samedi 18 avril 2020

Qui sont ces "hommes du livre" qui chez nous éclairèrent le Siècle des Lumières ?

Voltaire (1694-1778), Rousseau (1712-1778), Diderot (1713-1784), d’Alembert (1717-1783) sont quelques-uns des noms qui ont fait de notre XVIIIe siècle un « siècle des Lumières ». Comme on le sait, leurs idées firent l’objet d’une censure radicale – mais parvinrent malgré tout à se diffuser. Grâce à qui ? Grâce aux livres, grâce aux éditeurs, aux imprimeurs, aux libraires.
L’historien Frédéric Barbier [1]— qui connaît bien Valenciennes pour y avoir dirigé un temps la bibliothèque municipale – a étudié, avec son équipe, la présence des « hommes du livre » dans le nord de la France et leur façon de travailler. Il montre que les professionnels du livre, sans être pléthore, étaient bien présents à Valenciennes au XVIIIe siècle, certaines familles se consacrant même à cette activité comme des dynasties. 

L’un des premiers professionnels cités, chronologiquement, est l’imprimeur Jean Boucher, « que les Jésuites firent venir de Douai, et qui obtint le droit d’habitation à Valenciennes le 17 septembre 1647, où il imprima à l’enseigne du Nom de Jésus  ». On le trouve dans le dénombrement de 1686, sur la « Grande Place », près de la rue de Cambrai (aujourd’hui rue de Famars) donc juste à côté du beffroi de l’époque (disparu en 1843).

Plan de Valenciennes de 1699, pour le dénombrement des habitants
(extrait du site michel.blas.free.fr)
Il y demeure avec sa femme, Catherine Degouvy, qui fera tourner l’imprimerie à son veuvage, dès 1691. Dans le dénombrement de 1700, ces Boucher ont disparu. Mais on trouve leur fils Théodore, qui tient une librairie « rue pour aller aux Dominicains ». Né en 1652 à Valenciennes, il a été apprenti chez son père, et reçu libraire en 1693. « Il vend seulement des livres d’écoles et pour les humanités, avec livres de dévotion [3] ». Marié et père de cinq enfants, Théodore Boucher peine à gagner sa vie. Dans son testament (octobre 1714), il demande que l’on mette en vente « tous les meubles, marchandises de librairie et effets de sa maison pour payer ses dettes ».

La question de la fortune des libraires valenciennois au XVIIIe siècle montre de grandes disparités. En ville se côtoient de riches commerçants et des traîne-misère qui tous exercent pourtant le même métier. La réussite ne naîtrait-elle que du génie du professionnel ? Ou de son réseau de relations avec la noblesse, les notables et les religieux ? La clientèle des libraires, en effet, se trouvait essentiellement dans les catégories les plus riches de la population – même si, avant la Révolution, les « petites gens » savaient lire et écrire beaucoup plus fréquemment que la « classe ouvrière » qui apparaîtra au XIXe siècle.

Des libraires, on en trouve de toutes sortes. On trouve des colporteurs, qui sont des étaleurs : ils se rendent aux marchés des villes, comme Joseph Jugand qui « étale sur la place et vend contre les grilles » ou Chrétien Ansard qui « étale différents livres sur la place de Valenciennes » au marché aux herbes, en 1735 [4]. Ces libraires sont très surveillés par la maréchaussée – ils proposent trop souvent des livres « interdits » – mais aussi par ceux qui tiennent boutique, qui voient d’un mauvais œil cette concurrence contrevenant à l’arrêt du 10 septembre 1735 stipulant « défense à toutes personnes, autres que les Libraires & Imprimeurs, de faire le Commerce de Livres, Livrets, Almanachs… etc. [5] » Parfois ces colporteurs n’étalent pas en ville, mais proposent leur marchandise dans une auberge où ils ont leurs habitudes. 
Parmi les libraires qui tiennent boutique, nombreux sont ceux qui exercent une deuxième activité pour s’en sortir : ils sont également épiciers, merciers, marchands de vin, boutonniers… Cela n’a rien d’exceptionnel. Beaucoup d’autres sont aussi relieurs, parce qu’au XVIIIe siècle les livres sont vendus « en feuilles », ou à peine brochés. Le libraire compte donc chez lui un ouvrier spécialisé dans la reliure. Les plus riches enfin, les mieux établis, sont aussi imprimeurs. Ils peuvent posséder jusqu’à quatre ou cinq presses et tout le matériel qui va avec, les caractères, les casses, les châssis, les tables, etc. Les inventaires après décès décrivent tous la même chose.

