mercredi 24 mars 2021

Qui sont ces sculpteurs qui font galante fête à Watteau ?


Inauguration du monument à Watteau, par Constant Moyaux
(image extraite de "Valentiana" n° 19)


Dimanche 12 octobre 1884, Valenciennes dégouline sous une pluie battante. Pas de chance : le ciel s’est invité à l’inauguration du monument érigé en hommage à Antoine Watteau – or rarement célébration se sera fait autant attendre, et encore plus rarement initiative aura fait couler autant d’encre !

 

Un mot sur Watteau d’abord. Antoine Watteau est né à Valenciennes, paroisse Saint-Jacques, le 10 octobre 1684. Il est le fils d’un couvreur et marchand de tuiles. Développant très tôt un goût artistique, il entre en apprentissage à dix ans, croit-on[1], chez le peintre valenciennois Gérin puis, « peu de temps après », se fait embaucher à Paris chez un fabricant de peintures pour réaliser des copies d’images pieuses. Il se lie d’amitié avec Claude Gillot, auprès de qui il prend le goût des scènes de théâtre et des fantaisies galantes qui feront sa renommée. En 1712, il devient membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Antoine Watteau n’a jamais eu une très bonne santé. Il meurt à 36 ans, « peut-être » de la tuberculose, à Nogent-sur-Marne, le 18 juillet 1721 (si la pandémie s’arrête, Valenciennes fêtera peut-être cette année le tricentenaire de sa mort).


L'Embarquement pour Cythère
Toile de 1717 réalisée par Watteau pour sa "réception" à l'Académie. Musée du Louvre
(image extraite de Wikipédia.fr)

C’est Jean-Baptiste Carpeaux qui, le premier, désira rendre hommage à Watteau en lui consacrant un monument. Dès 1860, il proposa un projet à nos édiles, pour remercier sa ville natale de l’aide qu’il avait reçue d’elle à ses débuts. Son idée est de réaliser le monument en marbre (d’abord une simple statue sur un simple piédestal) et de l’installer sur la Place d’Armes, là où se trouvait autrefois la statue de Louis XV sculptée par Jacques Saly[2]. Carpeaux ne demande aucun paiement, juste le remboursement de ses frais. La municipalité donne son accord, mais le projet est mis de côté par le sculpteur – qui y revient en 1867, imaginant cette fois la belle fontaine que nous connaissons.

Carpeaux par lui-même
(image extraite du site WahooArt.com)


« Le Monde Illustré » en donne cette description (sans illustration !), le 18 octobre 1884 :

            « Ce monument est une riche fontaine où la figure de Wateau[3] n’est que l’élément principal d’un vaste ensemble décoratif, inspiré, dans ce qu’il y a de plus charmant, par le style du dix-huitième siècle. Cette figure s’élève sur trois piédestaux successifs, dont l’un, supérieur, est orné, sur la face principale, d’une inscription dédicatoire, sur les deux autres faces, aux angles, de gaines d’où sortent des nymphes et des satyres. 

Le piédestal inférieur est plus large ; il porte sur ses faces des mascarons lançant de l’eau dans des coquilles et soutient assises, à ses angles, de spirituelles figurines.

            La base de la fontaine est entourée d’une balustrade aux formes capricieuses, décorée de quatre groupes de cygnes, empruntés aux armes de la ville de Valenciennes[4]. »

(photos personnelles)


Mais pour passer du projet à la réalisation, Valenciennes va prendre son temps. Pour ranimer la flamme, Jean-Baptiste Carpeaux envoie au Salon de 1870 le modèle de sa statue, en plâtre (elle rejoindra ensuite le musée de Valenciennes). En 1874 il se fend d’un devis détaillé pour rassurer la ville sur le montant de la dépense. Toujours pas de suite.


Watteau par Carpeaux. Musée des Beaux-Arts de Valenciennes
(photo extraite du site Valenciennesmusee.valenciennes.fr)


Et le 12 octobre 1875, Jean-Baptiste Carpeaux meurt à Courbevoie, chez le prince Stirbey[5]. Peut-on penser que Valenciennes a eu honte de ses atermoiements ? En tout cas, ce sont les artistes qui vont mener à bien le souhait de Carpeaux et nous amener jusqu’à cette inauguration de 1884.

