Avec une plaque commémorative et quelques arbres pour faire de l’ombre, quel beau monument cela ferait !

A vrai dire, les discussions n’ont pas tant porté sur l’intérêt ou non de conserver cet édifice bien peu gracieux, que sur les éclaircissements historiques qu’allait apporter la démolition. Un mystère allait être levé, « la façon dont les soldats du grand roi ont traversé l’Escaut pour aller du Pâté au rempart et pénétrer en ville[6] ». L’archiviste de l’époque, Henri Caffiaux, se frotte les mains : il va pouvoir vérifier « si dans l’épaisseur du mur d’enceinte à l’endroit où aboutit l’arche, ou plus au sommet du rempart, on rencontrera, derrière la chemise de grès qui revêt la muraille, les restes d’un passage conduisant dans l’intérieur de l’enceinte[7] ». Il faut être historien – ou archiviste – pour saliver sur ces détails.

 

Plus désolante (je trouve) est la disparition des portes de Paris et de Famars (numéro 4 et numéro 5 sur le plan).

Edouard Mariage estime que la porte de Paris « est digne de ne point périr. Par la fermeté de ses lignes, la mâle simplicité de sa silhouette, la sobriété de sa décoration, elle offre un beau spécimen de l’architecture du siècle dernier » (donc du XVIIIe siècle).


La porte de Paris (Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Il propose de la démonter et de la reconstruire en ville, par exemple pour servir d’entrée à l’Hôtel-Dieu. Il ne sera pas écouté.

 

La porte de Famars (mon numéro 5 sur le plan) portait autrefois le nom de porte cambrésienne, et voyait arriver en ville tous les marchands qui venaient vendre leurs vins, épices et autres denrées exotiques sur nos foires et nos marchés depuis la Champagne et au-delà. 

 


La porte de Famars, photographiée par Léon Poulain
(images Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Sa face extérieure était jolie, sculptée par Antoine Pater :

 

Antoine Pater (1670-1747) par Antoine Watteau
(image Wikipedia)

Les bas-reliefs de Pater sur la porte de Famars
in "Les fortifications de Valenciennes" d'Edouard Mariage
(document personnel)

Mais Edouard Mariage, dans son inventaire des monuments à conserver, ne retient pas cette porte. Il explique : « le moellon tendre a remplacé le grès, et bien que les sculptures de la façade soient probablement l’œuvre du père de notre célèbre peintre Pater (il parle de Jean-Baptiste), l’état de vétusté où elles se trouvent ne permet pas d’en souhaiter la conservation[8]. » Dommage.

 

Il plaide au contraire pour la Dodenne (mon numéro 6), « cette grosse tour qui est à l’entrée de la Rhonelle ». Cette tour a été construite en 1376, dit-il. Il poursuit : « Elle est assez connue pour qu’il ne soit pas nécessaire de faire remarquer la disposition originale de son soubassement et la hardiesse de sa construction dans l’axe de la rivière. » Il apprécie également la façade côté ville : « débarrassée des terres accumulées sur ses flancs au XVIe siècle, l’ensemble fera certainement très bonne figure[9]. » Bingo, Monsieur Mariage, c’est le seul monument qui ait été conservé !

 

La Dodenne encore prise dans le rempart
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

De nos jours dans son écrin de verdure
(photo personnelle)

Lorsque, au cours de la séance du conseil municipal où le jeune Paul Dusart présente son plan de ville, est abordée la question des squares et des jardins, la délibération n’hésite pas : « Il semble que les alentours de la porte du Quesnoy et de la tour de la Rhonelle (la Dodenne) se prêtent fort bien à l’établissement d’un grand square. Outre le pittoresque que pourront y apporter la tour et les reste du Châtelet de la porte Cardon du XIVe siècle, les eaux de la rivière [… feraient …] de ce jardin un lieu très propice[10]. » Le “grand square“ a bien été créé : c’est notre parc de la Rhonelle.

 

(image de Françoise Jouannic sur la page Facebook de Richard Lemoine)


Quant aux portes, elles ont disparu après avoir fait couler beaucoup d’encre. La porte du Quesnoy a été construite deux siècles après la porte Cardon, pour faciliter la circulation en entrée et sortie de ville. Sa disparition était sans appel.