Parmi les riches imprimeurs de Valenciennes, figure la dynastie de la famille Henry [6] dont une branche officie également à Lille. Gabriel Henry (1663-1738), qui a repris l’imprimerie de Jean Boucher à son décès, est établi dès 1689 sur le Pont Néron (à l’entrée de la rue de l’Intendance), et porte le titre de « Imprimeur du Roy et de Monseigneur l’Archevêque ». En 1737, deux de ses fils poursuivent l’affaire, Gabriel (1692-1743) puis Jean-Philippe (1694-1748), notés « imprimeurs du Roy au marché aux poissons » en 1739 [7].
L’aîné de Jean-Philippe, Jean-Baptiste Gabriel (1730-1763) est à son tour reçu libraire et imprimeur du Roi en 1748. Grosse entreprise : il possède trois presses et entretient trois ouvriers ainsi qu’un relieur. A son décès, l’inventaire de ses biens montre assez son niveau de fortune (je cite Barbier) : des immeubles à Valenciennes, des bâtiments à Beuvrages, une « maison de campagne » à Saint-Saulve [8], un jardin « sur la digue », et encore plusieurs terrains aux alentours, prairies ou terres labourables. En 1782 son fils, Jean-Baptiste Adrien (1757-1826) lui succède. 
Ce Jean-Baptiste Adrien Henry se hisse encore un peu plus haut dans la société. Imprimeur du Roi au marché aux poissons, il travaille avec quatre presses. Il est franc-maçon à la loge de la Parfaite Union, et juge au Tribunal de commerce de Valenciennes pendant l’occupation de la ville par les Autrichiens (1793). Il est amateur de musique, indique Barbier, possède des tableaux attribués à Quentin de la Tour, fait décorer sa maison par des peintres valenciennois. Le musée de Valenciennes possède encore son buste, qu’il a fait modeler par le sculpteur Fickaert.

Buste en terre cuite de l'imprimeur Henry par Fickaert
(image extraite du site webmuseo.com)
Ses activités durant l’occupation autrichienne l’obligent à émigrer en septembre 1794. Or il avait un contremaître, Joseph Prignet [9], un prote qui a travaillé trente ans dans l’imprimerie Henry mais qui, dès 1760, avait demandé – sans l’obtenir – la permission de s’établir libraire à son compte. A cette époque, c’est la municipalité (le magistrat) qui décidait qui serait reçu ou non dans cette profession. Eh bien c’est le fils de Joseph Prignet, Henri, qui s’établira libraire imprimeur grâce à l’abolition des privilèges et au décret de décembre 1789 libérant la profession. Il devient imprimeur de la municipalité, du district et de la Société des Amis de la Constitution. En 1796, il rachète l’imprimerie de « l’émigré Henry », alors estimée à quelque 14.000 livres monnaie. Jean Prignet, son fils, poursuit l’activité rue de la Nouvelle-Hollande puis rue de Mons, et après lui Edmond Prignet, fils de Jean, qui disparaît en 1871. L’imprimerie Prignet est alors « la plus importante de Valenciennes [10] ».

J’ouvre une parenthèse. Parmi ses apprentis, Jean-Baptiste Adrien Henry accueillit un temps un certain Alexandre Pluchart (1776-1827). Lorsque son patron émigra, Pluchart décida de partir lui aussi, et finit par se marier et s’installer imprimeur à Brunswick. Au début des années 1800, il fut appelé à Saint-Pétersbourg pour y diriger l’imprimerie du Sénat russe. Le tsar Alexandre, francophile, souhaitait en effet faire profiter sa capitale des améliorations apportées par les Français dans l’art typographique. Alexandre Pluchart, l’apprenti valenciennois, connut ainsi gloire et fortune en Russie [11] ! Je referme la parenthèse.

