mardi 12 novembre 2019

Qui sont ces frères qui avaient les livres dans la peau ?

Dans le quartier ancien de la place de la Barre, à Valenciennes, derrière la rue de Famars, des panneaux indiquent depuis quelque temps la mise en œuvre de la « requalification de l’îlot Onésyme Leroy ». Par îlot entendez pâté de maisons ; par requalification, opération de réhabilitation, reconstruction, abattage ou nettoyage de bâtiments abandonnés depuis trop longtemps. Cette requalification est financée par nos impôts via diverses institutions spécialisées dans le logement, et entreprise sous la houlette des HLM de Valenciennes qui se sont adjoint les services d’un cabinet d’architectes, « Tandem + ». Ce cabinet montre, sur son site internet, différentes vues de son projet, où l’îlot Onésyme Leroy sort transfiguré de sa chirurgie esthétique (cliquez ici).

(photo personnelle)
Et puisque la ville tire ce pâté de maisons hors de son oubli et de sa déchéance, je souhaite également remettre à la lumière celui qui lui a prêté son nom : Onésyme Leroy (ou Onésime, car on trouve son prénom écrit des deux façons).

(photo personnelle)
Il est né à Valenciennes le 30 juillet 1788, dans la maison de ses parents, Jéronime et Casimir Leroy, lequel était brasseur rue du Grand Bruille. La famille venait d’une lignée de paysans dont la ferme se situait à Wargnies-le-Grand. Le jeune Onésyme commence ses études au collège de Valenciennes, et les poursuit à Paris, au collège Sainte-Barbe puis au Lycée Napoléon – c’est-à-dire au Lycée Henri IV. Son père aurait voulu qu’il devienne avocat, mais Onésyme se sent une autre vocation : il écrit des pièces de théâtre. Ses œuvres se succèdent : six pièces en une dizaine d’années [1], en vers ou en prose, toutes montées et représentées avec succès sur des scènes parisiennes. Une septième, Caton le Censeur, ne fut jamais terminée.

Onésyme Leroy par Henri Coroenne
(photo extraite du site webmuseo.com)
Les intrigues sont celles des comédies légères, où les pères ont des vues opposées à celles de leurs filles en âge de prendre mari. Ces pièces sont cependant le support à d’amusantes critiques de la société de l’époque – et même, en vérité, de la société d’aujourd’hui tant les personnages sont typés. L’esprit de Labiche n’est pas loin, les claquements de portes de Feydeau non plus.
Pourtant peu virulentes, deux des pièces d’Onésyme Leroy ont vu leurs représentations arrêtées sur ordre de la police : L’Esprit de parti, dans laquelle un des personnages retourne sa veste politique selon les opportunités, « a été retiré par ordre à cause des querelles que les opinions représentées soulevaient au parterre où l’on en vint même aux voies de fait. » [2] Et Les Deux Candidats, malgré un succès « prodigieux », furent censurés en France après 26 représentations à cause d’une curieuse histoire de perruque… mais continuèrent leur carrière en Belgique.
La Femme juge et partie est une réécriture d’une pièce du même nom, écrite en 1669 par Montfleury, qui connut – en plein règne de Molière – « un succès extraordinaire » [3]. La mouture d’Onésyme Leroy fut jouée au Théâtre-Français (la Comédie Française) notamment par la célèbre comédienne Mademoiselle Mars. 

La comédienne Mademoiselle Mars par Jean-François Strasbeaux
(photo extraite du site report-tableaux.com)
Pourtant notre auteur n’en était pas satisfait. Cité par Joseph-Marie Quérard dans « La France littéraire » [4], il déclare : « Le Théâtre-Français sera digne de servir de modèle à tous les autres, quand il aura répudié ses productions efféminées ou licencieuses (la Femme juge et partie, par exemple, qui, malgré mes corrections, n’en est guère plus sage, et s’est trop prodiguée à Paris et dans les départements. Quelque préjudice que me porte ce vœu, puissent nos théâtres s’épurer assez pour que cette pièce en disparaisse à jamais). »
Curieuse idée que de vouloir « nettoyer » les œuvres produites par les dramaturges du passé ! Mais Onésime suivait là les traces de son idole, sa star, son dieu : Jean-François Ducis, le poète et dramaturge versaillais (1733-1816). Celui-ci se fit en effet une spécialité de réécrire les œuvres de Shakespeare, sans beaucoup se soucier des originaux dit-on, mais rencontrant à cet égard un grand succès public. 
Jean-François Ducis
(photo extraite du site academie-francaise.fr)
En 1823, Onésime Leroy cesse toute activité théâtrale. A en croire Quérard, il aurait souffert « d’une longue maladie ». Il quitte Paris, s’installe à Senlis puis à Passy. On sait aussi qu’il s’est marié, que son épouse s’appelle Adèle, sans autres détails. Son activité intellectuelle est restée dynamique, puisqu’en 1832 il édite un ouvrage qui sera couronné du grand prix de littérature de l’Académie française : Etudes morales et littéraires sur la personne et les écrits de J.-Fr. DucisIl y examine toutes les facettes de son auteur de prédilection, « avec conscience et goût » estime Quérard. [5]
Cette somme fut suivie de plusieurs autres études sur la littérature et les littérateurs, sur le langage et la linguistique, ouvrages « admis par l’Université, dit l’auteur de l’article paru dans la Revue agricole, comme propres à être donnés en prix aux élèves des lycées et des collèges. » 
En 1841, l’une de ces études si sérieuses et édifiantes lui valut le prix Monthyon, doté de 1.500 francs ! Il consacra tout cet argent à la fondation à Valenciennes d’une bibliothèque de prêt, avec son frère Aimé Leroy.

