vendredi 25 novembre 2022

Mais pourquoi ont-ils fermé le musée ?

En juillet 2021, à l’époque où la plupart des équipements culturels français commençaient à envisager leur réouverture après le long épisode de la Covid-19, le Musée des Beaux-Arts de Valenciennes annonçait, lui, sa fermeture totale. Jusqu’en 2023, disait-on à l’époque ; aujourd’hui c’est plutôt jusqu’à l’automne 2025. Mince alors ! Mais pourquoi ? Bien sûr, on connaît la réponse : c’est pour faire des travaux. Régulièrement, cependant, des travaux d’entretien ou de rénovation sont effectués dans ce musée, et cela ne nécessite pas de fermeture totale. Alors ? Que se passe-t-il ? Ma foi, vous connaissez la chanson : tout va très bien, Madame la Marquise, mais l’on déplore un tout petit rien…

Ce tout petit rien, c’est la conception même du bâtiment dû à l’architecte Paul Dusart, qui a pris exemple sur le Petit Palais de Charles Girault à Paris : la meilleure lumière pour un musée est celle qui vient d’en haut ; cette lumière zénithale idéale sera fournie par des mètres et des mètres carrés de verrières, faisant office de toit. 

 

Les verrières représentent 80 % de la surface de couverture, le reste étant en ardoise.
(Photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)

Sous ces verrières-toits, d’autres verrières, visibles dans les salles d’exposition, font office de plafond. Ainsi, toit transparent plus plafond transparent assurent aux œuvres une qualité exceptionnelle de lumière du jour.

 

Sous la verrière du toit
(photo Musée de Valenciennes)


Sous la verrière des salles
(photo Musée de Valenciennes)

Sauf que la pluie, le gel-dégel, la condensation raffolent eux aussi de ces installations en verre et structures métalliques, et c’est ainsi qu’au fil du temps, Madame la Marquise, on déplore de tout petits riens : des fuites sur les murs, des traces de coulures sur quelques œuvres, à quoi il faut ajouter la présence d’insectes xylophages, et aussi des factures énergétiques extravagantes, car la conservation des œuvres dans un musée nécessite une température et une hygrométrie toujours égales tout au long de l’année.

Le musée a été construit en 1905-1909, la verrière a déjà été rénovée au bout de cinquante ans d’âge, mais l’opération nécessite d’être renouvelée, cinquante nouvelles années s’étant écoulées.

Constatant le triste état de son musée municipal, la ville de Valenciennes aurait pu choisir de se débarrasser de ces verrières et de les remplacer par un bon toit bien isolant du chaud, du froid et de l’humide. Mais quel dommage ç’aurait été ! Quelle catastrophe architecturale ! 

Heureusement, nos élus ont fait le choix inverse : non seulement les verrières vont être remplacées, les couvertures en ardoise vont être revues, mais le bâtiment va aussi retrouver son état d’origine en réintégrant des éléments de décor qui avaient disparu (travail sur la forme du dôme, ajout de pots à feu, etc.).

 

Un pot à feu est un élément architectural décoratif
(image Wikipédia)

         

Image Musée de Valenciennes - projetée lors d'une conférence publique le 17 novembre 2022

D’autres travaux vont encore être entrepris pour le confort des visiteurs et des personnels du musée, comme l’installation d’un ascenseur ou une facilité d’accès pour les personnes à mobilité réduite.

 

Alors, tant qu’à faire, puisque le musée doit être fermé et que toutes les œuvres présentées doivent être décrochées et sorties des salles, décision a été prise de toutes les passer en revue pour vérifier leur bon état sanitaire. Bien sûr, décrocher un Rubens de son mur n’est pas une mince affaire, et l’opération s’est présentée comme un chantier dans le chantier ! Ce genre de tableau ne passe pas par les portes, il a donc fallu décrocher les toiles de leur encadrement puis les rouler avec mille précautions pour les emporter dans un “ailleurs“ gardé secret. Dans certains tableaux peints sur bois, dans certains encadrements, des insectes ont été découverts – et détruits sans pitié, par asphyxie ! (les œuvres contaminées ont été placées dans des caissons sans oxygène). Sur d’autres œuvres, il a fallu procéder à de petites restaurations, sur d’autres encore, un simple dépoussiérage a suffi. Mais tout a été passé au crible, sculptures comprises. Et tout cela a permis de “mettre à jour“, si l’on peut dire, la connaissance parfaite des collections, dans une perspective de gestion optimisée. Comme quoi, à toute chose, malheur est bon !

 

Hélène Duret et Fleur Morfoisse, au Conservatoire le 17 novembre 2022
(photo personnelle)

Fleur Morfoisse, actuelle directrice du musée, et Hélène Duret, directrice adjointe, souhaitaient cependant que peintures et sculptures continuent à être vues pendant ces travaux, plutôt qu’être rangées bien cachées. Elles se félicitent donc que de nombreux musées français aient accueilli chez eux des dizaines d’œuvres provenant de Valenciennes, comme à Nantes, à Besançon, à Tours, à Cassel, à Douai, à Saint-Amand, et ailleurs encore, le temps que les travaux soient accomplis. Elles se réjouissent aussi d’avoir “visité à fond“ les réserves et d’y avoir repéré des œuvres majeures qu’elles souhaitent désormais présenter dans leurs futures salles. Surtout, à la demande du ministère de la Culture et parce que notre musée municipal est labellisé « Musée de France », elles ont travaillé avec leurs équipes pour préparer un « projet scientifique et culturel » qui porte leur vision du musée pour les cinq années à venir. 

Quelques pistes, suite à leur réflexion ? Donner une identité “Valenciennes“ plus que “beaux-arts“ au musée, mieux travailler avec les musées et le public belges, donner plus de visibilité à la création contemporaine, valoriser le très riche fonds archéologique, présenter les œuvres (peintures, sculptures, mais aussi dentelles, porcelaines, etc.) en dialogue dans les salles… et aussi mieux accueillir le public en renouvelant l’attribution des différentes surfaces notamment. Nouveau parcours de visite, nouvelle scénographie, nouvelle mise en valeur des œuvres… notre attente sera longue, mais assurément récompensée. Alors soyez patiente, Madame la Marquise, tout va très bien !

 

(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)


Le projet scientifique et culturel du musée est consultable (en abrégé) sur internet, à l’adresse suivante : https://musee.valenciennes.fr/le-projet-du-musee

samedi 9 juillet 2022

Qui est cet épicier dont la maison faisait toujours crédit ?