Je reviens à la famille Boucher. Le 9 juin 1709 se marient à Saint-Géry à Valenciennes Bernard Boucher et Marie Henriette Deligne.

Archives départementales du Nord, Etat-civil de Valenciennes
Les témoins sont Boucher et Boucher – sans les prénoms, impossible de dire de qui il s’agit. Bernard est un fils de Théodore [12]. Il est libraire sur la Grande Place, « sous les Hallettes » puis « derrière l’église Saint-Pierre », c’est-à-dire côté hôtel de ville. Il aura plusieurs enfants, parmi lesquels deux libraires : Jean, né en 1718, appelé Boucher l’aîné ; et Bernard, né en 1720. Bernard fils travaille avec son père jusqu’au décès de celui-ci, en 1750. Dans son testament, Bernard père donne à Bernard fils « tous les ustencils de la librairie ci comme presses, étaux, planches, caractères, figures et tous autres … servant à l’usine de la librairie et même de l’imprimerie », à condition de prêter les caractères à son frère Jean ; il avait « déjà fourny [ce dernier] d’ustencils de librairie » [13].
Jean Boucher l’aîné, né en 1718, est cité comme libraire en 1761, à l’enseigne du Premier Livre des Docteurs, Grande Place. En 1765 « il exerce en qualité de fils et de famille de libraire, … plus relieur que libraire. Son commerce ne consiste qu’en livres de piété, classiques, registres, plumes et encre. » Sa réputation est très bonne. Il est incapable de vendre de « mauvais livres ». Il exerce encore en 1783, relieur, papetier, libraire rue de la Croix aux Ceps (au bout de la Grand Place).

Image de la Bibliothèque de Genève
Ces mêmes années (1780…) Boucher l’aîné distribue un « Catalogue des livres qui se donnent à lire au mois » : 400 titres sur 24 pages, répartis en trois sections thématiques, Histoire (8 p.), Mélanges, Poésies et Théâtres (5 p.), Romans (13 p.). On y trouve par exemple Buffon, Histoire naturelle, 17 vol. ; D’Alembert, Mélanges de littérature, de philosophie et d’histoire, 5 vol. ; La Bruyère, Les Caractères ; Mémoires de la Marquise de Pompadour ; Milton, Le Paradis perdu ; Rousseau ; Voltaire ; etc. [14] Barbier pense que ces  livres étaient mis à disposition de la clientèle dans un cabinet de lecture. Mais il me semble que cette « location de livres » fonctionnait plutôt sur le modèle de nos bibliothèques actuelles, et que le client emportait sa lecture chez lui, pendant un mois.
Bernard Boucher (1720-1782) est lui aussi libraire, cité en 1756 sur la Grande Place après avoir longtemps travaillé avec son père. Il se marie deux fois : en 1751 avec Angélique Delsart (dont la mère est une Pluchart), dont il aura une fille dont nous allons reparler, Félicité Boucher ; veuf, il se remarie en 1762 avec Marie Leloir, et deux fils naîtront dont l’un, André, sera libraire à Valenciennes (cité en 1783 et 1789) (Il signe « Bernard Boucher » sur l’acte de décès de son père, on s’y perd !).

Pendant ce temps, un autre libraire officie à Valenciennes depuis décembre 1747 : Jean Quesnel, qu’on appelle dans ma famille « l’oncle Quesnel », vous allez voir pourquoi. Précédemment établi à côté de Cholet (Maine-et-Loir), il a lui-même été apprenti trois ans à Arras, et surtout quatre ans à Saint-Omer, chez Jean Hugues. Ce Hugues était natif de Coutances (Manche), tout comme Quesnel, né en 1717 à Muneville-le-Bingard, à côté de Coutances. Je donne le nom du village pas seulement parce qu’il fleure bon sa Normandie ! C’est aussi une localité d’où sont partis un nombre incroyable de colporteurs de livres et de libraires forains – Barbier en cite près d’une dizaine. C’est ce qui a fait dire dans ma famille que Quesnel lui-même avait commencé par être colporteur – je réfute cette assertion, comme le prouve son apprentissage chez Jean Hugues, son « compatriote ».