Louis Auvray
(image extraite du site Wikipedia.fr)


Louis Auvray, d’abord. Né à Valenciennes en 1810, ce sculpteur n’a pas ménagé sa peine pour trouver les fonds nécessaires. Il est déjà l’auteur d’un premier « monument à Watteau », celui qui se trouve à Nogent-sur-Marne. J’y reviendrai tout à l’heure. Pour Valenciennes, il décide de lancer une double souscription afin de réaliser, outre la fontaine Watteau, un monument d’hommage à Carpeaux destiné au cimetière. En sa qualité de président de « L’Union artistique, littéraire et scientifique valenciennoise », il nomme le 11 décembre 1875 une Commission « chargée de recueillir les souscriptions pour le tombeau de Carpeaux et le monument de Watteau. » On y trouve entre autres les noms de Bruno Chérier (peintre), Jules Crauk (docteur en médecine), Moyaux (architecte), Paul Wallon (architecte, fils d’Henri Wallon), ou encore Ernest Hiolle (statuaire).

Ernest Hiolle
(image extraite du site a-cambrai.fr)


C’est précisément Ernest Hiolle qui va réaliser le monument, suite à la disparition de Carpeaux. Né en 1834 à Paris, mais pur Valenciennois, Hiolle est un de ces sculpteurs « romantiques » typique du XIXe siècle. C’est donc lui qui a modelé, d’après les esquisses de Carpeaux, les quatre figures d’enfants qui ornent la fontaine, et qui font le ravissement des spectateurs. Je reprends le « Monde Illustré » du 18 octobre 1884 : « M. Hiolle, ancien prix de Rome, a traité les figurines d’angle – deux jeunes garçons et deux fillettes – avec une touche fine et légère ; il leur a donné un air piquant et animé, dignes de Wateau et de Carpeaux. »

 

(photo personnelle)


En juillet 1876, Louis Auvray se réjouit : « Le tombeau de Carpeaux et le monument de Watteau vont recevoir un commencement d’exécution. » Il explique que l’Etat a mis à la disposition de la ville le bronze nécessaire, que « M. Autin, l’emballeur par excellence des sculpteurs », est venu chercher la statue en plâtre de Carpeaux que Hiolle remettra à « M. Mols, fondeur recherché des artistes », le coût de la fonte étant porté par « un généreux Valenciennois ». Il s’agit d’Alcide Boca, industriel et homme d’affaires. 

Alcide Boca
(image extraite du site Geneanet.com)


Il était membre de la Chambre de Commerce, vice-président des mines de Douchy, censeur de la Banque de France, et encore membre du Bureau d’assistance judiciaire, du Conseil d’hygiène, et adjoint au maire. Ce généreux personnage, à qui sa nécrologie donne « un caractère énergique, parfois même un peu rigide », ne verra pas le monument à Watteau achevé : il est mort en 1882.

Louis Auvray, tant qu’il y est, suggère que, peut-être, d’autres Valenciennois aisés pourraient payer la fonte des quatre petits personnages créés par Hiolle ? L’idée n’a pas trouvé preneur ! On fait donc la quête, et se succèdent les concerts, les bals, les loteries, les parades organisés au profit des deux monuments.

 

L’argent est un problème, l’emplacement de la fontaine en ville en est un autre. Le « Courrier du Nord » écarte d’emblée la suggestion d’un de ses lecteurs : le square de la gare. A l’époque, en effet, un jardin se trouvait aux abords de la gare de chemin de fer. Impossible, explique le journal : le terrain appartient au génie militaire, lequel aurait le droit de faire abattre le monument dès qu’il lui conviendrait. Autre idée saugrenue : celle d’un membre du Conseil municipal qui suggère qu’on remplace le monument à Froissart par la fontaine Watteau, et qu’on déménage Froissart sur le square Carpeaux. Idée non retenue.

On sait que Carpeaux voulait que sa statue soit érigée sur la Place d’Armes, pour faire écho à la statue d’hommage à Louis XV vandalisée à la Révolution. Les arguments ne manquent pas pour cet emplacement : fidélité au souhait de Carpeaux, grandeur du site, orientation qui permettrait de voir le monument depuis toutes les rues alentour. Un problème se pose quand même, car la statue de Watteau n’est pas faite pour être vue de dos. Où la poser, sur la place ? Les discussions sont enflammées.