Dans les livres qui racontent l’histoire de Valenciennes, on peut croiser à quelques reprises l’ombre furtive d’un homme qui a vécu dans la première moitié du XIVe siècle, et dont on nous dit qu’il s’est enrichi – comme beaucoup d’autres à cette époque – grâce à l’essor économique que connaît alors la ville.

Cet homme porte un nom peu banal : Bonne Grace Riche. On le présente comme un épicier qui fait de bonnes affaires, au point d’acheter régulièrement des terres dans les alentours de Valenciennes : Marly, Curgies, Maresches. On ajoute parfois qu’il était aussi très pieux, faisant des dons substantiels aux Chartreux et aux religieux de Saint-Géry. Sans autre information, rien ne permet de douter que Bonne Grace Riche était un honnête commerçant, prospère, investissant ses bénéfices dans la terre, et s’assurant au passage auprès du clergé une place au paradis.

 

Oui, mais voilà.

 

Le grand archiviste Pierre Piétresson de Saint-Aubin[1], dans un article paru en 1958 dans le Bulletin mensuel d’Histoire et de Philologie, s’est arrêté précisément sur ce personnage rencontré au cours de son travail aux Archives du Nord. Il donne dans cet article de nombreuses informations sur les activités de notre “épicier“, qui permettent de mieux comprendre à qui on a affaire.

Il faut aussi s’attarder sur deux livres qui vont nous éclairer sur l’enrichissement de la population à Valenciennes au début du XIVe siècle : le premier, très souvent cité par les historiens, est signé Georges Bigwood[2]et donne de multiples détails sur « Le régime juridique et économique du commerce de l’argent dans la Belgique du moyen âge »[3]. Le second s’intéresse aux “tables de prêt“ et à ceux qui les tenaient, les usuriers, qu’on appelait souvent les Lombards. Paul Morel[4], l’auteur de ce second livre, ne les aimait pas beaucoup ! Les explications qu’il donne sur les façons de faire des prêteurs d’argent, vont nous ouvrir les yeux sur les habitudes de Bonne Grace Riche.

 

Georges Bigwood écrit que « les professionnels du commerce de l’argent faisaient fructifier les valeurs en leur possession, indifféremment par les voies du commerce de marchandises ou celles du commerce de l’argent proprement dit. Pendant longtemps, en Belgique comme ailleurs, ces professionnels sont essentiellement les Italiens. » Paul Morel précise que dès le XIIIe siècle, les marchands italiens sont venus faire commerce dans nos contrées, attirés d’abord par les foires de Champagne puis par les opulentes Flandres : « A cette époque dans les villes et surtout dans les campagnes il y avait une foule d’ultramontains, marchands ambulants, orfèvres, maquignons, brocanteurs, marchands d’épices et d’onguents. Ces caravanes de marchands, en rapport avec les grandes maisons de commerce d’Italie, exportaient en échange les étoffes, tapis et draps fabriqués à Bruges, Gand, Ypres et Lille. » Peu à peu, poursuit Paul Morel, ces commerçants italiens, en particulier les Lombards, « financiers de carrière et de race » écrit-il, ont apporté leur expertise en matière de change et de règlements entre marchands de différents pays. Monopolisant ces opérations financières compliquées, ils devinrent les prêteurs attitrés non seulement des négociants et des habitants, mais aussi des Comtes de Flandre et de Hainaut, et autres princes et seigneurs.

 

Le prêteur et sa femme, 1514, par Quentin Metsys
(image Wikipedia)

Bonne Grace Riche est-il italien ? Oui, sûrement, répond Pierre Piétresson de Saint-Aubin (que je me permettrai d’appeler dorénavant Saint-Aubin). Riche est la traduction française de Ricci, un nom que Saint-Aubin et Bigwood ont retrouvé parmi les marchands italiens du XIVe siècle. Et notre Bonne Grace Riche « avait conservé la forme primitive [de son nom] sur son sceau, dont nous connaissons heureusement un exemplaire unique : un écu chargé de trois porcs encadré de la légende Sigillum.Bonne.Grace.Ricci. », précise Saint-Aubin qui a vu de ses yeux le sceau sur tresses figurant sur un acte du 7 juillet 1349.


"Inventaire des sceaux de la collection Clairambault à la Bibliothèque Nationale, Sceaux de la Flandre",
par G. Demay

L’archiviste trouve encore une bonne raison pour que notre Riche soit italien : « Le commerce de l’épicerie nécessitait des importations de produits rares et exotiques, des relations avec l’étranger. »

En réalité, Bonne Grace Riche semble faire commerce d’épicerie au sens large. En mai 1334 il vend du verjus à la « maison de Hollande » (c’est-à-dire au comte Guillaume de Hainaut) ; en 1340, il se fait payer une facture de « coses médecinales et de surgie » fournies à la comtesse « et ses gens » depuis le 10 juillet 1339 jusqu’à la Saint-Martin d’hiver de 1340 ; en 1340 également, la comtesse lui doit de l’argent « pour plusieurs espeseries » livrées à sa demeure. Sur d’autres documents encore, on ne mentionne plus son métier mais on le dit « bourgeois de Valenciennes ».

Qu’on n’imagine pas, donc, notre épicier comme un petit négociant derrière son comptoir dans sa boutique, mais plutôt comme un homme d’affaires qui fait fructifier son capital en achetant et revendant des matières rares et chères.

 

Bigwood insiste beaucoup, dans son livre, sur “l’emprise“ des Italiens – surtout des Lombards – sur les princes, grâce à leurs prêts d’argent. Il donne l’exemple de Bernard Royer (ou Rotari), originaire d’Asti, homme de fief du comte de Hainaut en 1332. En 1335, ce Royer et d’autres Lombards garantissent ensemble le paiement de l’achat d’une terre par le comte Guillaume (9000 livres tournois !). Ensuite, il apparaît régulièrement dans l’entourage du comte. En 1338, Royer est son créancier pour de fortes sommes, en 1344 il cautionne une de ses dettes, il finit par devenir son receveur (c’est lui qui perçoit les taxes pour son prince). Il fait partie du conseil de la princesse Marguerite de 1351 à 1367. En 1368 il est nommé receveur de l’abbaye de Maroilles. Etc., etc. Et Bigwood de donner d’autres exemples de Lombards qui tiennent les princes entre leurs mains, car ils leur doivent non seulement de l’argent, mais les moyens de vivre comme des princes (entre parenthèses, le prince pouvait mettre fin à ses dettes d’un seul coup, en interdisant toute activité à son Lombard et en confisquant tous ses biens !).

