lundi 4 mars 2019

Quelle est cette impasse au milieu des planches ?

Entre Faubourg Sainte-Catherine et Faubourg de Paris se trouve la « rue du Chemin des Planches », autrefois Chemin des Planches tout court, ou Chemin de la procession, une voie hors les murs parmi les plus anciennes de Valenciennes. Le quartier était jadis celui des jardins, jardins de subsistance qu’on cultivait pour les fruits et légumes, une activité impossible à pratiquer en ville. Aujourd’hui encore, il est quadrillé d’impasses qu’on appelle ici des allées, dont les noms me laissaient penser qu’on prenait peut-être aussi bien du plaisir dans ces jardins : « allée des Soupirs », « allée des Bons Vouloirs »…

(photo personnelle)
Les soupirs, je ne sais pas, mais pour les bons vouloirs, j’étais loin du compte. Cette appellation, en effet, fait référence aux compagnies de volontaires créées à Valenciennes à partir de 1328, milices bourgeoises assez répandues dans les riches cités des « Pays-Bas méridionaux », chargées de défendre les remparts, sécuriser les rues, encadrer les cérémonies publiques, en évitant à la municipalité de financer une garnison. Ces compagnies étaient appelées des Serments, parce que les bourgeois qui y entraient devaient s’engager « 1° pour la vie, 2° à ne plus quitter la ville, 3° à la deffendre leyalement. » (1)
Il y avait quatre Serments à Valenciennes : les arbalétriers et les archers sont les plus anciens (ils datent respectivement de 1328 et 1364) ; les canonniers ou bombardiers apparurent ensuite (1382) avec les premières armes à feu ; plus tard, le 30 août 1566, on créa le Serment des arquebusiers, qu’on appelait plus souvent les Bons Vouloirs, c’est-à-dire les Bénévoles. Cette compagnie armée de l’arquebuze, harquebute, plus tard du mousquet puis du fusil, fut donc créée en pleine « guerre de religions », pour défendre la ville plutôt portée au protestantisme lors du siège des Espagnols catholiques. Désarmés en 1567 par les Espagnols, réorganisés sept ans plus tard, à nouveau désarmés lorsque Valenciennes fut prise par les Français (1677), ils furent réarmés et réorganisés — mais la vie des Serments sous Louis XIV et jusqu’à la Révolution devint plus décorative et folklorique que guerrière.

Les Archives municipales de Valenciennes ont gardé beaucoup de documents relatifs aux Serments – notamment aux Bons Vouloirs qui m’intéressent ici – en particulier les demandes d’admission. En 1670, Daniel Caffeau, « escrenier » en cette ville (menuisier, ébéniste), envoie sa lettre à Messieurs les Prevost Jurez et Eschevins de la Ville de Valenciennes. Il fait valoir qu’il s’est « toujours bien maintenu avec paix et amitié entre ses voisins et son prochain », et qu’il professe la foi catholique, apostololique et romaine « comme en faict foÿs l’act de son pasteur cÿ ioinct » ; il demande à être admis « au serment des Bonvouloirs de cette ville ». Un siècle plus tard, en 1777, c’est Henry Ribaucourt, « bourgeois de laditte ville » qui demande à être admis ; cette fois c’est la compagnie elle-même qui demande l’aval du Magistrat (les prévost, jurés et echevins), en produisant le témoignage de deux personnes (Dominique Fournier, garçon meunier, et Jean-Baptiste Meurice, porte-sac) qui assurent que le postulant est de bonne vie et mœurs et professe la religion catholique, apostolique et romaine, ce qu’ils attestent chacun « pour l’avoir vu assister aux offices divins et approcher des Sacrements. » (2)
Il fallait être bon catholique pour entrer dans les compagnies des Serments parce que ces confréries armées étaient à la fois civiles et religieuses. Elles œuvraient « pour le service de la Saincte église, la deffense des princes, de la Justiche et de la Ville ». Chacune avait son connétable, son hôtel particulier, son jardin, son saint patron (pour les Bons Vouloirs c’était saint Christophe), sa chapelle. « Ces Compagnies sont obligées de prendre les armes quand il plaist au Magistrat, de garder en temps de guerre la principalle Eglise, & la plus considerable porte de la ville. » (3) Yves Junot précise (4) : « Le soldat-bourgeois porte l’épée au côté et l’arquebuse à l’épaule, armes dont il est propriétaire et qu’il ne peut aliéner. Il doit se présenter en armes à son poste de surveillance. » Mais il lui est interdit de « thirer aulcun coup de harquebouze sans cause légitime », pour ne pas effrayer inutilement les habitants. Ces Serments, ajoute Isidore Chiche (5), assistaient en armes aux processions, exécutions capitales, duels judiciaires, abattis de maison, entrées joyeuses, sorties de guerre… La Bibliothèque de Douai conserve un manuscrit enluminé daté de 1550-1555, proposant une image des Bons Vouloirs participant au « Cortège de l’entrée de Philippe II à Valenciennes » (6) :