L’autre emplacement envisagé, est celui du square Carpeaux. C’était le nom qu’on donnait autrefois à l’actuel jardin qui borde l’église Saint-Géry (l’actuel square Carpeaux n’existait pas), jardin qui à l’époque n’existait pas. C’est précisément cette non-existence de rien qui pose problème, d’autant qu’on découvre que la ville avait promis cette place à la Compagnie des tramways pour y construire un garage (promesse, à vrai dire, facile à reprendre). S’il faut créer tout un jardin autour du monument, arguent les « anti », le montant de la facture va s’en trouver fortement augmenté. Les « pro », eux, estiment que l’installation d’un rideau de verdure pourrait avantageusement cacher l’église Saint-Géry, « cette vieille façade si triste à l’œil et si affreusement délabrée[6]. » Nouvelles flammes dans les discussions.

La municipalité finit par décider de faire élaborer une maquette  grandeur nature du monument à Watteau, et de « l’essayer » sur les emplacements envisagés. Toute la population pourra y aller de son « je suis pour », « je suis contre », sachant qu’au final – et au dernier moment – la fontaine sera installée à l’endroit où nous la connaissons aujourd’hui : square Carpeaux.

 

En 1882, la « commission Watteau » fait le choix de la pierre qui sera utilisée pour construire la fontaine. Ce sera la pierre bleue de Soignies, « la plus facile à travailler, la plus solide sous notre climat, et comme s’alliant heureusement, en outre, avec le bronze[7]. » Le Conseil municipal ne procédera que le 20 mai 1884 à l’achat des vingt et un mètres cubes nécessaires, auprès des Carrières Wincqz et Cie à Soignies (il ne faut pas oublier que c’est au début de 1884 que s’est déclarée la grande grève des mineurs d’Anzin, qui a valu la visite de Zola à Valenciennes[8] – important souci municipal s’il en est).

La commission décide aussi, sur l’avis de plusieurs artistes, de ne pas réaliser, sur les faces latérales du piédestal du monument, deux bas-reliefs en bronze prévus par Carpeaux, représentant deux tableaux de Watteau. A la place, seront gravés les titres des principales œuvres du peintre.

 

(photos personnelles)

Le 11 mars 1884, alors que de nombreux points – dont l’emplacement – sont encore en discussion, le Conseil municipal décide que l’inauguration du monument aura lieu le 12 octobre suivant, qui est le dimanche le plus proche de l’anniversaire de Watteau, né un 10 octobre. Au mois de juin, donc, le Conseil nomme une Commission chargée de préparer le programme des festivités.

L’un des temps forts de ces festivités sera l’exécution d’une cantate composée pour l’occasion, dont l’histoire mérite d’être racontée[9].

En 1868, connaissant le projet de Carpeaux, la Société d’agriculture, sciences et arts de Valenciennes, anticipant l’inauguration du monument, avait mis au concours les paroles d’une cantate à exécuter le jour de la cérémonie. Le prix revint à Edmond Delière, qui était alors rédacteur en chef du « Guetteur de Saint-Quentin ». La Société d’agriculture mit ensuite au concours la musique de cette pièce en vers, le jury accordant son prix à José Barrière, en ces temps organiste de l’église Saint-Jacques du Haut-Pas à Paris. Les années passent, et la cantate prend la poussière dans les archives de la Société. Les membres de la Commission chargée des festivités de 1884 sont allés la rechercher et, la trouvant remarquable, en décidèrent l’exécution. Mais où était passé José Barrière ? On sait à Paris qu’il avait quitté la capitale après la guerre franco-prussienne, mais sans connaître sa destination. On a fini par le retrouver à Cherbourg, d’où il est accouru, armé de sa baguette de chef d’orchestre, pour diriger son œuvre le jour J !

Le programme, dans son ensemble, s’est voulu spectaculaire et mémorable :

 

Le Courrier du Nord, 23 septembre 1884
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

Tout le monde s’active pour être prêt, on sculpte les pierres, on pose les tuyauteries, on repeint l’église Saint-Géry, et au passage on garde des souvenirs :

 

Le Courrier du Nord, 23 septembre 1884
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Enfin on envoie les invitations, notamment aux ministres – lesquels ne montrent guère d’empressement à se rendre à Valenciennes à cette date, veille de la rentrée des Chambres. Seul David Raynal, ministre des travaux publics, inaugurant le même jour le chemin de fer de Valenciennes au Cateau, promet sa présence.