 

Bonne Grace Riche “tient-il“ un seigneur ? Serait-ce grâce à des prêts d’argent ? Oui, il semblerait bien, si l’on en croit les relevés effectués par Saint-Aubin dans les archives. Son seigneur est une femme, Marguerite d’Erre, “demoiselle de Maresches“, qui épousera Colart de la Viesleuse. En 1348, Saint-Aubin relève un « échange de terres entre “Boine Grasce Rice l’espessier“ et Marguerite, demoiselle de Maresches, d’accord avec son lieutenant de justice Fournier de Haussy et la communauté de Maresches. » En 1349, le sceau de Bonne Grace Riche est celui d’un « homme de fief de Maresches », l’ascension sociale est notoire.

Saint-Aubin souligne aussi, avec étonnement, la « politique d’acquisitions intense » de Riche entre 1338 et 1353 : il trouve 76 actes d’achat d’immeubles (maisons, terres, prés), ou de rentes foncières, ou d’échanges – quelques terres à Valenciennes, Marly, Curgies, mais la plupart à Maresches, où notre Italien se constitue petit à petit un domaine le long de la “rivière d’Ointiel“ (ou Wintiel) c’est-à-dire la Rhonelle, au lieu dit Canteraine.

 

 

Maresches sur la carte de Cassini (1756)
(Bibliothèque Nationale)


"Cantrain", lieu-dit encore cité sur le cadastre de Maresches en l'an 13 (1805)
(Bibliothèque Nationale)

Au passage, je dois citer cette phrase de Georges Bigwood à propos des acquisitions de “biens-fonds“ : « Il est une espèce de terre que les Italiens semblent avoir acquise de préférence, ce sont les moëres » – c’est-à-dire les marais, c’est-à-dire précisément ce que Riche achète. « Ils ont parfois possédé de véritables fiefs » ajoute Bigwood.

Saint-Aubin ne connaît pas les vendeurs de tous ces biens immobiliers. Il constate que ce sont « presque toujours des gens de Maresches, mais dont la condition n’est pas indiquée. » Il se demande comment l’épicier avait les moyens de tous ces achats, dont les actes ne mentionnent pas les montants. Il devait faire de bonnes affaires, suppute-t-il ; à moins que – mais on voit bien qu’il n’a pas envie de creuser l’idée – « peut-être toutes ces ventes ne furent-elles pas spontanées de la part des vendeurs »… Et il cite un couple qui, en janvier 1352, avoue que c’est pour éteindre des dettes qu’il vend à Riche six pièces de terre. Bonne Grace pratiquait-il l’usure ? s’interroge Saint-Aubin, qui ne répond pas à sa question.

 

Les usuriers, 1520, par Quentin Metsys
(image Wikipedia)

Dès le début du XIVe siècle, explique Paul Morel, « les Lombards protégés par les comtes sont établis dans la Flandre et le Hainaut, se livrant uniquement aux opérations financières dans leurs établissements que l’on dénomma tables de prêt, » abandonnant tout commerce de marchandises. Il poursuit : « Les Lombards font du prêt et de l’usure, jusque là clandestins, une sorte d’institution publique et les établissements où ils se pratiquent existent partout. » 

Paul Morel explique comment ces tables fonctionnaient, avec des titulaires, des associés, des bailleurs de fonds, des “facteurs“ chargés des affaires les moins importantes et de la correspondance, des comptables, et des serviteurs « qui parcourent les villes et les villages et exhortent [le peuple] à emprunter deniers à leurs maîtres. » Dans leurs maisons, les Lombards étaient à la fois banquiers, changeurs et prêteurs sur gages. Ils jouissaient d’un monopole exclusif, et cette absence de concurrence leur permettait de pratiquer des taux d’intérêt invraisemblables, de 100 % et plus – jusqu’à 130 % en 1499 ! « Les Lombards, qui avaient tout intérêt à dissimuler leurs opérations, ne nous ont pas laissé de livres les mentionnant dans le détail » regrette Paul Morel. En échange de leur prêt, les Lombards demandaient des gages, objets de valeur et bijoux pour les nobles, meubles et vaisselle du quotidien pour le peuple, « qu’ils empilaient dans leurs vastes magasins » dit Paul Morel, qui ajoute : « Leurs opérations furent si considérables qu’on put les accuser de ruiner tout un pays et d’apporter la misère là où ils séjournaient. »

 

Bonne Grace Riche tient-il la table de prêt de Maresches ? Nul ne sait. Mais à constater le nombre de transactions qu’il a passées dans cette petite commune, on a le droit de le supposer.

 

Pour se racheter de leurs agissements de “mauvais chrétiens“ – car l’église catholique condamnait fermement le prêt à intérêt – les Lombards ont activement coopéré aux bonnes œuvres. Bigwood cite plusieurs exemples : ils fondent des chapelles (souvent appelées par la suite “Chapelle des Lombards“), ils financent des travaux d’entretien d’églises, ils font des dons pour s’assurer des sépultures dignes. Paul Morel s’amuse de citer l’un d’eux qui se déclare « vray zélateur de Nostre Saincte Foy catholique, apostolique et romaine. »

 

Bonne Grace Riche est-il généreux avec les religieux ? Oui, apparaît-il dans les relevés de Saint-Aubin, qui souligne « les libéralités qu’il fit aux Chartreux de Valenciennes en 1338, [et] ses fondations de 1352 et 1355 aux mêmes Chartreux et à Saint-Géry de Valenciennes ». Il donne des détails : en 1338, donation par Bonne Grace Riche d’accord avec sa femme aux Chartreux de Valenciennes « pour le vivre d’un monne dou dit liu » (d’un moine du dit lieu) de quatre muids de terre labourable ; en 1352, désignation par Bonne Grace Riche et sa femme d’exécuteurs pour la fondation après leur décès d’un cantuaire perpétuel en l’église Saint-Géry de Valenciennes ou ailleurs ; en 1355, remise à Jean Du Pont de Pierre … des terres destinées à asseoir la rente perpétuelle affectée à la fondation dudit cantuaire[5].

 

En citant la femme de Riche, Saint-Aubin nous donne son nom : Marguerite Conrarde. Voilà un nom bien valenciennois, une famille de bourgeois de la franke ville qui connaîtra bien des vicissitudes lors des événements de la Réforme deux siècles plus tard[6]. Ils n’eurent pas d’enfant, et Bonne Grace a légué tous ses biens moitié à sa femme, moitié à son frère Guyot Riche, lui aussi “espesiers“ en 1353 (époque de la mort de Bonne Grace) et “lombart“ en 1355 (époque de la mort de Marguerite).

