dimanche 14 février 2021

Qu'est-il advenu du royal filleul ?

Comme je le racontais en décembre dernier, Louis XV s’est rendu en visite à Valenciennes du 4 au 11 mai 1744. Précisément, ce 4 mai 1744, naît au foyer de Nicolas Lejuste, marchand orfèvre rue Saint-Géry à Valenciennes, un petit garçon qui va connaître un destin peu banal.

Les Lejuste (ou Le Juste) sont une famille très nombreuse et très ancienne de Valenciennes. Un généalogiste (G. de Wailly, sur le site Geneanet) a remonté tous les échelons de leur ascendance jusqu’aux années 1400, croisant en chemin des brasseurs, des drapiers, beaucoup d’échevins et, pour ce qui concerne Nicolas, toute une lignée d’ancêtres déjà orfèvres avant lui, le premier, Adrien Le Juste, apparaissant vers 1540.

Le petit garçon, qui donc pousse son premier cri au moment même où Louis XV pose le pied pour la première fois sur notre sol, sera gratifié d’un cadeau qui ne se refuse pas : il sera le filleul du roi.

 

Le 6 mai 1744, le baptême a lieu en présence de la marraine, la marquise de Cernais (née en 1710 à Gand, décédée en 1756 à Raismes, elle était l’épouse de François-Marie Le Danois, natif de Valenciennes, l’un des premiers actionnaires de la Compagnie des mines d’Anzin), tandis que le royal parrain se fait représenter par son Gouverneur de notre province, le Duc de Boufflers (1706-1747).

 

Etat-civil de Valenciennes, Archives départementales du Nord

Le curé de Saint-Géry est tellement ému de se trouver en telle haute et noble compagnie qu’il oublie la moitié des titres du Duc, lequel les lui fait ajouter dans les interlignes comme il l’explique dans la marge : « Les interlignes sont de moÿ pour m’avoir été dictées les qualités de Mr le duc de Boufler ». Sous les signatures des grands personnages, celle du papa, tout en volutes, ne manque pas de panache !

 


 

Le jeune Louis Lejuste est le troisième enfant de la famille, après sa sœur Bonne Marguerite, née en 1739, et son frère Bon Louis, né en 1741 (Bon et Bonne sont des prénoms courants chez les Lejuste).

Sa petite enfance commence mal, puisqu’il n’a que cinq mois lorsque sa mère, Anne Carboneau, meurt, le 21 octobre 1744, à l’âge de 30 ans. Nicolas ne s’est pas remarié, et j’ignore à qui il a confié le soin de ses trois jeunes enfants ; mais il avait deux sœurs religieuses, dont l’une, Marie-Joachim, était béguine, et vivra sous le même toit que son neveu Louis après la Révolution ; j’imagine, ça ne mange pas de pain, que des liens familiaux serrés s’étaient créés entre eux à la disparition d’Anne Carboneau…

 

C’est un homme dans la force de l’âge que l’on retrouve ensuite au fil des documents de l’époque. Il est par exemple présent à l’ouverture du testament du père de Saly, le 28 décembre 1776, en remplacement de son père absent. Le sculpteur Jacques Saly et l’orfèvre Nicolas Lejuste étaient en effet de grands amis. C’est du moins ce que le père de l’artiste affirme dans son testament [1] : « … le surplus de mesdits jettons (des « jettons à jouer » en argent) je les donne et lègue à M. Lejuste chanoine de Saint-Géry de cette ville, pour la peine que je le prie de se donner pour l’exécution de ma volonté dernière, et pour la bonne amitié qui a toujours régné entre mondit fils et mondit sieur Lejuste, et les services qu’il nous a rendus et me rend particulièrement. »

Bien sûr, comme moi vous vous interrogez : c’est qui ce chanoine ? Vérification faite, c’est bien notre Nicolas. Après son veuvage il a rejoint le « chapitre royal et collégial de Saint-Géry » en qualité de chanoine, il y restera jusqu’à sa mort en 1790. Louis est donc le fils du chanoine – sachant qu’à l’époque, on peut être chanoine et rester laïc, sans devenir obligatoirement prêtre.

Le vieux monsieur Saly (il a 92 ans), dans son testament, poursuit : « Je le prie (Nicolas Lejuste) d’accepter ma tabattière d’or enrichie du portrait de Louis quinze, et le portrait de mond. Fils, peint en busque, grand comme nature, desquels tabatière et portrait, je lui fais don et leg. » Sur Geneanet, G. de Wailly pensait que c’était Louis XV qui avait donné au jeune Louis son filleul cette « boite d’or avec son portrait ». On voit que le cadeau du parrain a dû être autre, mais on n’en a pas gardé la trace.