Aimé est aussi une personnalité peu banale. Il est né le 11 février 1793, toujours rue du Grand Bruille à Valenciennes. Son père voulait un avocat dans la famille : puisque Onésyme a renoncé, ce sera Aimé. Après des études primaires dans sa ville natale, il part faire son droit à Bruxelles puis à Paris, où il passe sa thèse en 1815. Revenu à Valenciennes, il se marie (sa femme s’appelle Victoire Paillot), commence à avoir des enfants (il en aura trois : Victorine, Louise et Edmond, 1817-1888, qui sera lui aussi avocat), peine à gagner sa vie. Il se bat et se débat pour ne pas entrer dans l’armée et échapper à un interminable service militaire, finit par se faire avoué en 1817, entre au conseil municipal de Valenciennes, le quitte en 1830. Avec des amis il fonde fin 1821 le journal « Petites Affiches de Valenciennes », qui deviendra « L’Echo de la Frontière », et en 1829 il crée avec les mêmes les merveilleuses « Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique », aujourd’hui inépuisable mine d’informations sur notre région. En 1831 Aimé Leroy est nommé juge de paix à Maubeuge… et démissionne aussitôt après avoir dû faire la levée d’un cadavre. A Valenciennes la place de bibliothécaire est vacante : il l’occupe, elle est faite pour lui.

Si un homme a jamais aimé les livres, c’est Aimé Leroy. Sa devise était : « Mes livres font ma joie » ! Au fil des ans, il a accumulé une collection de 12.000 volumes traitant des sujets les plus divers et variés : la mort, les épitaphes, les tombeaux ; les femmes, le mariage, l’égalité des sexes ; des traductions de Virgile ; etc. 
Un de ces livres braqua sur lui les trompettes de la renommée – mal embouchées, comme on sait. Alors qu’il était étudiant à Paris, il apprit le décès de l’abbé Delille, poète et traducteur de Virgile. Ce 1ermai 1813, il a l’occasion d’entrer dans la salle où l’on embaumait le corps du poète, et réussit à emporter deux morceaux de l’épiderme du défunt homme. Il a raconté la suite lui-même [6] : « Voici ce que je fis plus tard de cet épiderme : je me procurai un bel exemplaire de l’admirable traduction des Géorgiques de Virgile par Delille ; un habile relieur de Paris ajusta, sous mes yeux et avec adresse, mes deux morceaux d’épiderme sur le plat de cet exemplaire, et lorsqu’une écaille légère et transparente les eut recouverts, j’emportai mon volume qui depuis lors a pris rang parmi les objets dont j’aime à récréer et ma vue et mon âme. » Il faut bien avouer que la démarche n’est pas banale. Elle a valu à Aimé Leroy la réputation de l’homme qui possédait « une reliure en peau humaine », avec commentaires assortis : comble du maladif, sadique de la bibliophilie, adoration de décadence littéraire… Lui-même ne semblait pas s’en formaliser : « vous pouvez rire de mes reliques », répondait-il. Ses descendants, eux, prennent sa défense plus ardemment. Ainsi René Paillot (1860-1937), son neveu, raconte avoir souvent contemplé le livre en question : « Il est orné de vignettes en parfait état. La reliure est en maroquin vert garni d’or. Au centre des plats, sont ménagés deux médaillons qui renferment sous une mince feuille de mica les deux menus fragments d’épiderme du poète de chacun trois centimètres carrés environ. » [7] Ce livre étonnant serait resté propriété de la famille Leroy.
L'abbé Delille
(photo extraite du site britannica.com)
Aimé est mort le premier, en 1848 ; le statuaire Laurent Grandfils, professeur de sculpture à l’Académie de Valenciennes, a exécuté son buste de souvenir. 

Le buste d'Aimé Leroy, moulé par Grandfils sur son lit de mort
(photo de Jean-Claude Poinsignon, extraite du livre "Sortir de sa réserve")

Grandfils a également réalisé une statuette assise d’Onésyme, qui est au musée de Valenciennes. Onésyme, chevalier de la Légion d’Honneur, est décédé à Raismes le 14 février 1875.



[1] Pour lire les pièces, cliquez sur le titre :
Le Méfiant (1813) L’Esprit de parti (1817), L’Irrésolu (1819), La Femme juge et partie (1821), Les deux candidats (1821), la Fantasque et le Méfiant (1822).
[2] « Onésime Leroy, littérateur » in Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, 1857.
[3] Article Montfleury in theatre-documentation.com
[4] La France littéraire, tome 5, Paris 1833.
[5] Op. cit.
[6] Petites Affiches de Valenciennes, n° 253, 1ermai 1824.
[7] Bulletin des séances de la Société des sciences, de l’agriculture et des arts de Lille, années 1927-1928.