 

Le prêt d’argent a de tout temps été une activité économique indispensable, aux princes comme aux “manants“. Le tort des Italiens, qui faisaient merveille dans le commerce d’argent, est d’en avoir abusé, d’avoir triché et fraudé selon l’opinion de Paul Morel. Ce sont les Archiducs Albert et Isabelle qui vont mettre fin aux activités des Lombards dans nos contrées, en créant les “monts de piété“ (mauvaise traduction de monte di pietà, crédit de charité) et confiant la réalisation des bâtiments à l’architecte Wenceslas Coberger. Il en a érigé quinze, dont, bien sûr, celui de Valenciennes (1622-1625). Détail qui aurait amusé Bonne Grace Riche, Coberger s’est aussi rendu célèbre pour savoir assécher les moëres…

 

Le Mont-de-Piété de Valenciennes, aquarelle de Simon Le Boucq
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)




[1] Pierre Piétresson de Saint-Aubin (1895-1981) a notamment publié le « Répertoire numérique de la série G » (des Archives du Nord), recensant entre autres l’ensemble des fonds de l’église cathédrale de Cambrai, ces derniers utilisés pour son article « Bonne Grace Riche, épicier et lombard à Valenciennes au XIVe siècle ».

[2] Georges Bigwood, Docteur en philosophie et lettres, Avocat à la Cour d’appel, Professeur à l’Université libre de Bruxelles.

[3] Mémoires de l’Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1921.

[4] Paul Morel, Docteur en droit. « Les Lombards dans la Flandre française et le Hainaut », Lille, 1908.

[5] Un cantuaire est une commande de messes à célébrer régulièrement, passée auprès d’une église ; un don de terres ou de récoltes (blé, etc.) procurait les revenus destinés à payer ces messes.

[6] Voir dans ce blog mon article : « Qui est ce parpaillot que le duc d’Albe rendit immortel ? » posté en juillet 2017.

mercredi 18 mai 2022

Quel est ce conte qu'on raconte sur le compte de notre comte ?

Il était une fois un comte de Flandre et de Hainaut qui s’appelait Baudouin. En Flandre il succédait à sa mère et s’appelait Baudouin IX ; dans le Hainaut, il succédait à son père et s’appelait Baudouin VI. Il était marié à Marie de Champagne, une petite-fille du roi de France Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine.

Baudouin IX et VI, devenu Empereur de Constantinople
(image extraite du site Geneanet)

Notre comte décide, en 1199, sous la houlette de Thibaut de Champagne, de participer à la Quatrième Croisade pour libérer la Terre sainte de la domination musulmane. Les détails de cette croisade, censée faire mieux que la précédente, sont assez lamentables (à mon avis). Ainsi, nos croisés ont tout d’abord voulu négocier avec Gênes, Venise, et d’autres villes-Etats portuaires, un contrat qui assure le transport de leur armée jusqu’en Egypte. C’est Venise qui signe, d’accord pour transporter 30.000 croisés sur autant de navires que nécessaire. Mais quand les croisés – et Baudouin – arrivent à Venise, en 1202, ils ne sont que 10.000 et le doge exige d’être payé en totalité sur le champ. Ils ne peuvent verser que les deux tiers du montant convenu, ce qui les met à la merci des Vénitiens. Ceux-ci acceptent de reporter la dette, à condition que les croisés les aident à reprendre le port de Zara en Dalmatie. Les habitants de Zara étaient tous de bons catholiques, mais la quatrième croisade commença bel et bien par la prise et la mise à sac de cette ville chrétienne.


(Carte extraite du blog jeanmarieborghino.fr)

Puis le fils de l’empereur byzantin, Alexis, offre aux croisés de payer leur dette aux Vénitiens, s’ils viennent l’aider à récupérer le trône de Constantinople dont son père avait été dépossédé. C’est d’accord, en route pour Constantinople. Nous sommes en 1203, la Terre sainte est encore loin. L’empereur byzantin est libéré, mais les coffres sont vides, impossible de payer la dette des croisés aux Vénitiens. Alexis veut renégocier son “contrat“ avec eux, mais il est assassiné par ses compatriotes. De rage, les Vénitiens et les croisés mettent Constantinople à sac, en avril 1204, puis décident de se partager l’Empire (Empire romain d’Orient) ; c’est ainsi que notre Baudouin, parti chasser le musulman hors de la Terre sainte, se retrouve Empereur de Constantinople sous le nom de Baudouin Ier, couronné le 16 mai 1204. Bien entendu, les Byzantins n’applaudissent pas à cette nomination. La ville d’Andrinople se révolte, se soulève, Baudouin tente de la mater mais il est fait prisonnier. Et c’est dans les geôles ennemies qu’il trouve la mort en 1205.


La conquête de Constantinople par les croisés en 1204
(image extraite de Wikipedia)

Pendant cette lamentable succession d’épisodes peu glorieux (à mon avis), Marie de Champagne, l’épouse de Baudouin, qui a mis au monde deux petites filles : Jeanne, en 1199 ou 1200, et Marguerite, en 1202 – soit juste au moment du départ de son père – préfère ne rejoindre son époux que plus tard, en 1203. Car elle aussi, veut prendre part à la croisade ! Elle embarque à Marseille et arrive à Acre (Saint-Jean-d’Acre) en Terre sainte. Là, bien sûr, elle apprend que la croisade de son mari s’est détournée sur Constantinople. Elle décide de l’y rejoindre, mais meurt avant d'y parvenir, le 9 août 1204.

 

Marie de Champagne
(image extraite de Wikipedia)

Les deux petites filles, désormais orphelines (à 5 et 3 ans), furent élevées à la cour du roi de France, Philippe Auguste, oncle de leur mère. L’aînée, Jeanne, fut mariée en 1212 au prince Ferrand de Portugal, qui fut fait prisonnier à la bataille de Bouvines (1214) et “exilé“ à Paris où il demeura en captivité jusqu’en 1227. 

 

Jeanne est donc seule à la tête de ses comtés de Flandre et de Hainaut, et gouverne dans une ambiance de chausse-trappes, d’alliances secrètes, de coups fourrés. C’est dans ce contexte qu’on lui présente, en 1225, un curieux personnage : son propre père ! Le coup de tonnerre vaut son pesant de stupéfaction ! Le comte n’est donc pas mort en “croisade“ ?

