lundi 24 juillet 2017

Quel est ce parpaillot que le duc d’Albe rendit immortel ?

Une plaque discrète, apposée sur le mur de la bibliothèque municipale, rue Ferrand, appelle au souvenir de Valentin Conrart – un homme qui doit son étonnant destin au duc d’Albe, ignoble personnage auteur des pages les plus sanglantes de notre histoire.

"Valentin Conrart, de famille valenciennoise,
fonda en 1630 le Cercle Conrart, berceau de l'Académie française"
Des pages très anciennes, qui font remonter à l’époque de la Réforme. En 1520, Luther prend ses distances avec le pape Léon X. En 1541, Calvin s’installe à Genève et organise son Eglise réformée. A partir de 1555, de nombreuses Eglises réformées se créent en France, et entre 1560 et 1598 (date de l’Edit de Nantes) catholiques et protestants vont se cogner dessus à qui mieux mieux pendant les guerres de religion, quarante ans de carnages !
Certes, Valenciennes n’est pas française à cette époque. La ville fait partie des Pays-Bas espagnols, mais elle échange et commerce depuis toujours avec les villes du Nord, notamment Anvers vers où les flots de l’Escaut s’écoulent, et leurs idées réformistes ont trouvé bon accueil chez les bourgeois valenciennois.
Réformistes donc hérétiques : Charles Quint le catholique sera le premier à lancer un Edit contre eux, en 1550, ordonnant « que les femmes fussent enterrées vives et les hommes décapités » s’ils se repentaient de leurs erreurs ; sinon, il fallait les précipiter dans les flammes, point barre. Ces pratiques radicales n’ont cependant pas réussi à éradiquer les protestants des Pays-Bas. Lorsque Philippe II, fils de Charles Quint, lui succède en 1555, il envoie d’abord sa sœur, Marguerite de Parme, gouverner cette province ; la pauvre fut incapable de faire face aux violences des iconoclastes (qui détruisaient les statues religieuses et pillaient les églises) et à la « révolte des gueux » menée en 1566 par le prince luthérien Guillaume d’Orange. Alors Philippe II donna congé à sa sœur et envoya sur nos terres le sanguinaire duc d’Albe.

Il s’appelle Fernando Alvarez de Toledo y Pimentel, c’est un « Grand d’Espagne » qui s’est déjà illustré en remportant d’importantes batailles aux côtés de Charles Quint. Il arrive à Bruxelles le 22 août 1567, investi d’un pouvoir absolu pour réprimer les velléités de liberté de religion. Il crée aussitôt un Conseil des troubles, que tout le monde appelle bientôt Conseil de sang, ce tribunal condamnant sans preuves et envoyant systématiquement à la potence, au bûcher, à la décapitation sans oublier de confisquer les biens des suppliciés. Il se vantera, lorsqu’il rentrera en Espagne en 1573, d’avoir fait périr 18.000 personnes de la main du bourreau, et confisqué pour huit millions de ducats de revenu par an !
Basé à Bruxelles, il nomme des « commissaires » dans les villes qui se trouvent sous sa juridiction. Valenciennes reçoit les siens en janvier 1569. Ainsi que le souligne Arthur Dinaux dans ses « Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique » (publié en 1837), leur rôle « sous le prétexte avoué de rétablir la religion » est évidemment de « confisquer les biens des plus riches bourgeois » ; « tout ce qui avait quelque réputation de richesse, de savoir, de talent, écrit-il encore, était sûr d’attirer les soupçons des sicaires du duc d’Albe, et un soupçon coûtait la vie. »

C’est ainsi que, le 18 janvier 1569, « face à la chapelle Saint-Pierre » (place d’Armes), fut décapité à l’épée, avec une vingtaine d’autres de ses semblables, le bourgeois Pierre Conrart « pour cause d’hérésie et vente d’armes ». Les Conrart sont une très ancienne famille de marchands de Valenciennes, dont on retrouve au fil du temps des membres cités parmi les échevins de la ville. Pierre Conrart, échevin lui-même, eut sept enfants. Après son exécution, son fils Jacques alla s’établir à Paris, en France, pour échapper au Conseil du sang. Car pour survivre il fallait fuir (ou devenir catholique) ! Et c’est à Paris que naquit son fils, Valentin Conrart, en 1603.
Le Bourgeois gentilhomme,
ses boucles et ses rubans
Tallemant des Réaux, huguenot également, dresse dans ses « Historiettes » le portrait de Valentin et de son père, « un bourgeois austère qui ne permettait pas à son fils de porter des jarretières ni des roses de soulier, et qui lui faisait couper les cheveux au-dessus de l’oreille » (pour comprendre de quoi il parle, il faut se figurer les costumes des messieurs à l’époque de Molière). Austère, Jacques Conrart l’était aussi pour ce qui concerne l’avenir de son fils, qu’il destinait à un emploi dans les finances. « Il ne voulait pas, dit Tallemant des Réaux, que son fils étudiât, et est la cause que Conrart ne sait point le latin. »

Ne pas savoir le latin ni le grec, ce sera un grand regret pour Valentin Conrart qui est nommé en 1627 Secrétaire du roi, spécialisé dans les affaires de librairie, c’est-à-dire chargé d’autoriser la parution des livres. Cette occupation fait de lui un personnage central du monde des auteurs, et dès 1629 il réunit chez lui, rue Saint-Martin à Paris, une fois par semaine, des hommes de lettres, ce qu’on a appelé le « Cercle Conrart ». Ce cercle attire l’attention de Richelieu, qui offre de transformer ces réunions en compagnie littéraire placée sous l’autorité royale. En 1635, Conrart qui en est le secrétaire rédige les statuts de cette compagnie, approuvés par Richelieu puis ratifiés par Louis XIII : l’Académie française est née.