Comme on l’a vu, la pluie a gâché la fête, notamment plusieurs festivités prévues en extérieur n’ont pas pu avoir lieu (comme le feu d’artifice). La journée a néanmoins été « historique », et surtout, la fontaine – malheureusement sans eau – trône toujours sur ce qui est devenu le square Saint-Géry, ou le square Watteau, ou la rue de Paris, au choix…


(photo personnelle)

Peu de Valenciennois le savent, mais Watteau dispose d’un deuxième monument en ville, près du musée, sur le parking de la Place Verte. Ce monument, que certains appellent « Le couronnement de Watteau » à cause de la couronne de lauriers brandie par la demoiselle au-dessus de la tête du grand peintre, est dû au ciseau d’Henri Lombard (1855-1929). Le sculpteur l’a réalisé en 1908 pour la place du Carrousel à Paris. Mais cette place ayant été réaménagée en 1933, c’est Valenciennes qui a hérité de la statue. (Voir sous les notes, une mise à jour du 30 août 2023)

 

(photo personnelle)

 

Paris n’est pas restée sans buste de Watteau, puisque dès 1896 le sculpteur Henri Gauquié (1858-1927) et l’architecte Henri Guillaume (1868-1929) répondaient à une commande du Sénat et installaient, dans le jardin du Luxembourg, un monument composé d’un buste en étain (le peintre) posé sur une statue en pierre représentant une jeune fille lui offrant des fleurs. L’œuvre se situe au sud du jardin, en vis-à-vis, si l’on peut dire, du Lycée Montaigne.

 

(photo Jacques Pierre, que je remercie)

 

La commande du Sénat est avérée, mais l’idée du monument était dans l’air au préalable. Au début des années 1890, un groupe emmené par le peintre Carolus-Duran avait suggéré l’érection d’un tel monument d’hommage à la commune de Nogent-sur-Marne. Mais l’argent manqua, et Carolus-Duran déclara que, dans ces conditions, c’est au Luxembourg qu’une statue serait élevée.

 

Le troisième et dernier buste est aussi le premier, celui que Louis Auvray (1810-1890) a réalisé dans les années 1850 pour la sépulture de Watteau à Nogent-sur-Marne. Il est en marbre blanc, posé sur un piédestal en pierre. Le premier tombeau de Watteau disparut pendant la Révolution. Puis le XIXe siècle « bien-pensant » interdit l’édification à l’intérieur d’une église d’une statue rendant hommage à un peintre « licencieux », et le buste partit attendre son heure au musée du Louvre ! Il fallut le soutien appuyé de la princesse Mathilde, cousine de Napoléon III, pour que le projet trouve enfin son aboutissement. Le monument s’élève désormais en plein air, sur l’emplacement de l’ancien cimetière paroissial de Nogent, devenu le parvis de l’église.


(photo extraite du site tripadvisor.fr)

Au nombre des souscripteurs on trouve la princesse Mathilde, mais aussi Carpeaux, statuaire, le baron de Maingoval, ancien député du Nord, Edmond et Jules de Goncourt, et de nombreux Valenciennois amateurs d’art. Ce monument fut inauguré le 15 octobre 1865.



[1] Ma source est Wikipédia, qui utilise beaucoup le conditionnel…

[2] Voir dans ce blog mon article « Qui est ce Jacques qui estima son nom sali ? », daté d’avril 2018.

[3] Tantôt un seul t, tantôt deux, Valenciennes préfère deux, Paris un seul.

[4] Voir dans ce blog mon article « Quels sont ces cygnes qui sifflent sur nos têtes ? » publié le 1er juin 2017.

[5] Voir dans ce blog mon article « Qui est ce prince qui charma Carpeaux ? » daté de décembre 2019.

[6] « Le Courrier du Nord », 10 avril 1884.

[7] « Le Courrier du Nord », 29 juin 1882.

[8] Voir dans ce blog mon article « Qui est ce député qui envoya Zola à Valenciennes ? » daté d’octobre 2019.

[9] Elle est justement racontée par « Le Courrier du Nord » du 30 août 1884.


Le 30 août 2023, le maire Laurent Degallaix annonce sur Facebook le déménagement de cette statue :



En réalité, elle se trouve place Cardon. Vous la voyez ?

(photo personnelle, 12 septembre 2023)




mercredi 10 mars 2021

Qui sont ces Landais qui viennent nous voir à pied ?

J’ouvre mon journal local (La Voix du Nord) daté du 14 mars 1964 à la page de Valenciennes et je lis :

Qui sont donc ces gens ?

 

Les téléspectateurs de la première heure (du temps de l’ORTF), se souviennent avec plaisir (parce que c’était rigolo) de l’émission « Intervilles » animée par les trois compères Simone Garnier (née en 1931), Guy Lux (1919-2003) et Léon Zitrone (1914-1995).