Monsieur Saly poursuit encore : « Je dénomme pour mon exécuteur testamentaire mondit sieur Lejuste, avec pouvoir de sasûmer qui bon lui semblera pour vacquer ainsy qu’il appartiendra aux frais de ma succession. »

Mais, en cette fin décembre 1776, Nicolas Lejuste le chanoine est absent de Valenciennes, pour une raison qui ne nous est pas donnée. Son fils Louis, qui est alors « avocat en Parlement », prend l’affaire en main et demande au Magistrat (la municipalité) la permission de remplacer son père : « il croyoit nécessaire qu’en l’absence actuelle de sondit père, quelqu’un soit autorisé à exécuter les volontés dudit sieur Saly et à remplir ses intentions les plus pressantes ; étant naturel que le fils remplace le père, le Suppliant requéroit qu’il plut à mesdits sieurs l’autoriser, aux fins susdites, jusqu’à ce que son père soit de retour [2], » tout cela enrobé de toutes les formules juridiques qu’on puisse imaginer. Bien sûr, la permission est accordée.

 

Pour suivre l’ascension sociale de Louis Lejuste, je dois ici ouvrir une grande parenthèse sur l’organisation de la ville de Valenciennes dans l’Ancien Régime. C’est une organisation en mille-feuilles, avec au sommet la Prévôté-le-Comte : une justice royale composée d’un Prévôt-le-Comte, d’un Lieutenant général, de quatre Conseillers et d’un Procureur du Roi ; juste en-dessous se trouve le Magistrat avec son Prévôt, son Lieutenant et douze Échevins, nommés tous les ans par le Gouverneur de la ville et par l’Intendant de la province ; ce Magistrat nomme à son tour, tous les ans, les membres du Magistrat de la Halle basse : un Prévôt, un Mayeur, treize Échevins, et vingt hommes qui décident de tout ce qui regarde la draperie (car, avant d’être minière, Valenciennes était drapière). A côté de ces trois échelons, pour ce qui ne concerne pas la justice, on trouve le Conseil particulier composé du Magistrat et de vingt-cinq bourgeois ; et le grand Conseil, composé de deux cents personnes, convoqué par le Magistrat de la ville pour des cas exceptionnels [3]. Fin de la parenthèse.

 

Ainsi dans l’Almanach de Valenciennes de 1786, nous trouvons notre Louis Lejuste, « avocat au Parlement », nommé échevin membre du « Magistrat créé le 17 novembre 1784 et installé le lendemain par M. de Meilhan, Intendant de la Province », avec M. de Pujol comme Prévôt. Louis est également nommé « commissaire aux affaires du mois de septembre ». Le même Magistrat officie toujours en 1787 (il n’est donc pas nommé tous les ans ?), et Louis est toujours aux affaires du mois de septembre. Il figure encore dans le Calendrier de la Ville de Valenciennes de 1790, échevin dans le « Magistrat nommé par le Roi sur la présentation faite à Sa Majesté par le grand Conseil représentant la Commune de Valenciennes et installé le 27 novembre 1789 », le Prévôt étant M. Lehardy ; cette fois Louis est « commissaire au parc au charbon ». Au Grand Conseil, justement, il est remplacé par « Delafontaine, dit Wicart, apothicaire, élu pour remplacer M. Lejuste, échevin » [4].

 

Des documents variés permettent de croiser Louis Lejuste dans l’exercice de ses fonctions, mais aussi de comprendre qu’il prend du galon. 

Premier exemple, le 21 juin 1790 il demande qu’on statue sur le prix des viandes et sur le montant de leurs taxes, tant pour ce qui concerne les « forts bouchers » (bœuf, veau, mouton et porc) que les « petits bouchers » (vache, veau, brebis et porc) [5] ; sa requête est signée « Me Louis Lejuste, avocat au parlement, juré échevin et lieutenant-prévôt-le-comte établi par la loi », il a donc grimpé presque tout en haut du mille-feuilles.

De même, le 19 avril 1794 il demande que soit affichée partout en ville l’ordonnance « de Messieurs du Magistrat de la ville de Valenciennes, portant rétablissement des octrois » [6] (ils avaient été supprimés l’été 1789, postes vandalisés et registres détruits à Valenciennes), et à nouveau la requête est signée de « Me Louis Lejuste, avocat en Parlement, juré-échevin, Lieutenant-Prévôt-le-Comte établi par la loi ».

Le 31 décembre 1793, on trouve sa signature sur un registre d’état-civil de l’église Notre-Dame-la-Grande, qu’il paraphe a posteriori en sa qualité de « avocat de parlement, juré et échevin de la ville de Valenciennes » :

 

Etat-civil de Valenciennes, Archives départementales du Nord

Faisons une pause ici encore, pour exposer la situation. Le 30 juillet 1793, les Autrichiens prennent Valenciennes après un siège interminable. Ils vont y rester un an (jusqu’au 27 août 1794), la ville étant administrée par ce qu’on appelle la Jointe. Celle-ci nomme un « Magistrat obligé », dont Louis Lejuste fait partie à l’évidence puisqu’il signe plusieurs documents. Ces édiles vont être traqués par les Révolutionnaires après le départ des Autrichiens, dépouillés de tous leurs biens et massivement jetés en prison. La plupart vont bien entendu s’enfuir et trouver refuge hors des frontières, aux Pays-Bas, en Allemagne… Ils seront inscrits sur des listes « d’émigrés », autrement dit de « traitres à la République », et gare à eux si on les attrape, c’est la guillotine assurée.