Photo Université Jean Monnet de St-Etienne
Celui qui ne savait pas le latin, celui qui n’a rien édité de son vivant, celui dont Boileau s’est moqué en persiflant « j’imite de Conrart le silence prudent », celui dont la notoriété n’atteint aujourd’hui qu’un petit cercle d’érudits, ne serait peut-être devenu qu’un obscur échevin valenciennois de plus sans la hargne sanguinaire du duc d’Albe et l’émigration de son père. Il est ainsi des coups de pied aux fesses de l’Histoire, qui laissent songeur.

mercredi 5 juillet 2017

Quel est ce cordon que porte la Sainte Vierge ?

Souvenir d'enfance
(collection familiale)
Au nombre de mes souvenirs d’enfance figure un petit tableau accroché chez mes parents, une petite représentation de la Sainte Vierge tenant dans ses mains un long ruban rouge qui faisait tout le tour du cadre, avec l’inscription : Notre-Dame du Saint Cordon. Ma petite mère, qui n’était pas originaire d’ici, s’était imaginé qu’il s’agissait du cordon ombilical reliant Jésus à Marie, et elle trouvait cette dévotion à ce « saint cordon », comment dire, assez répugnante.
Vous m’autoriserez donc à lui adresser cette lettre personnelle, et posthume pour ce qui la concerne, qui la rassurera sur l’intérêt que je porte à ce pittoresque lacet.

Ma chère Maman,
J’espère que tu vas bien, au paradis. Ici, ça va. La ville de Valenciennes a célébré, en septembre dernier, comme il se doit, son culte à Notre-Dame en procédant une fois de plus à son pèlerinage millénaire : le Tour du Saint-Cordon. Je dis « millénaire » parce que son origine remonte à l’année 1008, à peu près l’époque où vécurent Jacquouille et son Seigneur de Montmirail avant qu’ils ne se mettent à pratiquer leurs voyages dans le temps. Dure époque, où la ville de Valenciennes fut frappée par la peste. Ou peut-être le choléra. En tout cas une sale maladie contagieuse, qui fit des milliers de victimes en quelques jours. Combien la ville comptait-elle d’habitants en l’an 1000 ? Sans doute très peu : en 1800, époque où les mines fonctionnaient et embauchaient, on recense à peine 17.000 Valenciennois. L’horrible maladie a donc réellement menacé la ville d’une extinction totale. Il fallait prendre des mesures radicales, comme on dirait aujourd’hui. Ces mesures, d’une grande piété, ont sûrement été aussi d’une grande ferveur : les Valenciennois ont prié la Vierge Marie de les sauver. La rémission fut accordée, mais d’une façon bien particulière.
La Sainte Vierge se choisit en effet un messager en la personne d’un certain Bertholin, un ermite qui vivait hors la ville, au hameau de Fontenelle (une petite chapelle, vestige d’une abbaye, indique encore le lieu de nos jours, entre Maing et Trith). Elle lui dit qu’elle avait entendu les prières de détresse des Valenciennois. Elle lui demanda de rassembler les survivants sur les remparts de la ville, la nuit qui précède son anniversaire. Alors d’accord, la veille du 8 septembre (jour où les chrétiens fêtent la nativité de la Vierge), la population vint sur les remparts et assista, dit la chronique, à un spectacle miraculeux :
« On dit que, réunis sur les murailles, les spectateurs virent tout à coup les ténèbres se dissiper, la nuit se changer en lumière, tandis qu'apparaissait à leurs regards une reine majestueuse entourée d'un cortège d'anges, semblant venir de la chaumière de l'ermite et stationnant au-dessus de la chapelle du Neuf Bourg dédiée à Marie par Charlemagne. Elle tenait en mains une pelote de cordon écarlate. Un ange aurait alors saisi le bout du « Céleste filet », et d'un vol rapide entourant la ville et ses alentours, laissa tomber derrière lui le précieux cordon. Le circuit terminé, la vision s'évanouit ; à l'instant même, on dit que la contagion cessa et ceux qui étaient atteints furent guéris. »
Voilà, ma chère Maman, quel est ce saint cordon – qui effectivement a donné la vie, mais pas de la façon que tu pensais.
Je t’embrasse bien fort,
Ta fille aimante.
  
Et l’histoire ne s’arrête pas là. Car le jour de son anniversaire, le 8 septembre, Marie avait un nouveau message pour Bertholin. Elle souhaitait que, pour la remercier de sa bonté, la population de Valenciennes suive chaque année le tracé du Saint Cordon dans la ville, précisément à la date du 8 septembre. Le maire de l’époque s’y est engagé au nom de toute la population, et depuis lors le pèlerinage a lieu, tous les ans, dans une ferveur bon enfant. J’ai assisté à l’édition du millénaire, en 2008, c’était magnifique. Savez-vous que le Tour du Saint Cordon, avec ses mille ans d’histoire, est le plus ancien pèlerinage de France ?
Chaque année le maire en titre porte la statue durant le Tour du Saint-Cordon.
Ici, Jean-Louis Borloo.
(Photo, collection Richard Lemoine)






















Voilà, ma chère Maman, l’explication de la dévotion non pas à un cordon rouge mais à un geste de bonté et de compassion, d’une population qui n’a jamais failli à l’expression de ses remerciements. C’est assez rare pour être souligné.