Le trio d'intervilles en 1987
(photo extraite du site Pinterest)
 

Intervilles était un jeu qui opposait deux villes, l’une du Sud, l’autre du Nord, au cours d’épreuves où il fallait sauter, plonger, ramper, courir et résoudre des énigmes… vous voyez le genre. Le « bouquet final » était une sorte de rodéo où s’affrontaient jeunes gens et jeunes vaches landaises – de nos jours les protecteurs des animaux crieraient au scandale ! – dans une sorte d’arène improvisée.

Quoi qu’il en soit, les deux premières villes à se tailler une renommée « intervilloise » furent, en 1962, Dax (dans les Landes, justement) et Saint-Amand-les-Eaux dont le maire, Maître Donnez, connut une célébrité nationale sous son diminutif de Jojo (pour Georges).


Les amuseurs aux vachettes aussi, acquirent une soudaine célébrité, au nombre desquels « Riri », de son vrai nom Louis Saget, né à Bordeaux en 1913. Son métier (lorsqu’il ne travaille pas à l’usine de foie de morue) : torero comique. Jouer avec les vachettes, c’est une vieille tradition en pays landais, tradition qui a séduit Guy Lux lorsqu’il préparait sa grande émission de télévision. Riri en a fait son métier, qu’on appelle « écarteur » dans les Landes.

 

Fin 1963, il lui vient une idée : à l’imitation de Fernandel dans le film « La Vache et le Prisonnier » (sorti en 1959), Riri décide de parcourir à pied les quelque 900 kilomètres qui séparent Dax de Saint-Amand-les-Eaux, accompagné d’une vache non pas landaise mais gentille et docile, qu’il appelle Thérèse (le prénom de sa femme !). Ce périple de Riri et Thérèse va être suivi par toute la presse française au fur et à mesure de l’avancée de l’itinéraire, et par des foules amusées et admiratives de l’exploit. A chaque étape, Thérèse se laisse caresser et Riri signe des cartes postales, qu’il met en vente pour couvrir les frais de gîte et de couvert.

Le 18 décembre 1963, Riri part donc de Dax, rejoint Bordeaux, Angoulême, Poitiers, Tours… en réalité les étapes sont très courtes, une vingtaine de kilomètres par jour. La traversée de Paris s’effectue sous le regard effaré de la maréchaussée, mais sans encombre. Et le 15 mars 1964, c’est l’arrivée triomphale à Saint-Amand, avec accueil par le maire, les flonflons de l’harmonie municipale et… une pluie diluvienne !

 

Bien sûr, Riri et Thérèse sont passés la veille par Valenciennes. Ils se sont montrés au marché, et le clown écarteur a signé ses cartes postales « chez Rémi, électricien, rue de la Poste ». Je laisse « La Voix du Nord » raconter l’étape :

Nous avons rencontré Riri hier à Valenciennes [vendredi 13 mars]. Il se trouvait au café du « Phénix », chez M. Gaston Cantegrit, un Dacquois qu’il connaît bien. Riri travaillait autrefois chez le père de M. Cantegrit, un « ganadero », c’est-à-dire un éleveur de bêtes sauvages espagnoles ou portugaises que l’on entraîne pour les combats. Ils se sont retrouvés avec la joie que l’on devine. Riri a passé la nuit dernière au « Phénix » tandis que Thérèse était confortablement installée dans une remise du Modern-Hôtel, rue de Lille, où M. Monchecourt, propriétaire de l’établissement, avait aménagé une étable pour que son « invitée » puisse se reposer dans les meilleures conditions.

 

Riri et Thérèse au café "Le Phénix" à Valenciennes
(photo La Voix du Nord, 1964)

Qu'est-il resté de l'exploit ? Juste un souvenir très sympathique. Trois mois de marche à pied pour la vache et son « écarteur », rien que pour relever le défi, pour l’amitié entre deux villes, pour le plaisir de se rendre visite.

Louis Saget dit Riri est mort à Bayonne en 1996.

lundi 8 mars 2021

Quel est cet hôpital qui ne soignera plus jamais ?

