mercredi 18 mai 2022

Quel est ce conte qu'on raconte sur le compte de notre comte ?

Il était une fois un comte de Flandre et de Hainaut qui s’appelait Baudouin. En Flandre il succédait à sa mère et s’appelait Baudouin IX ; dans le Hainaut, il succédait à son père et s’appelait Baudouin VI. Il était marié à Marie de Champagne, une petite-fille du roi de France Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine.

Baudouin IX et VI, devenu Empereur de Constantinople
(image extraite du site Geneanet)

Notre comte décide, en 1199, sous la houlette de Thibaut de Champagne, de participer à la Quatrième Croisade pour libérer la Terre sainte de la domination musulmane. Les détails de cette croisade, censée faire mieux que la précédente, sont assez lamentables (à mon avis). Ainsi, nos croisés ont tout d’abord voulu négocier avec Gênes, Venise, et d’autres villes-Etats portuaires, un contrat qui assure le transport de leur armée jusqu’en Egypte. C’est Venise qui signe, d’accord pour transporter 30.000 croisés sur autant de navires que nécessaire. Mais quand les croisés – et Baudouin – arrivent à Venise, en 1202, ils ne sont que 10.000 et le doge exige d’être payé en totalité sur le champ. Ils ne peuvent verser que les deux tiers du montant convenu, ce qui les met à la merci des Vénitiens. Ceux-ci acceptent de reporter la dette, à condition que les croisés les aident à reprendre le port de Zara en Dalmatie. Les habitants de Zara étaient tous de bons catholiques, mais la quatrième croisade commença bel et bien par la prise et la mise à sac de cette ville chrétienne.


(Carte extraite du blog jeanmarieborghino.fr)

Puis le fils de l’empereur byzantin, Alexis, offre aux croisés de payer leur dette aux Vénitiens, s’ils viennent l’aider à récupérer le trône de Constantinople dont son père avait été dépossédé. C’est d’accord, en route pour Constantinople. Nous sommes en 1203, la Terre sainte est encore loin. L’empereur byzantin est libéré, mais les coffres sont vides, impossible de payer la dette des croisés aux Vénitiens. Alexis veut renégocier son “contrat“ avec eux, mais il est assassiné par ses compatriotes. De rage, les Vénitiens et les croisés mettent Constantinople à sac, en avril 1204, puis décident de se partager l’Empire (Empire romain d’Orient) ; c’est ainsi que notre Baudouin, parti chasser le musulman hors de la Terre sainte, se retrouve Empereur de Constantinople sous le nom de Baudouin Ier, couronné le 16 mai 1204. Bien entendu, les Byzantins n’applaudissent pas à cette nomination. La ville d’Andrinople se révolte, se soulève, Baudouin tente de la mater mais il est fait prisonnier. Et c’est dans les geôles ennemies qu’il trouve la mort en 1205.


La conquête de Constantinople par les croisés en 1204
(image extraite de Wikipedia)

Pendant cette lamentable succession d’épisodes peu glorieux (à mon avis), Marie de Champagne, l’épouse de Baudouin, qui a mis au monde deux petites filles : Jeanne, en 1199 ou 1200, et Marguerite, en 1202 – soit juste au moment du départ de son père – préfère ne rejoindre son époux que plus tard, en 1203. Car elle aussi, veut prendre part à la croisade ! Elle embarque à Marseille et arrive à Acre (Saint-Jean-d’Acre) en Terre sainte. Là, bien sûr, elle apprend que la croisade de son mari s’est détournée sur Constantinople. Elle décide de l’y rejoindre, mais meurt avant d'y parvenir, le 9 août 1204.

 

Marie de Champagne
(image extraite de Wikipedia)

Les deux petites filles, désormais orphelines (à 5 et 3 ans), furent élevées à la cour du roi de France, Philippe Auguste, oncle de leur mère. L’aînée, Jeanne, fut mariée en 1212 au prince Ferrand de Portugal, qui fut fait prisonnier à la bataille de Bouvines (1214) et “exilé“ à Paris où il demeura en captivité jusqu’en 1227. 

 

Jeanne est donc seule à la tête de ses comtés de Flandre et de Hainaut, et gouverne dans une ambiance de chausse-trappes, d’alliances secrètes, de coups fourrés. C’est dans ce contexte qu’on lui présente, en 1225, un curieux personnage : son propre père ! Le coup de tonnerre vaut son pesant de stupéfaction ! Le comte n’est donc pas mort en “croisade“ ?