 

Léon Poulain : la porte du Quesnoy (à droite) et la porte Cardon prise dans le "bastion 43"
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Mais si on a oublié aujourd’hui ce qu’étaient la porte Cardon et son Châtelet (numéro 7 sur le plan), ce n’était pas le cas des érudits du XIXe siècle qui se sont bien battus pour les garder. Je reprends ici l’article d’Edouard Mariage publié dans la Revue agricole industrielle et littéraire du Nord en septembre 1890. Il décrit les lieux :

« En pénétrant par la porte basse que l’on aperçoit à l’extrémité de la rue du Quesnoy (je pense que c’est celle qui se trouve sur la gauche de la photo de Léon Poulain ci-dessus), on rencontre, à la sortie de la voûte, les restes importants des deux grosses tours en grès construites en 1377. Ces deux tours sont réunies à la partie supérieure par un arc surbaissé de construction plus récente. Pour protéger cette première porte, les ingénieurs de l’époque élevèrent un châtelet à la tête du pont qui y donnait accès. »

 

La porte Cardon et ses deux tours, représentées dans l'Atlas valenciennois d'E. Mariage
(14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes). A gauche, on reconnaît la petite porte.

Le plan tel que nous l'explique Edouard Mariage : en 2, les deux tours ; en 3, le châtelet ;
la ville est sur notre gauche
(Atlas valenciennois, 14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

« Le passage sous le Châtelet existe encore, poursuit Edouard Mariage ; il sert maintenant d’écurie. A droite et à gauche se trouvent les deux corps de garde, en excellent état de conservation, avec leurs voûtes d’arête, leurs portes, leurs meurtrières. Le corps de garde de gauche possède même une jolie cheminée tout à fait intacte, et celui de droite, un bel escalier en pierre qui permet de gagner le haut du châtelet. »

Puis Edouard Mariage explique que Charles-Quint a fait entourer tout le châtelet d’une maçonnerie extérieure en grès ; puis que Vauban, à son tour, engloba presque complètement les défenses de Charles-Quint sous le bastion appelé « bastion 43 ».

En novembre 1890, une délégation de la Commission historique du Nord vient de Lille visiter les lieux pour porter ensuite la demande de conservation auprès du Préfet. Le 15 janvier 1891, Le Courrier du Nord publie les conclusions et recommandations de cette Commission, qui dit à propos de la porte Cardon et de son châtelet :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

En réalité, en compulsant les archives, on comprend que tout le monde est bien d’accord pour conserver ces “souvenirs historiques“. Pour l’histoire, et pour l’esthétique. La Commission historique du Nord termine son rapport par ces mots : « la conservation de certains édifices ou de certaines parties des remparts donne un caractère tout particulier à plusieurs villes de France, Boulogne, Laon, Reims [etc.], sans nul doute la ville de Valenciennes pourrait aussi tirer parti des édifices et ouvrages dont nous avons parlé et des fortifications que bientôt elle va détruire. »

 

(Archives municipales de Valenciennes)

Fin février 1892, Georges Veilhan, l’ingénieur des Ponts-et-chaussées chargé du démantèlement, établit plusieurs “devis“ relatifs à la construction d’un “aqueduc de décharge de la Rhonelle“ (il s’agit d’un équipement destiné à faire face aux crues de la rivière). Le devis qui conserve toute la porte Cardon s’élève à 123.500 fr ; celui qui démolit le bastion au passage : 96.000 fr. Même Edouard Mariage va s’incliner, en soulignant que « la Commission archéologique est désireuse de ne pas obérer les finances de la ville[11] », et il accepte que soit démoli ce qui doit laisser passer l’aqueduc. Mais il ne lâche pas le morceau, et « demande la conservation de la vieille porte Cardon et du Châtelet. »

En juin 1892, la Commission archéologique demande à la municipalité de « maintenir les deux tours d’entrée de la porte Cardon et l’arc qui les surmonte[12] » tout en acceptant que disparaissent les constructions postérieures au XIVe siècle.