(image Royal Hotel sur le site 7sur7.be)

Ces dernières années, de pharaoniques travaux ont remis sur le devant de la scène l’Hôpital général de Valenciennes, l’un des rares bâtiments de la ville (ils sont sept [1]) classé Monument Historique. Le but de ces travaux était de transformer une bâtisse destinée aux pauvres et aux indigents en hôtel de luxe accessible aux seuls riches. C’est une pratique courante dans notre région du Nord, où les municipalités n’ont pas les moyens d’entretenir le patrimoine ancien que les guerres n’ont pas ratissé : elles confient ce soin à un investisseur privé. Soit. C’est la Financière Vauban, une société belge dirigée par Xavier Lucas, qui s’est offert le chantier, la facture se montant à 70 millions d’euros et la durée des travaux se trouvant continuellement rallongée devant des problèmes techniques surgissant sans fin… un vrai feuilleton ! Mais Monsieur Lucas a fait face, y compris lorsque son partenaire chargé de gérer l’hôtel (le groupe SLIH) a jeté l’éponge, et il a réellement rendu aux Valenciennois la fierté de posséder un tel bâtiment en ville.

Bienvenue donc désormais au « Royal Hainaut Spa & Resort Hotel », un nom qu’un anglophone lambda comprend aussi bien qu’un ch’ti. Sa nouvelle vie, qu’on lui souhaite longue, a été inaugurée au printemps 2019. Une étape de plus dans une existence municipale déjà bien chargée.

Xavier Lucas (photo personnelle).
L'architecte chargé de la rénovation était Franck Dechaumes, du cabinet Maes.

(image extraite de "Valentiana" n° 8)

 

Tout commence en 1751, lorsque Louis XV délivre des « Lettres patentes » autorisant la construction d’un hôpital de la Charité en ville, pour y accueillir les mendiants, les indigents, les infirmes, les vieux sans ressources et les enfants abandonnés. En France, c’est Louis XIV qui, en 1662, avait décidé que « toutes les villes et les gros bourgs du royaume » possèderaient un hôpital général pour y rassembler tous ceux qui vivaient sans ressources. Mais Valenciennes, alors, n’était pas française, et plus tard, il a fallu convaincre le Magistrat (la municipalité) de renoncer à sa prérogative de s’occuper de ses pauvres sans intermédiaire.


Sur le plan de 1767, à droite, l'Hôpital général a pris toute sa place entre rempart et Escaut,
dans le quartier des casernes (document personnel).

L’emplacement est choisi, dans le quartier nord, près des casernes, le long d'un bras de l’Escaut ; les quelques couvents et habitations qui s’y trouvent, sont expropriés ; le financement est décidé, les frais étant couverts par un impôt de 2 liards (un quart de sou) par pot de bière (un pot égale quatre pintes) consommée dans tous les cabarets du Hainaut français ; les architectes présentent leur projet : Pierre Contant d’Ivry [2] dessine (croit-on) le premier plan dès 1750, et contresigne en 1751 le plan définitif du valenciennois Charles-Toussaint Havez, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de la province du Hainaut. Et l’entrepreneur Jean Coquelet – 270 ans avant Xavier Lucas – s’attelle au chantier pour se cogner, lui aussi, à bien des difficultés, à commencer par la nature du sol (les terrains sont « tendres » et nécessitent des fondations en « bois de chêne en grume ») et l’approvisionnement en matériaux, pierre bleue de Bavay et pierre blanche de Bouchain.


Pierre Contant d'Ivry
(image extraite du site Wikipédia.fr)

La façade en travaux, et après travaux (photos personnelles)

 

C’est que le bâtiment est monstrueusement grand. C’est un quadrilatère de 70 mètres de profondeur et 50 mètres de façade, délimité par quatre corps de bâtiments de 20 mètres de large, avec des murs de 1,20 à 1,80 mètre d’épaisseur qui délimitent des salles reliées par des couloirs de 160 à 170 mètres de long, sous 450 voûtes ; le toit de 11.000 m2 est tout en ardoise, les deux étages comptent 360 fenêtres, et face au porche d’entrée se trouve une chapelle avec tribune à l’étage et clocher carré flanqué de quatre pots-à-feu « à la Pompadour ». 

 


Aujourd'hui l'entrée de la chapelle se trouve sous une immense verrière
(photo extraite du site de la Financière Vauban)


Sur place, l’entrepreneur travaille avec l’architecte valenciennois Gillet. Il embauche 14 maçons, 3 tailleurs de grès, 6 tailleurs de pierre blanche, 12 tailleurs de pierre bleue, 25 menuisiers, 10 couvreurs d’ardoises et de tuiles, 10 chaudronniers, 10 cordiers, 8 corroyeurs, 5 plombiers, 11 peintres et 13 vitriers !