(Bibliothèque de Douai)
Nos arquebusiers sont à droite, portant « casaques vertes, enseigne de taffetas vert avec la croix de Bourgogne ».(7) Philippe II est le futur roi d’Espagne, fils de Charles Quint ; il est aussi comte de Bourgogne et seigneur des Pays-Bas : Valenciennes est sur ses terres et les Serments sont présents pour sa « joyeuse entrée » dans la ville.

Le Serment des Bons Vouloirs (extrait de l'image ci-dessus)
Du point de vue de l’équipement, les arquebusiers maniaient une arme à feu bien peu commode. Les arquebuses seraient apparues autour des années 1440-1450. Les premières étaient « à mèche », puis on inventa l’arquebuse « à rouet », plus maniable mais bien lourde : six kilos environ, pour tirer des balles ne dépassant pas vingt-cinq grammes. On trouve sur Youtube une intéressante démonstration de l’utilisation des arquebuses (suivez ce lien : https://youtube/Yzf0ZiVr9qw). Le rechargement d’une arquebuse nécessitait, dit-on, quarante-quatre mouvements. Il fallait introduire de la poudre dans l’arme, la tasser, et y mettre le feu à l’aide d’une mèche. L’arquebusier portait sur lui une poire à poudre avec un bec verseur conçu pour laisser échapper la quantité de poudre nécessaire, et une mèche d’environ un mètre allumée aux deux bouts. Les arquebuses à rouet étaient plus chères donc plus rares. Elles fonctionnaient avec une pierre à feu (comme un briquet) qui provoquait le tir en produisant des étincelles. Dans l’armée les arquebuses ne furent remplacées par les mousquets que lorsque ceux-ci virent leur poids s’alléger, sous le règne de Louis XIV. Vers 1690, le mousquet ne nécessitait plus « que » vingt-six mouvements pour être rechargé ! (8)

Un arquebusier en pleine action
(image extraite du site usbdata.co)
L’empressement de nos bourgeois valenciennois à rejoindre ces compagnies militaires pour défendre leur ville bénévolement force l’admiration. Sauf que… en « échange » de leur engagement, les Serments bénéficiaient de privilèges non négligeables.
Au mois de juillet 1687, les Canonniers, Arbalétriers, Archers et Arquebusiers se font confirmer ces privilèges par le roi Louis XIV, privilèges « accordés par plusieurs Rois et Princes des Pays-Bas et confirmés particulièrement par l’Empereur Charles Quint et ses successeurs ». Louis XIV s’exécute volontiers : « aggreons, approuvons, et confirmons les privileges accordez ausdites quattre serments de Valentiennes » mais il ajoute des conditions, notamment : d’accord pour que les suppots (les membres) des Serments exerçant un métier à Valenciennes soient « francs et exempts de touttes les tailles et impositions que les corps desdits métiers levent ou pourront lever », à condition que cela ne concerne que deux suppots par métier et par Serment, nommés par le Magistrat ou désignés par leur ancienneté. Et, ajoute Louis XIV, tous devront payer les sommes levées par les métiers pour le service divin.
Le document signé par le roi donne d’autres détails sur les privilèges anciens obtenus par les Serments. Ainsi il est convenu que les trois serments des Archers, Arbalétriers et Canonniers recevront quarante patars (monnaie de l’époque) par semaine « pour leur récréation », une somme estimée équivalente aux deux lots de vin qu’ils recevaient précédemment par lettres patentes des Archiducs Albert et Isabelle du 30 avril 1614. (9)