Le 21 mars 1893, L’Echo de la Frontière publie les délibérations du conseil municipal, contenant ce nouvel appel d’Edouard Mariage :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

« Messieurs, si vous le vouliez », mais ces Messieurs ne le veulent pas. Le 27 janvier 1893, la délibération indique : « M. Doutriaux dit qu’il s’est trouvé seul, en Commission, pour défendre la porte Cardon contre les démolisseurs, » que « cette vieille porte présente beaucoup d’intérêt » aux dires de la Commission archéologique, et que (savourez cette phrase, s’il vous plaît) « rien n’oblige la municipalité à hâter sa démolition ; il sera toujours temps, plus tard, si nos descendants ne partagent pas notre manière de voir, de la faire disparaître. » Mais la délibération se termine par ces mots : « Par 10 voix contre 9, le Conseil vote la démolition. »

Le 18 mars 1893, tout espoir s’évanouit. « M. Binet demande que, conformément aux délibérations prises, on procède à la démolition de la porte Cardon et du Châtelet. M. le Maire (Paul Sautteau) lui répond que la porte Cardon doit disparaître ; quant au Châtelet il sera conservé jusqu’au moment où le prolongement de la rue du Quesnoy imposera la destruction de cette vieille ruine. »


Restes du Châtelet de l'ancienne porte Cardon
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 



[1] Séance du 6 août 1890.

[2] Ibidem.

[3] Les deux titres sont à la bibliothèque de Valenciennes.

[4] Sur le site Gallica.

[5] Conseil municipal du 5 février 1892. Toutes les délibérations des conseils municipaux sont consultables en ligne, sur le site archives-en-ligne.valenciennes.fr.

[6] Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, février 1891

[7] idem.

[8] Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, septembre 1890.

[9] Ibidem.

[10] Conseil municipal du 5 février 1892.

[11] Rapport à la municipalité, le 2 mars 1892 (archives municipales de Valenciennes)

[12] Courrier du 28 juin 1892 (archives municipales de Valenciennes)

vendredi 27 janvier 2023

Comment ont-ils fait pour raser les murs ?

Ou : Le démantèlement de Valenciennes, chapitre 2 – Les travaux

  

Nous sommes en 1890. Le démantèlement des fortifications de Valenciennes va démarrer sa phase concrète, avec l’entrée en scène de Georges Veilhan, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de la ville. 

Georges Théodore Bernard Veilhan est né le 22 février 1860 à Paris. Il est le fils d’un colonel du Génie qui décède en 1868, et le laisse orphelin très jeune ainsi que ses frères et soeurs. Il est élève au Lycée Henri IV, puis entre à l’Ecole Polytechnique où il opte pour les Ponts-et-Chaussées en 1882. Il est nommé “ingénieur ordinaire de 3eclasse“ le 1er juillet 1885. Je n’ai pas trouvé sa photo, mais je dispose de sa description militaire[1] : « Cheveux châtains. Front ordinaire. Nez ordinaire. Yeux gris. Bouche moyenne. Menton rond. Visage ovale. Taille 166 [cm] ». Le Courrier du Nord annonce son arrivée à Valenciennes dans son édition du 10 juillet 1886 :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Il est, par statut, « ingénieur de l’Etat, apportant à la Ville son concours[2]. » En ville, on le retrouve aussi membre de la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes. Son grand chantier sera bien sûr celui du démantèlement, pour lequel il recevra, des deniers de la ville, 4.000 francs par an. Il loge au 40 rue Saint-Géry.

Il quittera ses fonctions le 15 janvier 1893, pour rejoindre à Paris la Compagnie Générale des Eaux en qualité d’Ingénieur en chef. En 1894, selon l’annuaire de Paris, il loge au 16 boulevard de la Tour-Maubourg. En 1907 il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur ; le 18 avril 1912, il entre au conseil d’administration de la Société des Eaux du Nord, à la création de laquelle il a participé. Il figure en 1913 dans l’Annuaire complet, commercial, administratif et mondain, avec « Mme née Savalle » (qui reçoit le mardi), au 215 faubourg Saint-Honoré (il s’est marié le 14 mai 1889 à Boulogne-sur-Seine avec Gabrielle Savalle). En mars 1925 il est admis comme membre permanent du Cercle de l’Union artistique à Paris. Il prend sa retraite le 1er janvier 1935 et touche une pension de 25.200 francs. Il est décédé le 27 juin 1947 à Saint-Jean-de-Luz.