(document familial)
Bref, fin 1747 le magistrat l’autorise à ouvrir boutique sur la Grande Place. Il travaille avec un garçon relieur, Jean-Baptiste Carpentier, qui restera chez lui jusqu’en 1774 (date à laquelle il deviendra à son tour libraire rue St-Géry). En 1768, rapporte Barbier [15], « sa boutique est assortie de toutes sortes de livres permis qu’il se procure en les faisant venir de Paris. Son débit est assez considérable pour la ville, les villes voisines et la campagne, et il l’augmente tous les jours par le goût qu’il sait inspirer pour les bons livres. »
Quesnel fait partie des libraires qui se plaignent de la concurrence « déloyale » des étaleurs qui s’installent sans en demander la permission. En 1765 il écrit à l’Intendant du Hainaut (en réponse à une enquête sur le nombre de professionnels officiant en ville) [16] : « Nous n’avons point en cette ville de Chambre Syndicale … Les ordonnances du Roi concernant la librairie et l’imprimerie sont ignorées en cette ville, on y admet indifféremment toutes les personnes qui se présentent pour cette profession sans formalité. » Et il signe : « Quesnel libraire et non imprimeur ».

Manuscrit de la collection Anisson-Duperron, Bibliothèque nationale
(image extraite du site gallica.fr)
Au passage on remarque que s’il écrit avec élégance, son orthographe reste assez poétique. Mais la plupart des correspondances de l’époque montrent des libraires qui écrivent comme ils parlent.

Jean Quesnel me donne l’occasion de revenir sur ces « livres interdits » dont il est constamment question au XVIIIe siècle. Les libraires du Nord disposaient de plusieurs sources d’approvisionnement : Paris bien sûr, mais aussi Rouen, Bruxelles et Neuchâtel.
Quesnel – comme Jean-Baptiste Henry et bien d’autres – traitait par exemple avec la Société typographique de Neuchâtel. Cette société (STN) « publie les ouvrages interdits en France, et contrefait ceux qui sont de bon débit. » [17] Le problème principal, indique Barbier qui a étudié la correspondance échangée entre cet éditeur et ses clients, est d’échapper à la police et aux contrôles en faisant parvenir les livres par des voies parallèles. 
Voici une lettre [18] adressée à la STN par Quesnel le 26 février 1771 (extraits) : « Je ne peux pas proffiter des offres gracieuses dont vous m’honorés. Il y a si peu de ressources dans des petites villes comme celle-cy pour pouvoir prendre nombre d’exemplaires, que je ne peux me charger qu’en petit nombre. » « Les ouvrages scabreux ont assés de débit dans ces quartiers cy, mais leur commerce est fort dangeureux, surtout en leur faisant traverser le royaume. » « La route de Lyon seroit bien la plus sûre, mais elle est bien longue, car il y a aussi loin d’icy à Lyon que d’icy chés vous. » 
La STN, pour trouver des clients, envoyait des « commerciaux », des représentants, jusque Valenciennes. Une lettre de Jean-Baptiste Henry [19] de 1779 nous indique leur façon de travailler : « J’ai eu l’honneur de voir M. Bosser de Luze à son passage en notre ville. Il m’a donné plusieurs prospectus de la troisième édition de l’Encyclopédie que vous vous proposés de faire. Je les ai distribué, et plusieurs personnes m’ont proposé d’y souscrire. Je n’ai pas voulu recevoir leurs soumissions sans avoir auparavant pris mes sûretés avec vous. » Et Henry de lister les questions de négoce (prix, délai de livraison) auxquelles il demande réponse. 
Toussaint Mallet, libraire itinérant à Valenciennes et Maubeuge (encore un natif de Muneville-le-Bingard !), est lui aussi client de la STN. Intéressé par le dictionnaire de Bayle, il écrit en 1776 : « Cy vous en avez… vous pouvés m’en envoÿer quatre exemplaires. Je vous en feret conte par mon billet au reçut de la marchandise. Vous l’adrecerés à Monsieur Giard, libraire à Valenciennes, par Bruxelle. » Pas de boutique propre, mais une adresse en ville où se faire livrer. Et quelle adresse !