 

La comtesse Jeanne de Flandre et de Hainaut
(image extraite du site pop.culture.gouv.fr)

Voici l’histoire qu’on lui rapporte : il était une fois un comte, etc., etc. – c’est l’histoire que je viens de raconter. Sauf qu’à la fin, le héros ne meurt pas. Il réussit même à échapper à ses geôliers en compagnie de quelques amis, grâce à la complicité d’une jeune fille noble à qui il promet baptême et mariage chrétien. Mais sur la route du retour vers ses terres du Hainaut, il fait assassiner la donzelle sans du tout la faire baptiser. Péché mortel ! Le pauvre Baudouin, pris de remords, décide de vivre en ermite, dans un total dénuement, au milieu des bois (l’histoire précise : les bois de Glançon, entre Mortagne et Saint-Amand). C’est là que certains de ses anciens vassaux – de puissants nobles locaux – le reconnaissent : certes, il est amaigri (la faute au jeûne), il est plus petit et il boite (la faute aux mauvais traitements reçus en prison), mais quelle dignité dans la posture ! Aucun doute, c’est lui !

La rumeur a vite grandi, d’ailleurs, parmi le bon peuple : le comte Baudouin n’est pas mort, il vit en saint homme dans les bois ! Et les habitants de Binche de boire l’eau de son bain comme une eau sainte ! Et les moines de l’abbaye Saint-Jean de Valenciennes de faire raser ses moustaches pour les conserver en qualité de reliques ! Baudouin est vivant ! On le pare de vêtements et d’ornements dignes de son rang et, le dimanche des Rameaux 1225, il entre solennellement dans Valenciennes, précédé de la croix, bannière impériale déployée…

Mais si c’est lui, poursuivent les partisans du comte, il faut qu’il remonte sur son “trône“, il faut que Jeanne cède la place à son père. Baudouin de retour, c’est la fin des accointances avec le roi de France dont l’influence se fait trop sentir pour ces nobles nostalgiques de leur indépendance. Baudouin de retour, c’est la reprise des hostilités avec le pouvoir français. Et pour le peuple, Baudouin de retour, c’est la réapparition d’un souverain qui, comme le Messie, va sûrement abolir la misère et la famine.

 

Le roi de France Louis VIII
(image extraite du blog alex-bernardini.fr)

Pour la comtesse Jeanne, l’affaire devient sérieuse. Elle n’a pas connu son père, elle ne peut pas “reconnaître“ celui qu’on lui présente comme tel. C’est le roi de France, Louis VIII, qui va prendre les choses en main. Il décide de convoquer le personnage à Péronne, le 30 mai 1225, pour l’interroger : qui l’a fait chevalier ? où a-t-il épousé sa femme ? L’autre prétend qu’il est fatigué, qu’il ne répondra qu’après une nuit de repos. Et au petit matin… pffuit, l’homme a filé ! Parti, enfui, l’imposteur a préféré prendre la poudre d’escampette.

On dit que Louis VIII a bien ri de cette histoire ; Jeanne, pas du tout. Le fugitif est rattrapé, et sa punition est implacable : à Lille, il est conduit au pilori, attaché par les mains et le cou ; on dépose à côté de lui un masque noir et cornu, le masque du diable ; deux chiens sont pendus à ses côtés ; on le promène dans les rues de Lille comme un ours, et on l’étrangle avant de le pendre au gibet de Loos. Nous sommes fin septembre 1225.

Alors, qui était cet énergumène ? On connaît son identité : il s’appelait Bertrand de Reims, fils de Pierre Cordiele. C’était un ménestrel et jongleur apprécié de ses mentors, qui s’est laissé tenter par la perspective de régner sur les riches provinces de Flandre et de Hainaut grâce à la félonie de quelques nobles. 

Curieusement, son exécution publique valut à la comtesse Jeanne une réputation de méchanceté, le bon peuple persistant à croire que c’était son père qu’elle avait tué. Lorsqu’elle fonda à Lille l’Hôpital Notre-Dame, aujourd’hui Hospice Comtesse, tout le monde pensa qu’elle voulait ainsi réparer sa faute par la création d’un établissement charitable.

 

L'Hospice Comtesse à Lille
(image extraite du site festivalhelloculture.com)

Il était une fois une histoire tellement rocambolesque, que chacun se sent autorisé à y ajouter les épisodes qui lui plaisent !

 


Mes sources :

Pour résumer la Quatrième Croisade j’ai consulté Wikipedia et le blog jeanmarieborghino.fr

Sur le faux Baudouin, je recommande l’article de Elisabeth Pinto-Mathieu, « Baudouin de Flandre, variations autour d’une imposture » (site books.openedition.org) ; plus imaginatif, l’article « L’énigme du faux comte Baudouin » sur le blog curieuseshistoires-Belgique.be ; l’imposteur apparaît aussi dans l’article de Wikipedia consacré à Baudouin VI de Hainaut.