 

Le 19 septembre 1890, donc, Georges Veilhan présente au conseil municipal de Valenciennes le cahier des charges des travaux du démantèlement, qu’il a divisés en quatre lots :

 

Les quatre lots (Archives municipales de Valenciennes)


Lot 1 : entre la Rhonelle et le vieil Escaut, par les portes du Quesnoy et de Mons (prévision de dépense : 800.000 francs) ; à ce lot il ajoute la construction d’un aqueduc de décharge de la Rhonelle (260.000 francs) ;

Lot 2 : entre la Rhonelle et l’Escaut navigable, par les portes de Famars et de Paris, y compris la citadelle (510.000 fr) ;

Lot 3 : lunette Dampierre et ouvrages sur la rive gauche de l’Escaut (275.000 fr) ;

Lot 4 : entre la citadelle et le vieil Escaut, par les portes Ferrand et de Lille (208.000 fr).

 

Les adjudications ont lieu dès janvier 1891, et les lots sont attribués :

 

Le 1er lot est adjugé au sieur Briffaud de Passy ; le 2e aux sieurs Convert et Rangeard de Paris ;
le 3e au sieur Murat de Lille ; le 4e au sieur Violette de Damville
(Archives municipales de Valenciennes)

J’ai constaté, parmi les documents gardés par les Archives de Valenciennes, que Georges Veilhan avait mené son enquête avant d’accorder sa confiance aux entreprises retenues. J’ai trouvé ainsi plusieurs lettres de recommandation envoyées à Monsieur l’Ingénieur de Valenciennes en réponse à ses demandes de renseignements. Par exemple, le 24 décembre 1890, l’ingénieur en chef des Voies Navigables, basé à Douai, lui écrit :

 

Extrait de courrier (Archives municipales de Valenciennes). Cet entrepreneur n'a pas été retenu.

Ces précautions n’empêcheront pas les procès, les entrepreneurs tombant sur des difficultés imprévues et s’estimant au final mal rémunérés pour la tâche. Par exemple, Madame Violette, qui a repris en juin 1891 les activités de son mari décédé inopinément, s’est jointe à l’action intentée par les autres entrepreneurs pour faire augmenter le prix du mètre cube de « déblais de terre de toutes natures » (0,40 fr) et du mètre cube de « démolition de maçonnerie de toutes natures » (2 fr).

 

(Archives municipales de Valenciennes)

Mais la ville restera sourde à ces réclamations et Madame Veuve Violette ne touchera pas un centime de plus que la somme prévue au devis.

 

Car, en quoi consistent les travaux ? En démolition, bien sûr. Mais il ne s’agit pas de démolir de simples murs de briques comme ceux que l’on trouve en ville pour séparer deux jardins. Les murs de l’enceinte sont des fortifications. Ils ont une base en grès – des grès que l’on va récupérer autant que possible pour leur trouver un autre usage ; mais on tombe parfois sur des difficultés : derrière la caserne Ronzier, les grès « étaient sous l’eau et les ouvriers trouvant le prix d’extraction insuffisant ont arrêté le travail », au fort Dampierre « la fortification, étant de construction relativement récente, est fort difficile à entamer, le ciment ne cède pas, la brique est très dure et le grès éclate plutôt que de se détacher[3]. » Sur ces grés montent les murs en maçonnerie, constitués de briques en “parement“, si je puis dire, et de caillasses (les “briquaillons“) maçonnées ou non, à l’intérieur du mur. Le travail est dur, et non sans danger :

 

L'Echo de la Frontière, 10 décembre 1892
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


 

Les rudes conditions de travail des ouvriers. Photographies de Léon Poulain.
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Ajoutons que tout ce qui est cassé doit être déblayé, afin que les terrains puissent ensuite être nivelés.

 

Dans des carnets paraphés remis aux entrepreneurs, se succèdent les plans et croquis des ouvrages à démolir.

 


Croquis : premier pont de la porte de Mons
(Archives municipales de Valenciennes)

Photo Léon Poulain : pont de la porte de Mons
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

On peine aujourd’hui à réellement saisir l’aspect titanesque du chantier. Quelques photographes (Léon Poulain, Jules Delsart) ont fait œuvre d’historiens et d’archivistes en prenant des vues impressionnantes des fortifications existantes et des démolitions en cours.

 

Léon Poulain : démolition du bastion n° 49
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Emplacement du bastion n° 49 sur le plan des fortifications d'Edouard Mariage
(document personnel)

Porte et pont de la courtine de l'ouvrage à cornes n° 50, dit de Cambrai ou de Famars
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

Le même endroit pendant la démolition
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Le même endroit sur le plan des fortifications d'Edouard Mariage
(document personnel)

A noter, au passage, que dans ce quartier du faubourg Ste-Catherine se trouve un vestige des fortifications, comme un petit morceau oublié, qui semble soutenir l’avenue Pompidou et regarde passer, non pas les trains pour Maubeuge, mais les tramways de la ligne 1.

