mercredi 24 mars 2021

Qui sont ces sculpteurs qui font galante fête à Watteau ?


Inauguration du monument à Watteau, par Constant Moyaux
(image extraite de "Valentiana" n° 19)


Dimanche 12 octobre 1884, Valenciennes dégouline sous une pluie battante. Pas de chance : le ciel s’est invité à l’inauguration du monument érigé en hommage à Antoine Watteau – or rarement célébration se sera fait autant attendre, et encore plus rarement initiative aura fait couler autant d’encre !

 

Un mot sur Watteau d’abord. Antoine Watteau est né à Valenciennes, paroisse Saint-Jacques, le 10 octobre 1684. Il est le fils d’un couvreur et marchand de tuiles. Développant très tôt un goût artistique, il entre en apprentissage à dix ans, croit-on[1], chez le peintre valenciennois Gérin puis, « peu de temps après », se fait embaucher à Paris chez un fabricant de peintures pour réaliser des copies d’images pieuses. Il se lie d’amitié avec Claude Gillot, auprès de qui il prend le goût des scènes de théâtre et des fantaisies galantes qui feront sa renommée. En 1712, il devient membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Antoine Watteau n’a jamais eu une très bonne santé. Il meurt à 36 ans, « peut-être » de la tuberculose, à Nogent-sur-Marne, le 18 juillet 1721 (si la pandémie s’arrête, Valenciennes fêtera peut-être cette année le tricentenaire de sa mort).


L'Embarquement pour Cythère
Toile de 1717 réalisée par Watteau pour sa "réception" à l'Académie. Musée du Louvre
(image extraite de Wikipédia.fr)

C’est Jean-Baptiste Carpeaux qui, le premier, désira rendre hommage à Watteau en lui consacrant un monument. Dès 1860, il proposa un projet à nos édiles, pour remercier sa ville natale de l’aide qu’il avait reçue d’elle à ses débuts. Son idée est de réaliser le monument en marbre (d’abord une simple statue sur un simple piédestal) et de l’installer sur la Place d’Armes, là où se trouvait autrefois la statue de Louis XV sculptée par Jacques Saly[2]. Carpeaux ne demande aucun paiement, juste le remboursement de ses frais. La municipalité donne son accord, mais le projet est mis de côté par le sculpteur – qui y revient en 1867, imaginant cette fois la belle fontaine que nous connaissons.

Carpeaux par lui-même
(image extraite du site WahooArt.com)


« Le Monde Illustré » en donne cette description (sans illustration !), le 18 octobre 1884 :

            « Ce monument est une riche fontaine où la figure de Wateau[3] n’est que l’élément principal d’un vaste ensemble décoratif, inspiré, dans ce qu’il y a de plus charmant, par le style du dix-huitième siècle. Cette figure s’élève sur trois piédestaux successifs, dont l’un, supérieur, est orné, sur la face principale, d’une inscription dédicatoire, sur les deux autres faces, aux angles, de gaines d’où sortent des nymphes et des satyres. 

Le piédestal inférieur est plus large ; il porte sur ses faces des mascarons lançant de l’eau dans des coquilles et soutient assises, à ses angles, de spirituelles figurines.

            La base de la fontaine est entourée d’une balustrade aux formes capricieuses, décorée de quatre groupes de cygnes, empruntés aux armes de la ville de Valenciennes[4]. »

(photos personnelles)


Mais pour passer du projet à la réalisation, Valenciennes va prendre son temps. Pour ranimer la flamme, Jean-Baptiste Carpeaux envoie au Salon de 1870 le modèle de sa statue, en plâtre (elle rejoindra ensuite le musée de Valenciennes). En 1874 il se fend d’un devis détaillé pour rassurer la ville sur le montant de la dépense. Toujours pas de suite.


Watteau par Carpeaux. Musée des Beaux-Arts de Valenciennes
(photo extraite du site Valenciennesmusee.valenciennes.fr)


Et le 12 octobre 1875, Jean-Baptiste Carpeaux meurt à Courbevoie, chez le prince Stirbey[5]. Peut-on penser que Valenciennes a eu honte de ses atermoiements ? En tout cas, ce sont les artistes qui vont mener à bien le souhait de Carpeaux et nous amener jusqu’à cette inauguration de 1884.