Les « récréations » vont devenir une activité distinctive des Serments. Les dimanches et jours de fête, explique Yves Junot (10), ces messieurs rivalisaient pour l’obtention du titre honorifique de « roi ». Ils s’entraînaient au tir sur des cibles d’étain appelées joyaulx ou oyselets, dans leurs jardins de plaisance situés dans la paroisse Saint-Jacques ou dans les fossés de la ville. Le roi était nommé pour un an, lors d’un concours qui se tenait au mois de mai, suivi d’une fête exubérante dont on a une idée grâce au récit de Michel de Saint-Martin qui a assisté à un « sacre » à Bruxelles : bénédiction du roi par un prêtre, sonneries de hautbois et tambours dans les rues, défilé des compères du Serment armes à l’épaule, accompagnés du Bourgmestre, des Echevins et du roi qui porte « un oyseau doré à son chapeau ». Enfin, tous ces messieurs soupent joyeusement.
En 1775, à Valenciennes, les honneurs attachés au Roi des Bons Vouloirs consistaient « a porter le Collier, a avoir voix ensuite du Capitaine et Connetable, à marcher à la tête de la Compagnie, et à être prevenu des semonces qui ne doivent se convoquer qu’avec sa permission » (11).
Parfois, les exercices du dimanche pouvaient causer des dommages collatéraux. Les Archives de Valenciennes conservent un document de 1523, par lequel les Arbalétriers obtiennent de Charles Quint qu’ils ne seront pas poursuivis pour les accidents arrivés dans leurs exercices quand ils auront pris certaines précautions (12) ! Oups. Au vrai, Michel de Saint-Martin raconte la même chose en 1661 : « Ceux qui composent ces Compagnies … ont de grandes salles où ils s’exercent … aux hautes armes, après qu’on a lu les statuts de ces exercices, qui sont entre autres de ne se point offenser, si l’on est blessé. » (13)
Au titre des privilèges, que penser de celui des Canonniers qui pouvaient laisser paître douze porcs en liberté « parmy la ville » ? Lorsque, en période d’épidémies et de contagion, on veut le leur interdire pour raisons sanitaires, ils portent réclamation, outrés qu’on touche à ce privilège dont ils jouissent « de temps immémorial ».(14)