Signature d'Antoine Giard en 1781
(Archives départementales du Nord, Etat-civil de Valenciennes).
Antoine Giard, mon ancêtre, est un neveu de Jean Quesnel (sa mère était Elisabeth Quesnel – d’où l’oncle Quesnel, si vous suivez bien). Sa famille vivait à Servigny, près de Muneville-le-Bingard (mais oui), où son père était laboureur. Au décès de sa mère en 1756, âgé de 14 ans, il est venu à Valenciennes rejoindre son oncle avec sa petite sœur, Marie-Françoise, 10 ans, et son petit frère, Louis, 4 ans. Jean Quesnel, marié mais n’ayant pas d’enfant, prit à sa charge les trois petits Giard.
Les deux garçons devinrent libraires comme lui. Inutile de se demander où ils ont accompli leur apprentissage ! L’Oncle Quesnel décèdera en 1788, mais il deviendra « ancien libraire » plusieurs années avant sa disparition. A son décès, on fera paraître (imprimé par J.B. Henry) un « Catalogue des livres délaissés par feu le Sr Quesnel, dont la vente se fera en la maison mortuaire, place à Lille n° 26, le lundi 7 juillet 1788 & jours suivants », 52 pages présentant 665 articles invendus et soldés (je présume), des titres d’auteurs amplement reconnus : Voltaire, Rousseau, Milton, Bossuet, Necker, Marivaux, etc. « Les catalogues se distribuent chez le sr. Giard, libraire sur la grande Place » [20].

On sait qu’après la mort de Jean Quesnel, son affaire est passée à son neveu Antoine Giard. Mais Antoine était libraire-relieur déjà depuis une vingtaine d’années. Il l’a d’abord été à Condé-sur-l’Escaut (1763-1774), où « il relie les livres, en vend au détail, et en loue pour lire. Il n’a que cette profession pour le faire subsister ».[21] En 1774, lorsqu’il se marie à St-Géry à Valenciennes, il est dit « marchand libraire sur la place, demeurant à Condé ». En 1777, il est désigné comme le seul libraire « qui tienne un assortiment de livres » à Valenciennes. En 1789, il fournit en livres le bourgeois Geoffrion, Receveur général des Fermes du Roi, pour un total de 62 livres monnaie. Dans la liste on trouve les 9 volumes du Dictionnaire d’Histoire naturelle ; les Mémoires de Mme de La Mothe (l’affaire du Collier) ; les Ennemis de la Patrie l’Ouverture des Etats généraux ; la Vie de Marie-Antoinette ; ou les Opinions du Comte de La Mark, que M. Geoffrion connaissait personnellement [22].
Antoine Giard épouse à Valenciennes en mai 1774 la fille de Bernard Boucher que nous avons rencontrée tout à l’heure, Félicité Boucher, née en 1752 à Valenciennes. Ensemble ils auront douze enfants, dont six seulement parviendront à l’âge adulte, parmi lesquels trois fils : trois futurs libraires. Antoine est décédé en septembre 1793. Je n’ai pas trouvé d’inventaire après décès ; dans la Table des Successions de Valenciennes, on indique qu’il laisse à sa veuve « des biens » !

(document familial)
Après son départ de Condé pour se marier en 1774, on trouve encore dans cette commune un « marchand de livres ». Barbier cite un document de 1776 qui dit : « Je ne pense pas qu’on puisse regarder comme libraire un marchand mercier qui loue quelques romans à MM. de la garnison et peu de livres d’histoire. » Je pense qu’il s’agit du petit frère d’Antoine, Louis (1752-1792) qui fut lui aussi libraire – et noté tel sur son acte de mariage en 1788 à Notre-Dame de la Chaussée. Mais la descendance de Louis délaissera cette profession pour entamer une nouvelle dynastie, de boulangers cette fois.

