samedi 23 juin 2018

Quelle est cette Caisse qui remplace la Porte ?

A la fin du XIXe siècle, fut prise une décision qui provoqua à Valenciennes une émotion considérable parmi la population : la ville allait se débarrasser de ses remparts. Lorsqu’on voit aujourd’hui la levée de boucliers et le courroux que provoque l’annonce de l’abattage de quelques arbres en ville, on se fait sans doute un commencement d’idée de la virulence des réactions lorsque les Valenciennois apprirent la nouvelle.
C’est que Valenciennes, en sa qualité de ville-frontière, possédait des remparts depuis le Moyen-âge – sinon la nuit des temps. Dans la légende du Saint-Cordon, que l’on situe en l’an 1008, c’est sur les remparts de la ville que la Vierge donne rendez-vous aux habitants pour les sauver de la peste [1]. Les jolies gravures de l’époque Renaissance dessinent une ville ceinte d’un long mur percé de quelques portes. 
"Valenchiennes", gravure de Braun & Hogenberg, 1581
(image extraite du site Sanderus Antique Maps)
Et lorsque Louis XIV s’empare de la cité en 1677, il confie à Vauban la mission de la transformer en place forte en lui adjoignant une citadelle, des bastions, courtines et orillons, bref des fortifications dont la raison d’être est absolument militaire.
Perdre ses fortifications, c’est aussi perdre sa garnison. Alain Salamagne, dans son livre A la découverte des anciennes fortifications de Valenciennes (Nord Patrimoine Editions, 1999), estime « de 4.000 à 5.000 » le nombre de fantassins nécessaires à la défense de la ville dans les années 1700. En 1891, quand le Sénat vote la suppression du bataillon de Canonniers sédentaires de Valenciennes devenu inutile, Henri Wallon [2], prenant la parole à la tribune, rappelle [3] qu’en 1793 Valenciennes a sauvé la France « en retenant pendant trois mois l’ennemi devant ces murs qu’on va démolir aujourd’hui ». Et il ajoute : « en 1815, après Waterloo, les canonniers de Valenciennes ont répondu à coups de canons à la sommation des vainqueurs et ont soutenu un commencement de siège. C’est mon plus ancien souvenir personnel ».

Ces murs portaient l’histoire de Valenciennes. Pourquoi les araser ? Un architecte valenciennois, Louis Dutouquet, explique dans la presse [4] : « Si nous savons tirer tout le parti des éléments exceptionnels dont nous disposons, la situation de notre ville dans le centre houiller et métallurgique le plus considérable, avec les nombreuses industries et les capitaux qu’elle renferme, peut et doit faire espérer doubler sa population en 25 ans. » L’objectif est bien uniquement économique, il s’agit « d’assurer la prospérité d’une ville comme la nôtre ». Avant de connaître cette prospérité, la ville va s’endetter jusqu’au cou pour payer la destruction de ses remparts – Alain Salamagne cite dans son ouvrage la somme de trois millions de francs or.