La conception du bâtiment fait aujourd’hui encore l’admiration des architectes. La distribution intérieure est basée sur un module carré de 4,30 mètres de côté, répété ad libitum, permettant de créer des salles de tailles diverses marquées par des rangées de piliers. L’ensemble s’articule autour de trois cours : la cour centrale, aujourd’hui entrée de l’hôtel ; la cour « des cuisines » à l’est (aujourd’hui elle sert de « patio » aux bureaux de Valenciennes-Métropole) ; et tout au nord, une petite cour que borde le bâtiment réservé à l’époque aux « insensés ».

 

 

Qui soigne-t-on dans cet hôpital ? Avant la Révolution, personne. L’hôpital général – où qu’il se trouve en France – n’est pas destiné à soigner mais à rassembler en un seul lieu tous les habitants qui ne peuvent pas gagner leur vie. A l’hôpital, ils sont logés et nourris. S’ils sont « insensés », infirmes ou impotents, ils sont ainsi enfermés et empêchés d’aller mendier en ville. Si ce sont des enfants (orphelins, enfants trouvés ou abandonnés), ils sont scolarisés sur place et formés à un métier. S’ils sont adultes et valides, ils sont obligés de travailler soit en ville, soit dans des ateliers installés dans les caves. Les documents citent « 22 ouvroirs (ateliers) contenant 88 outils de la mulquinerie, l’ouvroir des cordonniers et des savetiers, deux ouvroirs à peigner et à farder la laine, quatre ouvroirs qui contiennent 80 outils à fabriquer des différentes étoffes, un ouvroir pour 80 personnes à filer la laine, l’ouvroir des tailleurs, quatre ouvroirs contenant 36 outils à fabriquer de la grosse toile » [3].

 

Après les bruyants ateliers, les caves abritent désormais un Spa et une piscine
(photos extraites du site du CSPV)
 

L’hôpital de Valenciennes peut recevoir 100 enfants des deux sexes, originaires moitié de Valenciennes, moitié du Hainaut ; 30 cellules sont réservées aux « insensés » et 12 logements aux femmes de mauvaise vie condamnées par les juges ; le quartier des hommes comprend 14 dortoirs et 2 salles pouvant contenir 452 lits pour 904 personnes ; le quartier des femmes dispose de 8 dortoirs et de 2 salles avec 440 lits pour 880 personnes. Au total, l’Hôpital de la Charité, comme on l’appelle, peut accueillir 1.784 personnes : c’est deux fois plus que les autres établissements de ce genre en France.

L’établissement est confié à 13 administrateurs : deux sont nommés « de droit », c’est le prévôt et le procureur syndic ; les onze autres sont élus, dont deux parmi les échevins. Ils sont élus pour six ans, renouvelables par moitié tous les trois ans. Tout ce petit monde est placé sous la tutelle de l’Intendant, représentant le roi. Pour s’assurer du bon fonctionnement de l’hôpital, les administrateurs se succèdent en qualité de « directeur du mois ». Le président du mois doit « maintenir pendant le dit temps l’ordre dans la maison, y veiller à la police et avoir soin que le service s’y fasse exactement. » [4]

 

L’établissement est inauguré en 1767, mais sa construction se poursuit jusqu’en 1774, date de l’achèvement de la chapelle. Cette chapelle était une œuvre d’art à elle toute seule, « seul édifice religieux de Valenciennes à nous être parvenu intact depuis le XVIIIe siècle », écrit le Comité de Sauvegarde du Patrimoine Valenciennois (CSPV). L’intérieur présente une nef voûtée en berceau et un chœur également couvert d’une voûte. La nef est séparée de ses deux bas-côtés par un mur percé d’arcades au rez-de-chaussée et d’ouvertures rectangulaires pour les tribunes où s’installaient, pour suivre la messe, les pensionnaires invalides.

 

A gauche, la chapelle telle que nous ne la connaîtrons plus (photo extraite du livre
"Valenciennes Les Canonniers", éditions Norma).
A droite, place aux nourritures terrestres ! (photo extraite du site de la Financière Vauban)

En 2005, le centre hospitalier alors propriétaire des lieux, cherchant de l’argent pour financer d’autres travaux, a eu la mauvaise idée de vouloir vendre aux enchères tout le mobilier restant dans les bâtiments, y compris les objets d’art de la chapelle. Frisson d’effroi à la municipalité, qui a immédiatement mis un coup d’arrêt à cette initiative – laquelle était du reste illégale puisque, l’Hôpital général ayant été classé Monument historique en 1945, tout ce qu’il contient est propriété de l’Etat.