Antoine Giard-Boucher est donc l’ancêtre de tous les libraires Giard qui vont se succéder, à Valenciennes, à Lille ou ailleurs, au fil des siècles jusqu’à nos jours. Pas moins de sept générations qui auront consacré leur vie au livre.

 

Chez les Giard, les livres sont une passion - ou une maladie. Quand on ne les fabrique pas, quand on ne les vend pas, on les achète et on constitue des bibliothèques de bibliophiles (ou pas), une vraie calamité pour les épouses !


[1] Frédéric Barbier, « Lumières du Nord », Droz 2002
[2] « L’Imprimerie à Valenciennes », tiré à part d’un Almanach non daté.
[3] « Lumières du Nord » op. cit., page 231.
[4] « Lumières du Nord », op. cit., pages 189 et 336. Le marché aux herbes est aujourd’hui la place de la Poste.
[5] Code de la librairie et imprimerie de Paris, 1764.
[6] « Lumières du Nord », op. cit. pages 307 à 323.
[7] Le marché aux poissons est aujourd’hui la place du Hainaut.
[8] Beuvrages et Saint-Saulve sont deux banlieues de Valenciennes.
[9] « Lumières du Nord », op. cit. pages 424 et 425.
[10] Dictionnaire des imprimeurs-lithographes du XIXe siècle, Ecole nationale des Chartes.
[11] Son histoire est racontée par Arthur Dhinaux dans ses « Archives historiques et littéraires » de 1837.
[12] Voir « Bernard Boucher » sur le site Geneanet.
[13] « Lumières du Nord », op. cit., page 228.
[14] « Lumières du Nord », op. cit., pages 228 et 229.
[15] « Lumières du Nord », op. cit., page 427.
[16] Collection Anisson-Duperron, Bibliothèque nationale (site Gallica).
[17] Voir Valentiana n°3, juin 1989, article de Frédéric Barbier, page 85.
[18] Lettre reproduite in Valentiana n° 3, page 88. Elle se termine par un post-scriptum bien de son époque : « M. d’Amberbos vous fait de grands compliments et se porte très bien. Il a aujourd’huy jugé un criminel à mort, qui l’a fait dîner fort tard… »
[19] Valentiana n° 3, pages 86-87. Bosser de Luze est le représentant de la STN.
[20] « Lumières du Nord », op. cit., page 428.
[21] « Lumières du Nord », op. cit., page 298.
[22] Voir la Revue du Nord, tome 8, numéro 32, novembre 1922, « Les dépenses d’un bourgeois de Valenciennes à la veille de la Révolution » par Adrien Legros.

vendredi 3 avril 2020

Quels sont ces croqueteurs, ces retordeurs, ces fourbisseurs ?

Dans les offres d’emploi, de nos jours, on trouve souvent des dénominations incompréhensibles : communiquant corporate, data scientist, brand content manager, développeur Java… C’est quoi ces jobs ? Ma foi, quand on se plonge dans les métiers d’autrefois, tels qu’on les déchiffre par exemple dans les « dénombrements de population » de la fin du XVIIe siècle à Valenciennes, on constate là aussi que leur nom, bien souvent, ne nous évoque plus rien. Je me suis frottée à l’exercice [1], et j’ai dû ici et là me contenter d’hypothèses.