Louis Auvray
(image extraite du site Wikipedia.fr)


Louis Auvray, d’abord. Né à Valenciennes en 1810, ce sculpteur n’a pas ménagé sa peine pour trouver les fonds nécessaires. Il est déjà l’auteur d’un premier « monument à Watteau », celui qui se trouve à Nogent-sur-Marne. J’y reviendrai tout à l’heure. Pour Valenciennes, il décide de lancer une double souscription afin de réaliser, outre la fontaine Watteau, un monument d’hommage à Carpeaux destiné au cimetière. En sa qualité de président de « L’Union artistique, littéraire et scientifique valenciennoise », il nomme le 11 décembre 1875 une Commission « chargée de recueillir les souscriptions pour le tombeau de Carpeaux et le monument de Watteau. » On y trouve entre autres les noms de Bruno Chérier (peintre), Jules Crauk (docteur en médecine), Moyaux (architecte), Paul Wallon (architecte, fils d’Henri Wallon), ou encore Ernest Hiolle (statuaire).

Ernest Hiolle
(image extraite du site a-cambrai.fr)


C’est précisément Ernest Hiolle qui va réaliser le monument, suite à la disparition de Carpeaux. Né en 1834 à Paris, mais pur Valenciennois, Hiolle est un de ces sculpteurs « romantiques » typique du XIXe siècle. C’est donc lui qui a modelé, d’après les esquisses de Carpeaux, les quatre figures d’enfants qui ornent la fontaine, et qui font le ravissement des spectateurs. Je reprends le « Monde Illustré » du 18 octobre 1884 : « M. Hiolle, ancien prix de Rome, a traité les figurines d’angle – deux jeunes garçons et deux fillettes – avec une touche fine et légère ; il leur a donné un air piquant et animé, dignes de Wateau et de Carpeaux. »

 

(photo personnelle)


En juillet 1876, Louis Auvray se réjouit : « Le tombeau de Carpeaux et le monument de Watteau vont recevoir un commencement d’exécution. » Il explique que l’Etat a mis à la disposition de la ville le bronze nécessaire, que « M. Autin, l’emballeur par excellence des sculpteurs », est venu chercher la statue en plâtre de Carpeaux que Hiolle remettra à « M. Mols, fondeur recherché des artistes », le coût de la fonte étant porté par « un généreux Valenciennois ». Il s’agit d’Alcide Boca, industriel et homme d’affaires. 

Alcide Boca
(image extraite du site Geneanet.com)


Il était membre de la Chambre de Commerce, vice-président des mines de Douchy, censeur de la Banque de France, et encore membre du Bureau d’assistance judiciaire, du Conseil d’hygiène, et adjoint au maire. Ce généreux personnage, à qui sa nécrologie donne « un caractère énergique, parfois même un peu rigide », ne verra pas le monument à Watteau achevé : il est mort en 1882.

Louis Auvray, tant qu’il y est, suggère que, peut-être, d’autres Valenciennois aisés pourraient payer la fonte des quatre petits personnages créés par Hiolle ? L’idée n’a pas trouvé preneur ! On fait donc la quête, et se succèdent les concerts, les bals, les loteries, les parades organisés au profit des deux monuments.

 

L’argent est un problème, l’emplacement de la fontaine en ville en est un autre. Le « Courrier du Nord » écarte d’emblée la suggestion d’un de ses lecteurs : le square de la gare. A l’époque, en effet, un jardin se trouvait aux abords de la gare de chemin de fer. Impossible, explique le journal : le terrain appartient au génie militaire, lequel aurait le droit de faire abattre le monument dès qu’il lui conviendrait. Autre idée saugrenue : celle d’un membre du Conseil municipal qui suggère qu’on remplace le monument à Froissart par la fontaine Watteau, et qu’on déménage Froissart sur le square Carpeaux. Idée non retenue.

On sait que Carpeaux voulait que sa statue soit érigée sur la Place d’Armes, pour faire écho à la statue d’hommage à Louis XV vandalisée à la Révolution. Les arguments ne manquent pas pour cet emplacement : fidélité au souhait de Carpeaux, grandeur du site, orientation qui permettrait de voir le monument depuis toutes les rues alentour. Un problème se pose quand même, car la statue de Watteau n’est pas faite pour être vue de dos. Où la poser, sur la place ? Les discussions sont enflammées.