Les Arquebusiers n’apparaissent pas comme les plus gâtés. Ils n’avaient pas d’hôtel particulier, ils n’avaient pas non plus d’étendard à leurs armes. Ils avaient un jardin de plaisance, qu’ils ont dû déménager en 1722. En effet, leur premier jardin se trouvait « au faubourg de tournaÿ qui est a present dans les fortifications » – Vauban est en effet passé par là – or les Bons Vouloirs ne peuvent pas se passer d’un terrain de jeux car, disent-ils, leur serment « est remplÿ la plus grande partie de jeunes gens qui ignorent le maniment des armes », il faut donc les y former, argument clé pour l’obtention d’un nouveau jardin. Justement, ils ont repéré « au faubourg notre Dame une prairie convenable pour ce sujet », environ deux menaudées « tenant pardevant le long du chemin de la procession » et appartenant à la ville. Ils demandent à pouvoir louer cette prairie durant cinquante ans, et promettent que « toutes les méliorations et baptimens qu’ils pourons faire demeureront a la fin dudit terme au profit de laditte ville » (15).
Cinquante ans après cet accord, la ville passe un nouveau bail avec les Bons Vouloirs, pour dix-huit ans cette fois. « Nous soussignés, … connaissons avoir accordé à titre de Bail ferme et loÿer, aux Roÿ, Connetables et Confreres du Serment des Bonvouloirs sous l’invocation de Saint Christophe en cette ditte ville, … pour le terme de dixhuit années consecutives, à commencer le jour de noel prochain, deux menaudées ou environ de prairie appartenant à cette ditte ville, a present divisées en Jardins situés au Faubourg Notre Dame en la rue dite Sur les planches… » Les locataires ont bien sûr la charge d’entretenir le terrain et les fossés qui l’entourent ; mais aussi de « planter des Saulx à l’entoure … ou autres arbres, et les entretenir » ; ils ont également obligation de faire construire « en bons ouvrages de maçonnerie », pour la valeur de six cent florins, un bâtiment destiné à recevoir leurs réunions. Le loyer est fixé à la somme de « cent livres monnoÿe d’haÿnault argent franc, exempt de tous dixièmes, vingtièmes, cinquantièmes, centièmes, gabelles … et de toutes autres impositions ». (16)
Bail des Jardins des bonvouloirs pour le terme de Dix-huit années - 1773
(document des Archives municipales de Valenciennes)
De nos jours, l’allée des Bons Vouloirs se trouve donc exactement là où se situait le jardin du Serment des Arquebusiers.

De l’ensemble des documents conservés par les Archives de Valenciennes, il ressort assez clairement que ces messieurs des Bons Vouloirs couraient continuellement après l’argent. En 1742, ils viennent chouiner auprès du Magistrat parce qu’ils se sont endettés jusqu’au cou : ils ont été obligés de faire confectionner un nouveau drapeau, ils ont dû fournir des habits neufs à leurs tambours et bouffons, ils ont « fait leur Roÿaume » pour la somme de « mil livres ou environ, monnoÿe d’haÿnaux », ils doivent trois cent cinq livres à leur Connétable, à cela s’ajoute une dette antérieure de six cens livres « au payement desquelles la Compagnie des dits bons vouloirs estait poursuivÿ », et ces messieurs du Magistrat voudront bien comprendre que « les confreres estaient hors d’estat de pouvoir acquitter cette somme… attendu la misere du tems ». (17)
L’argent, encore : en 1756, « les cinq compagnies bourgeoises de cette ville » portent réclamation, se plaignant « qu’on n’ait pas remboursé intégralement comme de coutume les frais de réjouissance à l’occasion de la naissance du comte de Provence. » (18)
L’argent, toujours : en 1775, le Capitaine, le Connétable et les confrères des Bons Vouloirs demandent au Magistrat la permission « de faire un Roi en leur jardin le premier dimanche de may qui jouirait des memes honneurs et prerogatifs que celui qui se faisait cydevant la tour de St Nicolas ». Le Magistrat demande aux suppots s’ils sont d’accord : oui, « et ont déclaré qu’ils étaient contents de payer quarante sous de France chacun pour subvenir aux fraix dudit jeu. » Mais tout le monde n’était pas d’accord : un tel ne voulait pas payer, « n’en aiant pas le moien » ; deux autres estimaient que la Confrérie avait des dettes et qu’il valait mieux les payer que de « fraier inutilement à faire un Roi ». (19)
Parfois ces problèmes d’argent nous apprennent long sur la vie quotidienne à Valenciennes au XVIIIe siècle. En 1789, le Capitaine des Bons Vouloirs, un certain Claude Fior, voit ses biens personnels saisis par la justice parce qu’il refuse de payer une dette de neuf cent soixante « livres haÿnaut » due par le précédent Connétable à un marchand cabaretier de la ville. Cela nous vaut la description de tout ce qui se trouve dans sa maison : armoires, buffets, chaises, mais aussi marmites, poelons, carafes, tableaux, « un parapluie de taffetas vert »… et une triboulette de faïence ! Grâces soient rendues au Magistrat, auprès de qui le Sieur Fior a fait appel et qui lève la punition de la saisie. Mais pas celle des frais de la pose des scellés puis de leur levée : quarante-trois livres au total.