 

En 1793, les Autrichiens font le siège de Valenciennes pendant 42 jours. Ils ne se contentent pas de priver la ville de tout ravitaillement, ils la bombardent aussi abondamment. La population trouve refuge dans les caves de l’Hôpital général, dont les murs portent encore les traces des boulets de canon.

 

Les "cicatrices" de 1793 sur le mur qui longe
l'ancien bras de l'Escaut
(photo personnelle)


Deuxième occupation de la ville de 1816 à 1818, par les Anglais cette fois, dont 4.000 soldats sont logés à l’Hôpital général (on envoie les pensionnaires à Lille pour faire de la place) parce que les casernes voisines ne sont pas assez vastes.

Dès 1825, Desfontaines de Preux dans son « Précis historique et statistique sur la ville de Valenciennes », écrit : « L’usage de cet immense édifice étant restreint aux seuls besoins de Valenciennes, et sa réparation étant devenue une charge onéreuse pour l’administration des pauvres, il est à craindre qu’il n’avance rapidement vers sa décadence, ce qui ferait désirer que le gouvernement se chargeât d’en faire un grand établissement civil ou militaire. Ce serait le moyen le plus certain d’en assurer la conservation. »

En 1831, toute une aile est transformée en hôpital militaire ; elle le restera jusqu’en 1894, et accueillera en 1870 les rescapés de la défaite de Sedan.

Pendant la guerre 1914-1918, Valenciennes vit sous le joug allemand. Les caves de l’Hôpital général servent de prisons pour les civils.

En mai 1940, toute la toiture du bâtiment brûle, victime du grand incendie qui a détruit une partie de la ville. La charpente étant partie en fumée, on pose alors un toit « plat ». 

 

(photo aérienne Bocquet prise en 2014)
La Financière Vauban a refait toute la toiture selon le modèle original.

 

Devenu hôpital gériatrique puis Ehpad, géré par le Centre hospitalier de Valenciennes qui l’abandonne en 2009, il trouve en 2002, en partie, une nouvelle affectation : la communauté d’agglomérations de Valenciennes-Métropole installe ses bureaux dans les ailes qui jouxtent la « cour des cuisines ». Et, à la demande de Jean-Louis Borloo, l’hôpital est rebaptisé « Hôtel du Hainaut », un nom à la consonance nettement moins médicale.

Enfin, en 2011, le Centre hospitalier arrive à se débarrasser de ce qui était pour lui un fardeau financier insupportable : le bâtiment est vendu à la Financière Vauban. Au bout de plusieurs années de travaux, l’ensemble bâti au XVIIIe siècle accueille au XXIe siècle 161 appartements destinés aux particuliers, et un hôtel 4 étoiles de 79 chambres et suites, avec restaurants, Spa, piscine et club de jazz. 


Peut-être le directeur des lieux aura-t-il l’idée d’organiser quelques « événements », dans sa cour magistrale, pour y attirer les foules ? Voici quelques exemples d’autrefois : 

En 1834, la Société des Incas [5] choisit l’Hôpital général comme point de départ de son défilé pour clore le carnaval.

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

En 1787, c’est un aérostier, Jean-Pierre Blanchard, qui fait décoller cinq ballons depuis la cour centrale de l’hôpital, « quatre de 500 pieds cubes et le cinquième de 1350 ; ce dernier est garni d’une soupape et d’un parachute capable de soutenir quatre personnes, » raconte Gabriel Hécart [6]. C’était sa 23e ascension.

 

En 1824, Blanchard fait des émules :

 

("Les Petites Affiches", 11 septembre 1824. Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Aujourd’hui, si tous les appartements sont occupés, la pandémie due au coronavirus a obligé l’hôtel à fermer ses portes. Je ne voudrais pas parler de « poisse », mais peut-être le long feuilleton de notre plus gros Monument historique n’est-il pas terminé…



[1] Sept bâtiments sont « classés » monuments historiques, les autres sont simplement « inscrits ».

[2] Pierre Contant (1698-1777) est également l’auteur de l’église Saint-Wasnon de Condé-sur-Escaut, et de la Grande Abbaye Saint-Vaast d’Arras.

[3] Cité par Olivier Ryckebusch in« La cité sociale : les hôpitaux généraux des provinces septentrionales françaises au siècle des Lumières », Université Charles de Gaulle, Lille, 2014.

[4] Cité par Olivier Ryckebusch, op. cit.

[5] Voir dans ce blog mon article « Qui sont ces emplumés qui paradaient dans les rues ? » daté de mai 2017.

[6] « Les Petites Affiches » du 14 mars 1827.