L’autre emplacement envisagé, est celui du square Carpeaux. C’était le nom qu’on donnait autrefois à l’actuel jardin qui borde l’église Saint-Géry (l’actuel square Carpeaux n’existait pas), jardin qui à l’époque n’existait pas. C’est précisément cette non-existence de rien qui pose problème, d’autant qu’on découvre que la ville avait promis cette place à la Compagnie des tramways pour y construire un garage (promesse, à vrai dire, facile à reprendre). S’il faut créer tout un jardin autour du monument, arguent les « anti », le montant de la facture va s’en trouver fortement augmenté. Les « pro », eux, estiment que l’installation d’un rideau de verdure pourrait avantageusement cacher l’église Saint-Géry, « cette vieille façade si triste à l’œil et si affreusement délabrée[6]. » Nouvelles flammes dans les discussions.

La municipalité finit par décider de faire élaborer une maquette  grandeur nature du monument à Watteau, et de « l’essayer » sur les emplacements envisagés. Toute la population pourra y aller de son « je suis pour », « je suis contre », sachant qu’au final – et au dernier moment – la fontaine sera installée à l’endroit où nous la connaissons aujourd’hui : square Carpeaux.

 

En 1882, la « commission Watteau » fait le choix de la pierre qui sera utilisée pour construire la fontaine. Ce sera la pierre bleue de Soignies, « la plus facile à travailler, la plus solide sous notre climat, et comme s’alliant heureusement, en outre, avec le bronze[7]. » Le Conseil municipal ne procédera que le 20 mai 1884 à l’achat des vingt et un mètres cubes nécessaires, auprès des Carrières Wincqz et Cie à Soignies (il ne faut pas oublier que c’est au début de 1884 que s’est déclarée la grande grève des mineurs d’Anzin, qui a valu la visite de Zola à Valenciennes[8] – important souci municipal s’il en est).

La commission décide aussi, sur l’avis de plusieurs artistes, de ne pas réaliser, sur les faces latérales du piédestal du monument, deux bas-reliefs en bronze prévus par Carpeaux, représentant deux tableaux de Watteau. A la place, seront gravés les titres des principales œuvres du peintre.

 

(photos personnelles)

Le 11 mars 1884, alors que de nombreux points – dont l’emplacement – sont encore en discussion, le Conseil municipal décide que l’inauguration du monument aura lieu le 12 octobre suivant, qui est le dimanche le plus proche de l’anniversaire de Watteau, né un 10 octobre. Au mois de juin, donc, le Conseil nomme une Commission chargée de préparer le programme des festivités.

L’un des temps forts de ces festivités sera l’exécution d’une cantate composée pour l’occasion, dont l’histoire mérite d’être racontée[9].

En 1868, connaissant le projet de Carpeaux, la Société d’agriculture, sciences et arts de Valenciennes, anticipant l’inauguration du monument, avait mis au concours les paroles d’une cantate à exécuter le jour de la cérémonie. Le prix revint à Edmond Delière, qui était alors rédacteur en chef du « Guetteur de Saint-Quentin ». La Société d’agriculture mit ensuite au concours la musique de cette pièce en vers, le jury accordant son prix à José Barrière, en ces temps organiste de l’église Saint-Jacques du Haut-Pas à Paris. Les années passent, et la cantate prend la poussière dans les archives de la Société. Les membres de la Commission chargée des festivités de 1884 sont allés la rechercher et, la trouvant remarquable, en décidèrent l’exécution. Mais où était passé José Barrière ? On sait à Paris qu’il avait quitté la capitale après la guerre franco-prussienne, mais sans connaître sa destination. On a fini par le retrouver à Cherbourg, d’où il est accouru, armé de sa baguette de chef d’orchestre, pour diriger son œuvre le jour J !

Le programme, dans son ensemble, s’est voulu spectaculaire et mémorable :

 

Le Courrier du Nord, 23 septembre 1884
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

Tout le monde s’active pour être prêt, on sculpte les pierres, on pose les tuyauteries, on repeint l’église Saint-Géry, et au passage on garde des souvenirs :

 

Le Courrier du Nord, 23 septembre 1884
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Enfin on envoie les invitations, notamment aux ministres – lesquels ne montrent guère d’empressement à se rendre à Valenciennes à cette date, veille de la rentrée des Chambres. Seul David Raynal, ministre des travaux publics, inaugurant le même jour le chemin de fer de Valenciennes au Cateau, promet sa présence.