Nous étions là à la veille de la Révolution. L’Assemblée Nationale allait dissoudre toutes les castes et les confréries au nom du grand principe d’Egalité. Les Bons Vouloirs, comme les autres Serments, ont disparu le 31 mai 1790. Leur souvenir ne subsiste que par le nom de cette allée, une ruelle aujourd’hui bordée d’habitations qui ont pris la place des jardins.

(Photo extraite de Google Maps)


[1] Isidore Chiche in « Mémoires de Valenciennes », livre édité en 2008 par l’Association généalogique Flandre-Hainaut, page 56.
[2] Archives de Valenciennes, EE139.
[3] Michel de Saint-Martin, « Relation d’un voyage fait en Flandres, Brabant, Hainaut, Artois, Cambrésis… », 1661, p. 431.
[4] Yves Junot, « Les Bourgeois de Valenciennes », page 40 et suivantes.
[5] Op. cit. page 56.
[6] In « Recueil des antiquités de Valenciennes » par Louis de la Fontaine, sur le site de l’Institut de recherche et d’histoire des textes.
[7] Ceux qui les suivent, pour information des demoiselles, sont les « compagnons à marier avec leur capitaine à cheval, le prince de jeunesse ».
[8] J’ai trouvé toutes mes informations sur les arquebuses dans les contributions d’un forum du site « passion-histoire.net ».
[9] Archives de Valenciennes, EE64.
[10] op. cit.
[11] Archives de Valenciennes, EE148.
[12] Idem, EE70.
[13] Op. cit.
[14] Archives de Valenciennes, EE114.
[15] Idem, EE141
[16] Idem, EE145.
[17] Idem, EE142.
[18] Idem, EE67.
[19] Idem, EE148.

vendredi 1 mars 2019

Quelle heure est-il ?

Lorsque Léopold Mozart passe à Valenciennes avec sa petite famille en mai 1766 (1), il écrit à son ami Lorenz Hagenauer resté à Salzbourg : « A Valenciennes, j’ai admiré l’horloge artistique de l’hôtel de ville… ». Un siècle plus tôt, un de ces aristocrates lettrés qui parcouraient l’Europe pour en découvrir les merveilles puis les relataient dans des « livres de voyages », ce monsieur, Michel de Saint-Martin, écrit : « Entre les Horloges des Païs-bas Catholiques, celle de Valenciennes qui est placée prés de la Maison de ville, me semble une piece fort remarquable… » (2)
En effet, depuis le XIVe siècle, trônait sur la place d’Armes de Valenciennes une spectaculaire horloge qui faisait l’admiration de tous les visiteurs. Simon Leboucq (1591-1657), prévôt de la ville et célèbre historien local, l’a dessinée en 1650 dans son « Histoire ecclésiastique de la ville et Comté de Valenciennes » lorsqu’il a représenté la « maison échevinale » :

(Document de la Bibliothèque municipale de Valenciennes)
A droite du dessin, sous le campanile de la halle au blé, se trouve cette horloge extraordinaire, installée – dit la chronique – en 1377. La voici vue de plus près :


Elle était tellement magnifique que les visiteurs, dans leurs descriptions, en rajoutaient parfois ! Ainsi Louis Guichardin, dans sa « Description de tous les Pays-Bas » (édition de 1641) s’enthousiasme : « l’Horloge, qui est un Edifice de tres-excellente & haute structure, & labeur ; lequel outre qu’il sonne, & marque les heures ordinaires, monstre les cours de la Lune, & de toutes les autres Planetes, des mois & des saisons de l’année… » ; l’admiratif Monsieur de Saint-Martin, lui aussi, s’émerveille : « outre les heures qui sont marquées au Quadran, l’on y voit le Globe du Soleil monter & descendre, selon la saison, & auquel des douze signes il est logé : la Lune est aussi representée en un Globe, qui change de face, ainsi que ce Planette, & distingue tous les quartiers. » (3)