 

La comtesse Jeanne de Flandre et de Hainaut
(image extraite du site pop.culture.gouv.fr)

Voici l’histoire qu’on lui rapporte : il était une fois un comte, etc., etc. – c’est l’histoire que je viens de raconter. Sauf qu’à la fin, le héros ne meurt pas. Il réussit même à échapper à ses geôliers en compagnie de quelques amis, grâce à la complicité d’une jeune fille noble à qui il promet baptême et mariage chrétien. Mais sur la route du retour vers ses terres du Hainaut, il fait assassiner la donzelle sans du tout la faire baptiser. Péché mortel ! Le pauvre Baudouin, pris de remords, décide de vivre en ermite, dans un total dénuement, au milieu des bois (l’histoire précise : les bois de Glançon, entre Mortagne et Saint-Amand). C’est là que certains de ses anciens vassaux – de puissants nobles locaux – le reconnaissent : certes, il est amaigri (la faute au jeûne), il est plus petit et il boite (la faute aux mauvais traitements reçus en prison), mais quelle dignité dans la posture ! Aucun doute, c’est lui !

La rumeur a vite grandi, d’ailleurs, parmi le bon peuple : le comte Baudouin n’est pas mort, il vit en saint homme dans les bois ! Et les habitants de Binche de boire l’eau de son bain comme une eau sainte ! Et les moines de l’abbaye Saint-Jean de Valenciennes de faire raser ses moustaches pour les conserver en qualité de reliques ! Baudouin est vivant ! On le pare de vêtements et d’ornements dignes de son rang et, le dimanche des Rameaux 1225, il entre solennellement dans Valenciennes, précédé de la croix, bannière impériale déployée…

Mais si c’est lui, poursuivent les partisans du comte, il faut qu’il remonte sur son “trône“, il faut que Jeanne cède la place à son père. Baudouin de retour, c’est la fin des accointances avec le roi de France dont l’influence se fait trop sentir pour ces nobles nostalgiques de leur indépendance. Baudouin de retour, c’est la reprise des hostilités avec le pouvoir français. Et pour le peuple, Baudouin de retour, c’est la réapparition d’un souverain qui, comme le Messie, va sûrement abolir la misère et la famine.

 

Le roi de France Louis VIII
(image extraite du blog alex-bernardini.fr)

Pour la comtesse Jeanne, l’affaire devient sérieuse. Elle n’a pas connu son père, elle ne peut pas “reconnaître“ celui qu’on lui présente comme tel. C’est le roi de France, Louis VIII, qui va prendre les choses en main. Il décide de convoquer le personnage à Péronne, le 30 mai 1225, pour l’interroger : qui l’a fait chevalier ? où a-t-il épousé sa femme ? L’autre prétend qu’il est fatigué, qu’il ne répondra qu’après une nuit de repos. Et au petit matin… pffuit, l’homme a filé ! Parti, enfui, l’imposteur a préféré prendre la poudre d’escampette.

On dit que Louis VIII a bien ri de cette histoire ; Jeanne, pas du tout. Le fugitif est rattrapé, et sa punition est implacable : à Lille, il est conduit au pilori, attaché par les mains et le cou ; on dépose à côté de lui un masque noir et cornu, le masque du diable ; deux chiens sont pendus à ses côtés ; on le promène dans les rues de Lille comme un ours, et on l’étrangle avant de le pendre au gibet de Loos. Nous sommes fin septembre 1225.

Alors, qui était cet énergumène ? On connaît son identité : il s’appelait Bertrand de Reims, fils de Pierre Cordiele. C’était un ménestrel et jongleur apprécié de ses mentors, qui s’est laissé tenter par la perspective de régner sur les riches provinces de Flandre et de Hainaut grâce à la félonie de quelques nobles. 

Curieusement, son exécution publique valut à la comtesse Jeanne une réputation de méchanceté, le bon peuple persistant à croire que c’était son père qu’elle avait tué. Lorsqu’elle fonda à Lille l’Hôpital Notre-Dame, aujourd’hui Hospice Comtesse, tout le monde pensa qu’elle voulait ainsi réparer sa faute par la création d’un établissement charitable.

 

L'Hospice Comtesse à Lille
(image extraite du site festivalhelloculture.com)

Il était une fois une histoire tellement rocambolesque, que chacun se sent autorisé à y ajouter les épisodes qui lui plaisent !

 


Mes sources :

Pour résumer la Quatrième Croisade j’ai consulté Wikipedia et le blog jeanmarieborghino.fr

Sur le faux Baudouin, je recommande l’article de Elisabeth Pinto-Mathieu, « Baudouin de Flandre, variations autour d’une imposture » (site books.openedition.org) ; plus imaginatif, l’article « L’énigme du faux comte Baudouin » sur le blog curieuseshistoires-Belgique.be ; l’imposteur apparaît aussi dans l’article de Wikipedia consacré à Baudouin VI de Hainaut.

jeudi 21 avril 2022

Dans quelle ombre se cache la ville miniature du Roi Soleil ?

Le 27 janvier 1914, mon arrière-grand-père Jules Giard fait paraître dans la presse un petit article dans lequel il narre, non sans humour, ses vains efforts pour obtenir de la municipalité valenciennoise qu’elle récupère son plan en relief, envolé en Prusse en 1815. Il est vrai que l’histoire de ce plan n’est pas banale. Je vous la raconte grâce aux recherches que Monsieur Pascal Péchard[1] a effectuées et qu’il a résumées le 27 mars dernier devant les membres du Cercle historique valenciennois (avec son accord, ce dont je le remercie) – informations complétées d’autres sources que j’indiquerai au fur et à mesure en notes. 

Le plan en relief de Valenciennes fait partie des quelque 250 maquettes réalisées en France entre 1668 et 1870 pour figurer en miniature les places défensives du pays. Les premières à être construites furent celles de notre région, au fur et à mesure que Louis XIV prenait les villes aux Pays-Bas espagnols et les faisait françaises (traité d’Aix-la-Chapelle en 1668, traité de Nimègue en 1678). Son ministre de la guerre, le marquis de Louvois, eut l’idée des maquettes pour regrouper, à Paris, à hauteur d’homme et en trois dimensions, ces nouvelles villes, ainsi comprendre leur topographie et les défendre au mieux.