Comme on l’a vu, la pluie a gâché la fête, notamment plusieurs festivités prévues en extérieur n’ont pas pu avoir lieu (comme le feu d’artifice). La journée a néanmoins été « historique », et surtout, la fontaine – malheureusement sans eau – trône toujours sur ce qui est devenu le square Saint-Géry, ou le square Watteau, ou la rue de Paris, au choix…


(photo personnelle)

Peu de Valenciennois le savent, mais Watteau dispose d’un deuxième monument en ville, près du musée, sur le parking de la Place Verte. Ce monument, que certains appellent « Le couronnement de Watteau » à cause de la couronne de lauriers brandie par la demoiselle au-dessus de la tête du grand peintre, est dû au ciseau d’Henri Lombard (1855-1929). Le sculpteur l’a réalisé en 1908 pour la place du Carrousel à Paris. Mais cette place ayant été réaménagée en 1933, c’est Valenciennes qui a hérité de la statue. (Voir sous les notes, une mise à jour du 30 août 2023)

 

(photo personnelle)

 

Paris n’est pas restée sans buste de Watteau, puisque dès 1896 le sculpteur Henri Gauquié (1858-1927) et l’architecte Henri Guillaume (1868-1929) répondaient à une commande du Sénat et installaient, dans le jardin du Luxembourg, un monument composé d’un buste en étain (le peintre) posé sur une statue en pierre représentant une jeune fille lui offrant des fleurs. L’œuvre se situe au sud du jardin, en vis-à-vis, si l’on peut dire, du Lycée Montaigne.

 

(photo Jacques Pierre, que je remercie)

 

La commande du Sénat est avérée, mais l’idée du monument était dans l’air au préalable. Au début des années 1890, un groupe emmené par le peintre Carolus-Duran avait suggéré l’érection d’un tel monument d’hommage à la commune de Nogent-sur-Marne. Mais l’argent manqua, et Carolus-Duran déclara que, dans ces conditions, c’est au Luxembourg qu’une statue serait élevée.

 

Le troisième et dernier buste est aussi le premier, celui que Louis Auvray (1810-1890) a réalisé dans les années 1850 pour la sépulture de Watteau à Nogent-sur-Marne. Il est en marbre blanc, posé sur un piédestal en pierre. Le premier tombeau de Watteau disparut pendant la Révolution. Puis le XIXe siècle « bien-pensant » interdit l’édification à l’intérieur d’une église d’une statue rendant hommage à un peintre « licencieux », et le buste partit attendre son heure au musée du Louvre ! Il fallut le soutien appuyé de la princesse Mathilde, cousine de Napoléon III, pour que le projet trouve enfin son aboutissement. Le monument s’élève désormais en plein air, sur l’emplacement de l’ancien cimetière paroissial de Nogent, devenu le parvis de l’église.


(photo extraite du site tripadvisor.fr)

Au nombre des souscripteurs on trouve la princesse Mathilde, mais aussi Carpeaux, statuaire, le baron de Maingoval, ancien député du Nord, Edmond et Jules de Goncourt, et de nombreux Valenciennois amateurs d’art. Ce monument fut inauguré le 15 octobre 1865.



[1] Ma source est Wikipédia, qui utilise beaucoup le conditionnel…

[2] Voir dans ce blog mon article « Qui est ce Jacques qui estima son nom sali ? », daté d’avril 2018.

[3] Tantôt un seul t, tantôt deux, Valenciennes préfère deux, Paris un seul.

[4] Voir dans ce blog mon article « Quels sont ces cygnes qui sifflent sur nos têtes ? » publié le 1er juin 2017.

[5] Voir dans ce blog mon article « Qui est ce prince qui charma Carpeaux ? » daté de décembre 2019.

[6] « Le Courrier du Nord », 10 avril 1884.

[7] « Le Courrier du Nord », 29 juin 1882.

[8] Voir dans ce blog mon article « Qui est ce député qui envoya Zola à Valenciennes ? » daté d’octobre 2019.

[9] Elle est justement racontée par « Le Courrier du Nord » du 30 août 1884.


Le 30 août 2023, le maire Laurent Degallaix annonce sur Facebook le déménagement de cette statue :



En réalité, elle se trouve place Cardon. Vous la voyez ?

(photo personnelle, 12 septembre 2023)




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