En 1934, le Cercle archéologique et historique de Valenciennes organisa une conférence sur le sujet. Le conférencier était Albert Adde, directeur de l’Ecole primaire supérieure de Valenciennes, puis de l’Ecole professionnelle. Ce monsieur était également astronome amateur, déjà auteur d’un livre intitulé « Cosmographie » paru en 1907. En 1943 fut publié le texte de sa conférence de 1934, dans un petit opuscule dont le titre montre bien le tour de la question : « L’horloge astronomique de Valenciennes ; Description – Utilité – Histoire ». J’ai puisé toutes mes informations dans ce petit ouvrage.

(En juillet 2023, j'ai trouvé ce portrait de M. Adde dans un exemplaire du journal "Le Guetteur de Valenciennes" daté du 26 juillet 1931, à la Bibliothèque municipale.)

Au XIVe siècle, les horloges publiques étaient des raretés, des équipements très précieux. Dans les « Pays-Bas méridionaux », où se trouve Valenciennes, ce sont les villes flamandes les plus riches qui en ont d’abord été pourvues : Gand (1362), Bruges (1368), Malines (1372), Lille (1378), Tournai (1392), Cambrai (1395)… Valenciennes s’inscrit dans cette série, son horloge ayant été installée sur la Place d’Armes le 29 août 1377. La partie de l’hôtel de ville occupée par une halle au blé avait été transformée pour la recevoir, et surélevée d’un clocher très fin. Les noms des constructeurs ont été oubliés : Albert Adde s’amuse à lancer des hypothèses, estimant que le concepteur « ne pouvait se trouver que dans les ordres » et que le fabriquant des pièces devait être un serrurier.

Pour expliquer comment cet extraordinaire engin fonctionnait, Albert Adde a redessiné pour nous le cadran qu’on ne fait que deviner sur l’aquarelle de Simon Leboucq.

(Dessin d'Albert Adde, paru dans "L'Horloge astronomique de Valenciennes" en 1943)
Nous avons sous les yeux un cadran-astrolabe, dont le diamètre dans la réalité devait être de trois mètres. Au centre du cadran, Albert Adde a dessiné une sorte de personnage aux bras écartés. Ces « bras » désignent l’heure de lever et de coucher du soleil, variable au fil des saisons comme on le sait. 
Trois aiguilles parcouraient l’ensemble du cadran.
La plus longue aiguille marquait l’heure ; elle se déplaçait de gauche à droite au fil du jour, atteignant midi à son point le plus haut (comme le soleil) et minuit au plus bas. Les heures, indiquées en chiffres romains, étaient toutes sonnées, même la nuit. On pouvait apercevoir la cloche au-dessus de la tour et en avant de la flèche du clocher, entre les jaquemarts qui la frappaient. Ils étaient deux, à l’origine deux « hommes » taillés dans des troncs de noyers. On appelait cet arbre gauguier dans la région, ce qui donna son nom à l’un des sonneurs : Jean du Gauguier, nom qu’il garda même lorsque les jaquemarts furent coulés dans le bronze. L’autre devint une femme et n’eut pas de nom…
Puisque nous sommes en haut du clocher, écarquillez bien les yeux et vous verrez (je parle du dessin de Simon Leboucq) un ange en bronze, qui fut plus tard doré, perché à cinquante mètres au-dessus du sol, les ailes déployées et tenant une trompette à la bouche. Cet ange était une girouette, mais aussi une « harpe éolienne » qui émettait un son lorsque le vent soufflait. Il était là, explique Albert Adde, pour figurer le paradis : au-delà des étoiles, « le firmament tournoie en émettant des sons très doux, mélodieux, dont l’audition est l’une des joies du paradis » précise-t-il en citant une enclyclopédie du XIIIe siècle.
Oui, d'accord, il faut deviner !
Sur le cadran-astrolabe, j’y reviens, le zodiaque était représenté par la deuxième bande, en-dessous des heures. Les douze signes y étaient figurés de gauche à droite, en commençant par le Capricorne dans lequel le soleil entre au début de l’hiver. Une aiguille fourchue se calait tour à tour sur chacune des figures, et y restait trente ou trente et un jours avant de sauter à la figure suivante.
Au Moyen-âge, l’astrologie avait toute sa place dans la vie quotidienne. On trouve de nombreux dessins du partage du corps humain en zones d’influence de chacun des signes du zodiaque. La Bibliothèque municipale de Valenciennes conserve par exemple un « Compost et kalendrier des bergiers » datant de 1493 dans lequel figure entre autres cette image :