 

 

La double ligne de villes fortifiées de notre région. Les points blancs désignent
les plans en relief conservés au Palais des Beaux-Arts de Lille.
(image PBA Lille)



Vauban, qui au départ ne voulait pas de ces plans parce qu’il trouvait que c’était « de l’argent mal placé », fut convaincu de leur utilité lorsqu’il put décider Louis XIV, devant le plan de Namur, à modifier le système de défense de cette ville.

 

Le plan de Valenciennes a été réalisé en 1693. Une ville prise par le roi Louis XIV (Valenciennes le fut en 1677) était aussitôt visitée par des équipes de cartographes et des brigades de topographes qui dessinaient tout ce qu’ils voyaient. Considérés comme des “envahisseurs“, ils n’étaient pas toujours bien accueillis par la population mais, étant sur place, ils pouvaient entrer dans les cours particulières, dessiner avec précision tous les détails d’une architecture locale. Ils étaient dotés, à cet effet, d’un passeport spécial qui leur permettait d’entrer partout où il le fallait.


Les topographes
(image PBA Lille)

Ces informations étaient consignées dans de grands cahiers, appelés cahiers de développement. Chaque bâtiment y était précisément décrit et doté d’une lettre de référence (A, B, C, D…), puis inscrit à sa place sur un plan. Ici l’exemple d’Avesnes :



 

(images PBA Lille)

Les cahiers étaient ensuite transmis aux artisans chargés de réaliser les maquettes. Quand on y pense, c’est un tour de force : ceux qui construisaient ces villes miniatures n’étaient jamais allés sur place, et ceux qui étaient allés sur place ne réalisaient pas les maquettes ! Or, les plans sont exacts. Selon Madame Florence Raymond[2], attachée de conservation du patrimoine au Palais des Beaux-Arts de Lille, leur superposition avec des images contemporaines indique « une conformité à plus de 90 % ». L’échelle de représentation est le 1/600(c’est-à-dire 1 cm pour 6 m), du moins pour les premiers plans-reliefs, dont Valenciennes fait partie.

 

Bois, papier, soie, métal, peinture sont les matériaux utilisés pour reconstituer les villes au plus près, au plus vrai. À partir des cahiers de développement, les maquettistes réalisaient une “épure“, un plan du site à l’échelle de la maquette, qu’ils découpaient en plusieurs morceaux de manière à ce que l’artisan puisse en atteindre le centre avec son bras. Les plans-reliefs sont ainsi de véritables puzzles, Namur comptant par exemple 22 morceaux.

 

(image PBA Lille)

Selon Florence Raymond, chargée du département des plans-reliefs au Palais des Beaux-Arts de Lille, « la distance qui sépare l’extrémité des tables au centre du plan-relief correspond à la portée du canon de l’époque, soit à peu près 600 mètres » ; je crains que ce ne soit pas le cas de tous les plans…

 

Des lames de bois collées les unes aux autres permettent de reconstituer le relief du terrain, puis des pulvérisations de sable fin (pour figurer les champs) ou de poussière de soie teintée de vert (pour les prairies) dépeignent la campagne alentours, tandis que les rivières et les plans d’eau sont peints en bleu. Chaque arbre est individualisé à l’aide d’une petite chenille de soie enroulée sur du laiton !

 

Rangée d'arbres, sur le plan d'Avesnes
(image PBA Lille)

Pour le bâti, on taille des petits blocs de tilleul aux formes de chaque édifice ; les toitures, murs de pierres ou de briques sont figurés par des collages de papiers peints ou imprimés, sur lesquels sont apposés les emplacements des ouvertures, fenêtres et portes[3].

 


 

Deux vues du plan-relief de Lille, qui montrent le travail de précision des maquettistes
(images PBA Lille)

Enfin, chaque morceau de puzzle est lui-même posé sur une base en chêne très massive, ce qui fait de ces objets si fragiles de véritables mastodontes à manipuler !

 

(image PBA Lille)







Au fur et à mesure que les plans-reliefs sont créés, ils sont rassemblés et présentés dans les appartements du rez-de-chaussée des Tuileries.

 

Aux Tuileries
(image PBA Lille)


Dès 1706 ils sont transférés au Palais du Louvre, dans la galerie du Bord de l’Eau (ancêtre de la grande galerie des peintures actuelle). Les plans-reliefs acquièrent alors, estime Florence Raymond, un statut d’objet d’art et de prestige. « Ils sont présentés à quelques dignitaires français ou étrangers, à qui on prend soin de montrer la galerie des plans-reliefs au petit matin pour que la lumière extérieure croissante vienne soutenir la perspective de dissuasion qu’on pouvait souhaiter offrir à son allié, ou à son ennemi de demain[4]. »

 

(image PBA Lille)

Les années passant, la manière de faire la guerre évolue. La dimension stratégique des plans-reliefs disparaît, et ces merveilleux objets deviennent merveilleusement encombrants – selon le mot de Florence Raymond. En 1777, Louis XVI, qui désire installer dans la grande galerie du Louvre une importante collection de peinture, ordonne le transfert des maquettes : elles déménagent jusque dans les combles de l’Hôtel royal des Invalides, sur l’autre rive de la Seine. Selon Pascal Péchard, « il fallut plus de mille voyages d’un site à l’autre et, malgré les précautions exigées par le roi, il y eut tant de dégradations et d’accidents qu’il fallut vingt ans au personnel rattaché aux plans-reliefs pour achever les réparations des maquettes endommagées.[5] »

Aux Invalides, la collection est vouée à l’enseignement des officiers et reçoit aussi la visite de personnages privilégiés. Les archives ont conservé un plan de l’installation, où la juxtaposition des tables souligne avec force l’idée politique du pouvoir.

 

Valenciennes au milieu de ses "soeurs"
(image PBA Lille - C'est moi qui pose la flèche)

La production des plans-reliefs, arrêtée au milieu du XVIIIsiècle, reprend sous Napoléon Ier. L’empereur commande en effet « la réalisation des maquettes des principaux arsenaux maritimes et terrestres nouvellement aménagés ou à implanter dans les territoires récemment conquis », indique Pascal Péchard. Ces maquettes du XIXsiècle sont les plus grandes et les plus précises de toute la collection. La production s’arrêtera définitivement en 1870, et la collection sera classée “monument historique“ en 1927. Les plans-reliefs sont toujours visibles aux Invalides, sauf quinze qui sont en dépôt au Palais des Beaux-Arts de Lille, au grand plaisir des visiteurs.