Ne restent aujourd’hui de ces remparts que la moyenâgeuse Tour de la Dodenne, quelques vestiges de la citadelle… et des photos. Car tout a été rasé, même les portes. On entrait (et sortait) autrefois par des portes, qui portaient le nom des villes vers lesquelles elles étaient tournées : porte de Cambrai (ou de Famars), porte du Quesnoy (ou porte Cardon), porte de Mons, porte de Tournai (ou de Lille). Tout au sud se trouvait aussi la porte Notre-Dame, près de l’église Notre-Dame-la-Grande, et tout au nord la porte Poterne, posée au-dessus de l’Escaut. Chaque fois qu’on passait, bien sûr, on payait la taxe !
La "porte de Lille", gravure de Baugean, circa 1810
(image extraite du livre d'Alain Salamagne, op. cit.)
 La plus jolie était la porte tournaisienne (porte de Tournai, porte de Lille), construite à partir de 1360 sur les plans de Jean d’Oisy, architecte né à Valenciennes en 1310. On ne connaît d’elle que la gravure qu’en réalisa Jean-Jérôme Baugean, sans doute vers 1810. Elle y apparaît comme une véritable œuvre d’art, « un des grands chefs-d’œuvre de l’architecture militaire » s’enthousiasme Alain Salamagne. Cette porte « signait » en quelque sorte le profil de la ville : on la reconnaît parfaitement sur cette gravure tirée de l’Album de Croÿ, à gauche de la vue.
Vue panoramique de Valenciennes in Album de Croÿ, circa 1600
(image Wikipedia)
A l’heure de sa destruction, elle ne ressemble hélas déjà plus à sa gravure : victime d’un incendie en 1821, elle a perdu ses tours et toute sa partie haute, rasée jusqu’au niveau des murs qui l’entourent. En mars 1885, ce « reste » a connu une tentative de classement au titre des Monuments Historiques, très vite abandonnée sous la pression des ingénieurs du Génie. La démolition de la porte tournaisienne a été entamée en mars 1886.
La "porte de Tournai" en 1886
(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)
Valenciennes en garde aujourd’hui deux vestiges, présentés dans la cour intérieure du Conservatoire, rue Ferrand, deux pierres de voûte des salles du rez-de-chaussée. Elles sont décorées des symboles des deux territoires auxquels la ville appartenait : le lion des Flandres pour le Comté de Hainaut, l’aigle à deux têtes pour l’Empire romain germanique (sous Charles Quint).
Les clefs de voûte de la porte tournaisienne
(photos de Georges Biron,

extraites de la page Facebook de Richard Lemoine)
  














A la place des murs, de nos jours, courent les « grands boulevards » de Valenciennes. Ils ont été agencés à la manière du début du XXe siècle, avec des mails destinés aux voitures à chevaux d’un côté, aux piétons de l’autre, avec des plantations d’arbres, larges boulevards où les bourgeois se font construire de belles demeures dans un style « valenciennois » mêlant grandeur et fantaisie. 
Et là où se trouvait la porte tournaisienne – ou de Tournai ou de Lille – une Place de la République accueille désormais le célèbre lycée Henri Wallon et un bâtiment qui forcément attire l’œil : la Caisse d’allocations familiales.
Façade de la Caisse d'allocations familiales, place de la République
(photo extraite du site Peintures-fragiles.com)
Elle date des années 1970 et sa construction ressemble à un parcours du combattant. Deux architectes sont nommés : le parisien Léon Forgia, qui dessine le bâtiment et lui donne sa personnalité, et le valenciennois Philippe Miroux, qui est son relais sur place. Né en 1930, Léon Forgia est déjà l’auteur de nombreux projets, principalement en région parisienne : logements HLM, établissements scolaires, il a également réalisé le nouveau centre-ville de Sarcelles en 1965 par exemple. Plus tard, à partir de 1979, il signera les plans des bureaux du prince héritier d’Abu Dhabi, des projets d’hôpitaux au Koweit, de mosquées en Arabie Saoudite. En France, il réalisera avec sa fille, Anne Forgia, également architecte à Paris, l’extraordinaire gare de péage de Tonnay-Charente dans les années 1990.
Le péage de Tonnay-Charente
(photo extraite du site Imag-in-air.com)
 Mais chez nous, donc, il dessine « un immeuble destiné à recevoir les Services Régionaux de la Caisse d’Allocations Familiales et de l’URSSAF » selon l’intitulé de la demande de permis de construire de janvier 1974 [5]. Si elle a jamais existé, il ne reste pas de trace d’une quelconque « note d’intention » de l’architecte dans ses choix esthétiques, à part quelques dessins de sa main [6]
Vue perspective de l'entrée de la CAF de Valenciennes.
Dessin de Léon Forgia, non daté
(image Cité de l'Architecture et du patrimoine à Paris)
C’est dommage, parce que l’allure générale du bâtiment aurait mérité des commentaires de l’auteur. Cette très grande bâtisse, avec sa forme arrondie, ses murs en brique rouge foncé, revêtus de plâtre sauf au rez-de-chaussée et dans les hauteurs, ses lumineuses rangées de petites fenêtres posées côte à côte sur deux étages, et son entrée monumentale qui se veut ouverte sur la place mais qui semble vouloir vous avaler jusque dans les profondeurs de son gosier, cette grosse bâtisse, posée sur une place à l’architecture précédemment plutôt homogène, sans aucun lien avec ce qui l’entoure, garde le mystère de sa conception.