Ainsi les affutiers. Quelle était leur activité ? On penserait volontiers à ces artisans qui aiguisent – ou affutent – les couteaux et autres lames tranchantes. Mais le doute surgit lorsqu’on creuse la question. Voici, en patois de la vallée d’Yères (Seine Maritime), l’affûtier qui est un braconnier qui chasse à l’affût, avec cette variante : « un bel affutier, un propre à rien » [2]. Charmant. Et je doute qu’un braconnier annonce officiellement son activité au « dénombreur » de 1686. J’ai également repéré un « Manuel des étrangers à Amsterdam », rédigé en 1838, dont l’auteur visite un chantier de la marine et s’extasie : « Plus loin ce sont les ferblantiers, les fourbisseurs, les mâtiers, les affutiers, les plombiers et tant d’autres braves artisans, que vous voyez tous en activité… » [3] Il semble qu’on revienne là au travail du métal, sans autre explication.
Et les fourbisseurs, alors ? On en trouve à Valenciennes en 1686. Le « Manuel de l’armurier, du fourbisseur et de l’arquebusier » [4] explique que ces messieurs s’occupaient de « la monture, la garniture et la vente des épées, des lances, des dagues, des pertuisanes, des haches. » Au moins, c’est clair. Mais je ne vois pas de rapport avec le chantier maritime. Ni avec cette spécialité, également présente à Valenciennes : le fourbisseur de puis. En ancien français, fourbir signifie nettoyer, raccommoder, panser (et « fourbir ses armes » c’était les frotter pour les polir, donc se préparer à combattre) : on peut penser que les puits avaient besoin de temps en temps d’être nettoyés, et qu’il fallait donc appeler le fourbisseur.

S’il faut nettoyer, voici le bourier : c’est celui qui s’occupe des boures, donc qui enlève les ordures.
S’il faut panser, voici le marissal (ils sont plusieurs en ville) : c’est celui qui soigne les chevaux. Pour votre cheval, voyez le gorrelier : il fabrique les colliers des chevaux de trait.

Voici aussi les artisans du bâtiment. Le croqueteur gagne sa vie en « cassant » les blocs de grès (une pierre utilisée dans le soubassement des maisons), tandis que le tireur de blan, lui, extrait des carrières la pierre calcaire à laquelle le tailleur de blan va ensuite donner la forme voulue. Le couvreur d’écailles couvre les toits de bardeaux (des tuiles en bois), et le dabouseur peint les murs à la brosse. Le soyeur de bois n’est pas loin, lui qui scie le bois pour en faire des charpentes, peut-être ?

Parmi les artisans-commerçants, voici le gressier qui vend de l’huile, des chandelles, de la graisse ; voici le manelier, qui fabrique des paniers en osier ; le lasseur, qui fabrique des lacets et des rubans ; l’éplinguié, sans qui nous n’aurions pas d’épingles. Voici encore le salinguier (ou la salenguière), qui raffine le sel ; et le corroyeur, qui apprête les cuirs et les peaux.
Si vous avez soif vous appelez le brouteur de bière, qui vous la livre dans sa brouette. Ou alors, va pour le brandevin, une liqueur préparée à l’alambic par les branduiniers (ou brandeviniers) – mais il faut payer la taxe, et il y a du monde pour surveiller les contrevenants : le garde au brandevin, le commis au brandevin, le contrôleur au brandevin, le fermier au brandevin, n’en jetez plus. D’ailleurs, si on parle impôts il faut parler de la massarderie, qui était la perception avec son greffier, ses valets et ses nombreux massarts. Et si on parle des greffiers il faut parler du scribanier, qui était… un greffier.

D’autres professions sont moins faciles à comprendre. Jean Cans, place Saint-Jean, est citronier. Est-ce à dire qu’il vend des citrons ? Ou son métier a-t-il un rapport avec le cestron, une mesure utilisée pour les liquides et les grains ?
Rue des Tanneurs habite Françoise Bertou, qui est releveuse. Que relève-t-elle, cette dame ? Des mesures, des poids ? Ou est-elle également accoucheuse, accompagnant les mères dans leurs relevailles ?
Plus étonnant encore, voici cinq messieurs, domiciliés entre la place des Wantiers et la rue de la Saulx (Delsaux), dont la profession est notée : rosié. J’imagine qu’ils ne sont pas parfumeurs, ni qu'ils ne cultivent les roses. Je me demande si leur activité peut avoir un rapport avec le travail du roseau, un végétal sans doute abondant dans les marais entourant la ville.
(4 avril 20 : Mon frère René Giard apporte cette précision sur les rosiers : Le dictionnaire rouchi-français de Hécart (1834) nous apprend que le rosier est l'ouvrier qui fabrique les ros, peignes qui servent au tisserand à passer la chaîne d'une étoffe. Les séparations de ces peignes sont effectivement faites d'écorce de roseau.)