 

Pour Valenciennes, la date fatidique est celle de Waterloo, 1815. Napoléon abdique le 22 juin, et le 8 août – la ville de Paris étant soumise au pillage des vainqueurs – le major Von Grevenitz de l’artillerie prussienne emporte à Berlin dix-neuf plans-reliefs, dont celui de Valenciennes. Le major avait choisi, si j’ai bien compris, les villes de la frontière du nord, éternels enjeux de conquête entre la France et l’Allemagne, afin d’avoir sous les yeux les plans des forteresses pour mieux s’en rendre maître. Ces plans seront installés à l’Arsenal militaire de Berlin, en leur qualité de trophée de guerre.

 

L'Arsenal de Berlin en 1828
(image extraite de Wikipedia)

En 1848, la « révolution de mars » qui se déclenche à Berlin amène le peuple à attaquer et piller l’Arsenal pour voler les armes qui s’y trouvent. Les murs tremblent mais les plans-reliefs restent sur place.

En 1877, l’Arsenal est transformé en musée (Zeughaus Museum) ; on sait que les plans-reliefs y sont exposés à la verticale, accrochés aux murs, comme des tableaux. Leur conservation en souffre, mais c’est bien à la verticale que le plan-relief de Valenciennes est figuré sur une photographie qui appartenait à Edouard Mariage – l’érudit valenciennois spécialisé dans nos remparts et fortifications[6].

 

La photo du plan-relief de Valenciennes
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Mon arrière-grand-père Jules Giard connaissait cette photo, qu’il avait vue « chez mon excellent ami, écrit-il, le tant regretté Edouard Mariage, dont cette pièce de collection faisait à la fois la joie et l’orgueil[7]. » Giard et Mariage s’étaient présentés ensemble aux élections municipales d’avril 1882, tous deux candidats du « Comité Républicain ». Lorsqu’il secoue ses collègues du Conseil municipal, en décembre 1913, pour réclamer le retour du plan-relief dans les murs qui l’ont vu naître, il n’imagine bien sûr pas que la première guerre mondiale sera déclenchée huit mois plus tard.

 

                       

Deux amis amoureux du plan-relief de Valenciennes : 
à gauche, Edouard Mariage (1843-1909) (photo Pascal Péchard)

à droite, Jules Giard (1849-1936) (photo personnelle)

 

Pour autant, le maire de l’époque, Charles Tauchon, ne reste pas inactif. Douai ayant récupéré son plan en 1904, il demande à son maire comment il s’y est pris : il apprend que la ville a payé 100 francs « au Trésor Public, tous frais d’emballage et de transport à notre charge. » Facile, mais le plan de Douai était à Paris. Qu’importe, cela vaut la peine d’essayer. Charles Tauchon écrit à l’ambassadeur de France à Berlin en novembre 1913 pour « examiner la possibilité d’entamer avec le gouvernement allemand des négociations, ou m’indiquer la marche à suivre en vue d’obtenir soit la restitution, soit la cession moyennant finance de ce plan relief.[8] » L’ambassadeur rechigne. Il invite Tauchon à s’adresser plutôt au ministre des Affaires étrangères, ce que fait Monsieur le Maire. Il reçoit une réponse très froide : « les circonstances ne se prêtent pas actuellement à la réussite des démarches qui pourraient être tentées à ce sujet.[9] » Nous sommes en janvier 1914.

Charles Tauchon effectuera une nouvelle tentative après la guerre, toujours sans succès.

 

En avril 1920, Jules Billiet, maire à son tour, repart à l’attaque (si j’ose dire). Il écrit au ministre des Affaires étrangères, qui lui répond en septembre : « l’article 245 du traité de Versailles (c’est le traité qui a mis fin à la première guerre mondiale) prévoit exclusivement la restitution au gouvernement français des trophées, souvenirs et objets d’art enlevés par les Allemands en France au cours des deux dernières guerres. » Ce n’est donc pas dans le cadre de la victoire de 1918 que le plan-relief de Valenciennes pourra revenir chez lui.

En 1928, nouvelle démarche. Le maire est maintenant Léon Millot. On lui laisse entendre qu’un courrier adressé au directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères pourrait être suivi d’un effet positif. Hélas, il n’en est rien. Bien pis, en 1931, le secrétaire général de la mairie de Valenciennes, Jules Thiroux, écrit qu’ayant visité en juin le musée de l’Arsenal à Berlin, il n’y a pas vu le plan-relief de sa ville ; et qu’on lui aurait affirmé « que ce plan avait été détruit, vu son peu d’intérêt côté allemand, pour donner place à d’autres collections. »

Et puis c’est la deuxième guerre mondiale, tout le centre de Valenciennes est détruit par le feu en 1940, y compris son musée situé à l’Hôtel de ville. Une chance que le plan-relief ne s’y trouvait pas ! En revanche, Berlin est abondamment bombardée en 1945, et le Zeughaus Museum n’est pas épargné.

 

L'Arsenal de Berlin après 1945
(image Deutsches Historisches Museum)

En 1947, entre en scène Gaston Renault, conservateur honoraire du musée des Plans-Reliefs à Paris. Il déclare que « ces plans étaient à peu près tous à Berlin en 1939 » et que « ils avaient été évacués sur une destination que j’ignore pendant la guerre ». On le charge alors d’aller sur place récupérer ces précieux plans, en mars 1948. Sa déconvenue est immense : « Je me suis trouvé en présence d’une dizaine de cadavres, tant l’humidité et les intempéries ont depuis plusieurs années fait leur œuvre dévastatrice. » Il décide de ne rapporter à Paris que le plan de Lille. « Les autres seront enlevés et complètement détruits, étant absolument inutilisables[10] ».

Gaston Renault parle de “dix cadavres“, sur les dix-neuf plans enlevés par les Prussiens en 1815. Et Valenciennes n’est pas du nombre, selon la liste qu’il transmet au ministre de l’Education nationale. Qu’est-il advenu de notre plan-relief ?

 

La recherche n’est pas facile. Le seul document que j’aie trouvé en ligne, atteste des demandes de restitution : dans le dossier P44b du Centre des Archives diplomatiques de La Courneuve, on trouve les courriers relatifs aux « 19 plans-reliefs enlevés en 1815 se trouvant au Zeughaus Museum de Berlin » (septembre 1945-juillet 1948), et à la « demande de restitution de la ville de Valenciennes d’un plan en relief par Vauban et des peintures, volés par les Allemands au XIXe siècle » (février 1945-août 1947).

 

Mais Pascal Péchard a poursuivi l’enquête, sautant de rebondissement en rebondissement. Voici ses trouvailles. 