Par ailleurs, à partir de mars 1793 le pays de Hainaut est considéré comme territoire français, et prend le nom de Département de Jemmappes. Réoccupé par les Autrichiens le 2 avril 1793, il est reconquis le 26 juin 1794 par les Français. Et ce n’est pas sans conséquence sur la vie des frontaliers de l’époque.

 

En 1791, Louis Lejuste habite Valenciennes. Il vit dans la maison familiale, 15 rue de l’Ormerie (rue St-Géry) où vivait déjà son arrière-grand-père en 1686 ; il en est propriétaire ; avec lui vivent sa sœur Bonne Marguerite, une servante, et une vieille dame de 81 ans que le recenseur note « nourrie par Le Juste ».

Le 17 juin 1794, il obtient un passeport pour quitter Valenciennes. Avec sa sœur, il trouve à se loger à Grand-Quévy, « département de Jemmappes », un territoire que les Français viennent de reprendre aux Autrichiens. Il y reste jusqu’au 23 août 1797, date à laquelle il s’installe à Obourg (ma carte est contemporaine, oubliez bien sûr les autoroutes !).


Google Maps

C’est à Obourg qu’il est arrêté, le 23 novembre 1798, en tant que prévenu d’émigration. Il est interrogé à Mons puis emprisonné à Douai. Sa sœur va alors remuer ciel et terre pour le faire libérer.

De l’amas de correspondances échangées au long la procédure qui dura plusieurs années [7], il ressort que Louis Lejuste souffrait « d’asthme convulsif », pour lequel il s’est fait soigner dès le début 1797. Il ressort aussi qu’il avait « l’esprit aliéné », qu’il était dans un état de « fatuité » (c’est-à-dire d’imbécillité) allant jusqu’à la démence. On apprend également qu’il a été inscrit une première fois sur la liste des émigrés dès 1793, mais avec une adresse de domicile erronée, qu’il en a donc été radié, mais réinscrit après son arrestation ! 

Sa sœur fait valoir que jamais ni elle ni son frère n’ont émigré puisqu’ils sont toujours restés sur le territoire français ; que son frère ne peut rester emprisonné vu l’état de démence dans lequel il se trouve, mais qu’elle souhaite le garder sous sa responsabilité ; qu’enfin, n’ayant jamais émigré, ils sont en droit de recouvrer tous les biens qu’on leur a confisqués.

De citoyen en citoyen et de salut en fraternité, l’ultime décision arrive enfin : « … déclarons que l’inscription du nom de Louis Lejuste ex-échevin de Valenciennes est nulle et non avenue, arrêtons en conséquence qu’il sera mis en liberté et rendu à sa famille… ». Le cauchemar prend fin en mars 1800.

 

Le recensement de l’an 13 (1804-05) montre que les Lejuste, frère et sœur, vivent rue de la Viewarde, avec une servante et la tante Marie-Joachim Lejuste, 82 ans, ex-béguine indique le recenseur qui n’a pas bien compris son prénom : Juacine.

C’est dans cette maison que Louis va rendre son dernier soupir, le 22 janvier 1805, âgé de 60 ans. Il n’est rien, sur son acte de décès, ni ex-avocat, ni ex-échevin, ni ex-lieutenant-prévôt-le-comte. Ni bien sûr royal filleul. Il n’est plus rien.



[1] Testament reproduit dans le livre d’Henri Jouin sur Jacques Saly, paru en 1896.

[2] Henri Jouin, op. cit.

[3] Article « Valenciennes » in Le grand vocabulaire français (1773).

[4] En cela je comprends mal une remarque de Philippe Guignet, dans l’Histoire de Valenciennes éditée par Henri Platelle ; il écrit page 165 : « … une liste de personnalités fut établie et présentée au roi qui fit choix d’un nouveau Magistrat, le dernier que la ville ait connu. Il n’est pas dépourvu de signification que parmi les quatre familles nouvelles qui y apparaissent en novembre 1789 … le quatrième nouveau venu, un avocat au Parlement, est le fils d’un marchand orfèvre. » Lejuste n’est nullement un nouveau venu.

[5] Cité par Le Courrier du Nord du 30 juillet 1862.

[6] Le Courrier de Belgique, 17 avril 1794.

[7] Le dossier complet se trouve aux Archives départementales du Nord, cotes L1199 et M131.