Les seuls documents qui soient parvenus jusqu’à nous sont les demandes de permis de construire — au pluriel, car l’affaire n’a pas été simple.
Le terrain sur lequel la Sécurité Sociale désire construire le nouveau bâtiment, une surface d’un peu plus de 2.000 m2, est sa propriété. Il est « particulièrement difficile » annonce d’entrée le descriptif des travaux. Il faudra « tenir compte de la nappe d’eau qui se situe à environ 2 mètres par rapport au sol naturel ». Le sous-sol devra donc être parfaitement étanchéifié, et ces travaux préliminaires vont prendre beaucoup plus de temps que prévu. Tellement, que les architectes laissent filer le délai de prorogation de leur permis de construire accordé en novembre 1974.
Ils doivent donc déposer un nouveau dossier de demande, pour lequel Léon Forgia dessine de nouveaux plans en février 1975. Un nouveau permis est accordé en juillet 1975, mais les ennuis continuent. En effet, on pourrait croire que l’Administration française ne pratique l’art des complications que pour nous autres, pauvres particuliers ; mais pas du tout ! Entre services différents, l’Administration se crée des embrouilles à elle-même, sans doute pour le plaisir de travailler dans le vide.
Ainsi, comme l’explique un courrier des présidents de la CAF et de l’URSSAF en date du 2 février 1977, la seule application des procédures légales pour obtenir toutes les autorisations et les financements nécessaires à la construction d’un tel immeuble, prend des mois et des années : permis de construire en juillet 75, déclaration d’ouverture du chantier en février 77, avec demande de prorogation du permis de construire.
Surprise : le Préfet refuse la prorogation ! Il exige le dépôt d’un troisième dossier de demande : Léon Forgia dessine des plans pour la troisième fois – et le coût estimé du projet passe de 18 millions de francs en 1974 à 21 millions en 1977… Le Préfet annonce aussi une nouvelle très désagréable : le projet va être soumis à une nouvelle taxe ! Créée par la loi Galley de 1975, elle se base sur le « plafond légal de densité » : si vous disposez d’un terrain de 2.000 met que vous projetez d’y construire une surface habitable (ou de bureaux) de 6.000 m2, vous dépassez le plafond de 4.000 m2. La taxe, sur ce projet, avoisinait le million de francs ! Voilà le tour pendable que joue l’Administration à l’Administration en 1977. Les échanges de courriers n’ont pas manqué : plaintifs de la part de la Sécurité Sociale ; sollicitatifs de la part du sénateur-maire de Valenciennes ; vindicatifs de la part du Préfet, qui exige que le dossier soit complet et les pièces conformes à la réglementation en vigueur.

Après ces démarrages difficiles, le bâtiment sort de terre et la mairie de Valenciennes délivre son certificat : « Les travaux sont entièrement terminés depuis le 15 avril 1980 et le certificat de conformité a été délivré le 14 octobre 1981. » La CAF et l’URSSAF disposent enfin de leurs 6.000 m2 de bureaux supplémentaires, ainsi que d’un parking souterrain de quelque 130 places. Sur ses plans originaux, Léon Forgia a dessiné une grande salle pour les ordinateurs, une autre pour un central téléphonique, une petite pièce pour ranger les poussettes… Toute une époque, qui a déjà disparu. Comme la porte de Tournai. Et comme Léon Forgia lui-même, décédé en 2014.


[1] Voir sur ce blog « Quel est ce cordon que porte la Sainte Vierge ? », juillet 2017.
[2] Henri Wallon, 1812-1904, sénateur inamovible, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, célèbre « père » de la IIIe République, était natif de Valenciennes.
[3] Rapporté par L’Echo de la Frontière le 7 juillet 1891, page 2.
[4] L’Echo de la Frontière le 19 juillet 1890, page 1.
[5] Dossier conservé aux Archives de Valenciennes.
[6] Les dessins du bâtiment sont conservés à la Cité de l’Architecture à Paris. Sa fille se souvient que Léon Forgia était un dessinateur passionné.