En septembre 1948, donc six mois après l’expédition Renault, un historien de Cambrai soutient que le conservateur du musée municipal avait vu, en compagnie de quantité d’autres œuvres d’art, plusieurs plans-reliefs démontés, cachés « dans le tunnel de Merkens situé dans le massif du Hartz ». C’est dans ce tunnel que l’Allemagne nazie a déposé les œuvres d’art et l’or volé pendant la guerre, un véritable trésor découvert par les Américains en avril 1945. Le conservateur de Cambrai aurait déclaré n’avoir pas pu examiner les plans-reliefs démontés, mais avoir conclu qu’ils provenaient du Zeughaus de Berlin.

Titillé par cette anecdote, Pascal Péchard s’informe auprès du Deutches Historisches Museum (musée de l’histoire de l’Allemagne), et apprend qu’une exposition sur les « Forteresses françaises » tenue en octobre 1945 présentait douze “modèles“, dont huit fixés au mur du Zeughaus ; en 1947, un inventaire en dénombre encore onze ; en 1951, plus aucun.

A partir de 1990, libre cours est donné aux hypothèses et aux folles espérances. Par exemple, suite à un colloque sur le sujet, « on dit » que les plans-reliefs gardés en Allemagne ont été déménagés de Berlin à Moscou. Quand ? Par qui ? « On » ne dit pas.

Fin 1992, c’est l’historien Nicolas Faucherre[11] qui veut y croire. Il estime, d’après les photos qu’il en a vues, que les maquettes délaissées par Gaston Renault « n’étaient pas en plus mauvais état que celle de Lille. » Il ajoute, enthousiaste : « Le conservateur du musée de Rastatt a reconnu qu’elles ont été vues en bon état en 1956 et on pense qu’elles sont à Postdam[12]. » L’actuel directeur du Zeughaus Museum de Berlin (Thomas Weissbrich) apprend à Pascal Péchard que « il y avait un musée militaire à Postdam, qui a ouvert ses portes en 1961 puis a été déplacé en 1972 à Dresde, mais je n’ai jamais entendu parler de plans-reliefs, » conclut-il.

Le musée de Rastatt présente lui-même des plans en relief (notamment, celui de Rastatt !), mais son directeur (Jordan Alexander) déclare n’avoir aucune information, quelle qu’elle soit, sur le plan de Valenciennes ou autres villes françaises.

 

Le plan-relief de Rastatt au musée de Rastatt
(image extraite de Wikipedia)

Mais Nicolas Faucherre veut y croire : si les plans-reliefs ne sont pas en Allemagne, alors ils sont en Russie. « L’île des musées (à Berlin) était en secteur russe, écrit-il en 2020 ; beaucoup d’archives et d’objets ont filé à Moscou ou à Saint-Petersbourg durant cette période ». Il parle de la période où Berlin était partagée en quatre secteurs, confiés aux alliés vainqueurs de la deuxième guerre mondiale. Mais Nicolas Faucherre n’apporte pas de preuve de ses dires, sinon que le Service Historique de la Défense de Vincennes a récupéré dans les années 2010 des quantités d’archives emportées par les Allemands en 1940 et envolées à Moscou après la guerre.

Jean Méreau lui-même, grand spécialiste du Valenciennes ancien, « était persuadé que les cahiers de développement pour la fabrication du plan-relief susbsistaient à Berlin » rapporte Pascal Péchard. Selon Florence Raymond cependant, ces cahiers ont été les premiers à disparaître, bien avant 1815.

 

On finirait par douter que notre plan ait jamais existé ! Mais non, puisqu’il en existe une photo. De plus, Pascal Péchard a trouvé cette photographie de l’église Notre-Dame-la-Grande, provenant du plan en relief de Valenciennes, imprimée dans un article de Louis Serbat paru dans le « Bulletin Monumental » de 1929. J’ai trouvé la même photo dans le livre « Valenciennes au XVIIIsiècle » de Jules Loridan[13] :

 

(photo personnelle)

Alors, qu’est devenu notre plan ? Pour Florence Raymond, il a sûrement été détruit à Berlin, victime de trop de vicissitudes. Mais, rêve-t-elle, « on peut se demander si ne se trouvent pas chez des particuliers à Berlin des morceaux des plans-reliefs qui auraient été conservés, souvenirs d’objets sublimes et fragiles. »

Pour Pascal Péchard, il faut encore fouiller ! Les Archives, à Berlin comme à Valenciennes, ont encore des choses à nous dire, des secrets à nous révéler. Des informations doivent se trouver dans des correspondances, dans des dossiers privés…

Mon arrière-grand-père Jules Giard rêvait bien, lui, en terminant son article, « d’envoyer nos troupes reconquérir à Berlin ce que les Prussiens nous ont volé ! »

S’il faut rêver, je préfère l’imagination de notre conférencier du XXIesiècle, qui entrevoit déjà la reconstitution du plan-relief en trois dimensions, grâce aux technologies modernes. Quelle belle idée !



[1] Pascal Péchard, « Le destin du plan-relief de Valenciennes », conférence donnée le 27 mars 2022 au Cercle Archéologique et Historique de Valenciennes et de son Arrondissement.

[2] Florence Raymond, « Les plans-reliefs déposés au Palais des Beaux-Arts de Lille », conférence donnée sur internet le 26 mars 2021. Je fais figurer dans cet article de nombreuses images empruntées à cette conférence.

[3] Le travail des maquettistes est expliqué en détail sur le site peccadille.net, « Une France en miniature, le musée des plans-reliefs ».

[4] Florence Raymond, conférence du 26 mars 2021.

[5] Pascal Péchard, conférence du 27 mars 2022.

[6] Edouard Mariage est l’auteur de l’ouvrage « Les fortifications de Valenciennes », publié chez P. & G. Giard, 1891-1895.

[7] Article du 27 janvier 1914.

[8] Conférence de Pascal Péchard du 27 mars 2022.

[9] Ibidem.

[10] Conférence du 27 mars 2022.

[11] Voir par exemple son livre, avec Antoine de Roux et Guillaume Monsaingeon : « Les plans en relief des places du Roy », Adam, Biro, Paris, 1989.

[12] Conférence de Pascal Péchard, le 27 mars 2022.

[13] « Valenciennes au XVIIIsiècle : tableaux historiques et journaux inédits » par l’abbé Jules Loridan. Impr. Reboux, 1913. Bibliothèque municipale de Valenciennes.