J’en arrive aux métiers qui ont fait la richesse de notre cité, et sont complètement oubliés aujourd’hui : ceux qui concernent le travail du lin. Pas seulement le lin, d’ailleurs, car la ville regorge de baracaniers, artisans qui tissent la laine, et compte plusieurs bourachers, qui eux travaillent les étoffes de soie. Mais le lin d’abord !
Dans tous ses quartiers, Valenciennes compte un nombre impressionnant, pour ne pas dire phénoménal, de mulquiniers. « La presque totalité de la population est occupée à ce genre de travail [en 1789] », indique encore le préfet Dieudonné en 1804 [5]. Leur spécialité est de tisser le fil de lin, et uniquement le fil de lin, pour en faire des batistes, des gazes ou des linons – chaque étoffe ayant une « épaisseur » propre. Ces étoffes s’appellent des « toilettes ». Les mulquiniers travaillent dans leur cave, éclairés par une petite fenêtre juste à hauteur de la rue (un soupirail vitré en quelque sorte). Il faut que le local ne reçoive pas le soleil et garde une certaine humidité. Ils utilisent des métiers « battants », qui ne diffèrent de ceux des autres tisserands, constate le préfet Dieudonné, « que parce qu’ils sont un peu plus petits et plus doux dans leurs mouvements, sans quoi le fil ne résisterait pas. » Il décompte en 1789, dans Valenciennes intra muros, 463 métiers battants en activité, dont 389 pour les batistes. Imaginez-vous le bruit qui devait régner en ville ?

Le mulquinier dans son métier, qu'il appelait "outil"
(image extraite de la revue Valentiana, n° 28)
Le mulquinier travaille en lien avec d’autres professionnels du lin. D’abord le retordeur, qui lui fournit son fil. A Valenciennes, l’actuelle place du Neuf-bourg s’appelait autrefois « marché aux fils », « marché aux filets », j’ai même lu sur un vieux plan « marché aux fillettes » ! Les fils sont toujours composés de plusieurs fils de lin « tordus » ensemble, ce qui les rend résistants. Lorsque la pièce de batiste est terminée, elle peut être vendue telle quelle, mais le plus souvent elle part à la blanchisserie. C’est là qu’on lui donne une belle couleur blanche, on la frotte, on la rince, on la fait sécher étendue sur l’herbe d’une prairie. En 1789, indique le préfet Dieudonné, douze blanchisseries occupaient à Valenciennes un millier de personnes.
Les pièces de batiste blanchies passent finalement dans les mains d’un dernier artisan : le plieur de toilettes. La toilette est le nom donné à la pièce tissée. Le rôle du plieur est de permettre aux batistes de voyager sans s’abîmer. Pour les faire entrer dans les ballots, il les plie et les aplatit en frappant dessus à l’aide d’un outil en bois, puis les arrose avec « une gomme dont la composition est un secret, » regrette le préfet Dieudonné. Il les passe sous la presse pour que la toilette pliée n’ait plus « qu’un doigt d’épaisseur ». Entre les plis, il place une petite houppe de soie portant le nom ou la marque du marchand. « Ainsi apprêtées, les toilettes sont rendues aux négociants ».
D’autres artisans utilisaient le beau fil de lin de Valenciennes : les dentellières. Mais ceci est une autre histoire…

Beaucoup d’autres métiers étaient exercés à Valenciennes : boulangé, chair-cuitier, boutonié, portesacq, vitrié, brasseur… toute une vie active entre les murs de la cité. Et là, aucune peine à comprendre leur utilité.


[1] J’ai utilisé la transcription du dénombrement de 1686 réalisée par l’AGFH en 2002.
[2] Glossaire de la Vallée d’Yeres, par Achille Delboulle. Réédition 1969.
[3] Manuel des Etrangers à Amsterdam, par W. J. Olivier, p 286. Edition 1838.
[4] Manuel de l’Armurier, du fourbisseur et de l’arquebusier, par M. A. Paulin-Desormeaux, p 16. Edition 1832.
[5] Statistique du département du Nord, par M. Dieudonné, Préfet. Douai, An 12 (1804).