 

Rue du Faubourg Sainte-Catherine (photo personnelle)


Coup de tonnerre le 8 décembre 1892 ! Le démantèlement perd son guide, son chef, son “agent de propulsion“ : Amédée Bultot, maire de la ville depuis 1871, décède chez lui, « succombant au mal qui le minait depuis longtemps déjà » écrit Le Courrier du Nord.


Amédée Bultot par Auguste Moreau-Deschanvres
(image extraite du site Webmuseo)

Amédée Louis Bultot était né à Valenciennes le 31 juillet 1818, fils de Jacques Bultot, pharmacien. Il fait des études de droit et devient notaire, puis président de la Chambre des notaires. Marié en juin 1854, il aura plusieurs fils : Louis Amédée en avril 1855, Jules en mars 1857, à nouveau Jules en novembre 1862 (sans doute le premier Jules est-il mort enfant), et Paul en avril 1859 – ce Paul épousera une Louise Mathieu, de la famille des mines d’Anzin, et sera administrateur des mines de Courrières et de Douchy.

L’historien Philippe Guignet décrit Amédée Bultot comme « un maire fermement républicain » dans le nouveau contexte politique de la naissance “aux forceps“ de la IIIe République. Nommé maire par intérim en 1871, il gardera ce siège jusqu’à sa mort. Il sera également membre du Conseil général du Nord dès 1873.

Amédée Bultot a laissé son nom dans l’histoire de Valenciennes non seulement parce qu’il a mené à bien le démantèlement des fortifications, mais aussi parce qu’ « il a pris l’initiative des importantes créations scolaires de Valenciennes » ainsi que le soulignent les motifs qui lui valent d’être nommé chevalier de la Légion d’Honneur en juillet 1880. De même, ajoute Le Courrier du Nord, « son concours éclairé à notre académie des Beaux-Arts lui avait valu les palmes d’officier d’académie[4]. » Sa tombe se trouve au cimetière Saint-Roch.

 

Mais la vie continue, Paul Sautteau, premier adjoint, succède à Amédée Bultot sur le siège du maire. Né en 1846, Paul Sautteau est avocat. Il décédera le 19 juin 1899 « des suites d’une broncho pneumonie » précise le site Geneanet. Il est l’archétype du notable du XIXe siècle. Son acte de décès mentionne qu’il était : Avocat, ancien batonnier, chevalier de la Légion d’honneur. Officier de l’instruction publique. Maire de la ville de Valenciennes. Conseiller d’arrondissement, ancien suppléant de justice de paix. Il avait épousé une fille de l’avocat Foucart. 

 

Paul Sautteau par Félix Desruelles.
Ce buste se trouve à l'Hôtel de ville, malheureusement en plein contrejour !
(photo personnelle)

Alors que les pioches s’activent en ville, la municipalité négocie toujours avec les Ponts et chaussées (pour une rectification de route), le Service de la navigation (pour le redressement de l’Escaut) et la Compagnie du chemin de fer (pour l’agrandissement de la gare), chacun espérant faire payer l’autre pour les travaux qui le concernent. Parallèlement, elle prépare aussi son nouveau “plan de ville“. Elle prévoit que les remparts seront remplacés par un boulevard circulaire, comptant dans un premier temps cinq tronçons (seule la partie est de la ville peut être planifiée, la partie ouest étant, donc, en négociation, occupée par l’Escaut et le chemin de fer) :

Le premier tronçon, “boulevard de Paris“, s’étend de la porte de Paris à celle de Famars, sur 636 m de long et 24 m de large.

Le deuxième, “boulevard de la Rhonelle“, entre la place de Famars et le rond-point du Quesnoy, fait 504 m de long et 26 m de large.

Le troisième est “le Mail“, de 456 m de long et 40 m de large, qui court du rond-point du Quesnoy jusqu’à l’entrée sud-ouest du nouveau terrain de manœuvres.

Le quatrième, “boulevard du Champ de Manœuvres“, entre l’extrémité sud-ouest du champ de manœuvres et la place de la porte de Mons, mesure 280 m de long et 26 m de large.

Le cinquième enfin, “boulevard Saint-Roch“, sur 268 m de long et 24 m de large, circule entre la place de la porte de Mons et le Vieil Escaut.

Tous les détails sont discutés et rediscutés pendant les conseils municipaux, depuis la largeur des trottoirs jusqu’à l’espacement des plantations d’arbres.

Au passage, on évoque la création d’un jardin public et celle d’un musée des beaux-arts, les deux équipements manquent et sont ressentis comme de première nécessité. On évoque aussi l’établissement « d’un tramway, au milieu de la chaussée, sur tout le pourtour des boulevards ». On insiste enfin, encore et encore, sur l’importance de favoriser « l’installation avantageuse d’une foule de grandes industries » : personne n’oublie que c’est aussi pour permettre le développement économique de la ville qu’il fallait abattre les remparts.

 

Cette « installation avantageuse », non seulement des industries mais également des particuliers qui voudraient se faire construire une belle villa neuve, passe par l’aménagement des terrains récupérés sur ce qui fut les fortifications. Ce travail, comme celui de la nouvelle voirie (construction des ponts, rues et boulevards), est confié à Monsieur Lefebvre, « ingénieur-directeur », successeur de Georges Veilhan. Fin 1893 il présente au conseil municipal son plan d’action : “tout roule“ sur la partie est, mais sur la partie ouest « ces études délicates seront fort longues à faire aboutir définitivement à cause de l’enchevêtrement des administrations intéressées et ne seront vraisemblablement pas terminées avant la fin de l’année 1894[5]. » Au total, le terrain récupéré par la ville sur ses fortifications avoisine les cent hectares. Et pour faire avancer les dossiers, les sénateurs Henri Wallon et Alfred Girard continuent à s’activer à Paris auprès des ministères.

 

L’enthousiasme des acheteurs pour les parcelles prêtes se manifeste dès janvier 1894. Les frères Falcot, constructeurs à Lyon, souhaitent acquérir trois hectares « le plus près possible de la gare aux marchandises, afin de pouvoir relier leurs ateliers à la voie ferrée. » Messieurs Boucheron et Cie, industriels à Lille, désirent une parcelle pour y établir une fabrique de tôles perforées et de tôles ondulées. Alfred Richez, architecte à Valenciennes, demande une parcelle aux abords de l’ancienne porte de Lille. Monsieur Guillez, marchand de porcs, désire acheter le terrain contigu à son habitation, du côté de l’ancienne place Poterne. Louis Campion, fabricant de margarine à Béthune, désire acquérir le terrain situé en face de l’abattoir. Emile et Charles Fally, marchands brasseurs à Condé, souhaitent acheter quatre parcelles de 150 mètres carrés chacune. Monsieur Theillier-Boulan, industriel rue de Mons, propose d’acheter un terrain contigu à sa propriété, de 900 mètres carrés environ. Etc., etc. Les terrains partent comme des petits pains, le prix de vente (ou plutôt d’achat) étant chaque fois âprement discuté en conseil municipal.

Petit à petit, ce sont les notaires qui négocient avec la municipalité pour leurs clients, qui restent anonymes ; puis le conseil municipal décide de mettre les terrains en adjudication, pour éviter les allers-retours de discussions avec les acheteurs. J’avoue que j’ai arrêté ma lecture des délibérations municipales à ce sujet en mars 1894…

 

Le rond-point du Quesnoy, devenu place Cardon, et le mail, devenu boulevard Watteau
(image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)


A l’évidence, Valenciennes sans ses murs s’est sentie respirer, à pleins poumons ! La fin du XIXe siècle a été une période de croissance pour la ville, malheureusement brutalement arrêtée par la Grande Guerre. Mais cette expansion, pour de plus en plus de monde aujourd’hui, s’est aussi faite au prix de la disparition de notre patrimoine, notamment les portes de la ville et la citadelle. Etait-ce évitable ?




[1] Description fournie par André Garric sur le site Geneanet.

[2] Conseil municipal du 20 mars 1889. Toutes les délibérations des conseils municipaux sont consultables en ligne, sur le site archives-en-ligne.valenciennes.fr.

[3] Conseil municipal du 14 février 1891.

[4] Le Courrier du Nord, 10 décembre 1892. Bibliothèque municipale de Valenciennes.

[5] Conseil municipal du 27 octobre 1893.