(Document de la Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Grâce à ce croquis, chacun savait quelle partie du corps il pouvait soumettre à la saignée en fonction du signe du zodiaque.
Albert Adde ajoute dans un clin d’œil : « Etudions nos contemporains et il nous sera aisé de pénétrer dans la pensée des milliers de Valenciennois qui arrêtèrent jadis un regard interrogateur sur l’astrolabe de la halle au blé au moment de prendre de grandes décisions. »

Quant à la troisième bande, elle représentait les quartiers de la lune : la nouvelle lune était toute noire, la pleine lune toute argentée, et les quartiers se succédaient entre les deux. Là aussi, une aiguille fourchue indiquait où l’astre en était de son parcours. Les retours de l’aiguille au même endroit étaient espacés de vingt-neuf jours et demi, durée d’une lunaison.
Enfin, dans le bas du cadran se trouve une sorte de tableau sur lequel apparaissait le nom du mois en cours, montré du doigt par un ange. Ce tableau représentait douze hommes, pour les douze mois de l’année, se livrant à des travaux qui se succèdent dans les champs, les jardins et les bois du mois de janvier au mois de décembre.
Et on voit sur l’aquarelle de Simon Leboucq que l’ensemble était très coloré.

On voit aussi, au-dessous du cadran, une pierre gravée. Elle fut scellée en 1555 à l’occasion d’une restauration de l’horloge, et était rédigée en latin. C’était une sorte de « mode d’emploi » du cadran. Elle disait ceci (la traduction est d’Albert Adde) :

Horis quot promat, quot condat lumina Titan
Sanguineæ nubis picta figura docet

Zodiaci signum solaris sphærula quodque
Ostendit, 
menses Angelus ipse notat
Solq… diurnales, et circum fulgidus horas ;

Hora planetarum sed tibi fulva nitet.

La figure teintée comme une pluie de sang
Nous enseigne à quelles heures Titan fait jaillir ou voile la lumière.
La petite sphère solaire montre chaque signe du Zodiaque,
L’Ange lui-même indique les mois
Et le soleil lumineux les heures du jour rangées en cercle ;
Quant à l’heure des planètes, elle brille pour toi d’un éclat fauve.

L’horloge astronomique de Valenciennes était spectaculaire, c’est un fait établi par les récits des voyageurs que je citais tout à l’heure. Elle aurait, dit la légende, également éveillé la convoitise d’un roi de France : Louis XI. Ayant envahi la région en 1477, il n’avait pas réussi à prendre la ville et n’avait pas insisté. Mais – au cas où – tout était prévu, « kars et karettes » à la sortie du Quesnoy « pour y mettre l’orloge de Valenchiennes pour la mener en son royaume où bon lui sembleroit » raconte Albert Adde qui cite un autre chroniqueur (4).

Le bel équipement a survécu à bien des vicissitudes, incendies, réparations malheureuses, vent d’ouest et pluie réunis, améliorations successives des systèmes horlogers, installation d’autres horloges dans d’autres clochers de la ville… 
Mais il ne résista pas à une de ces décisions municipales dont la ville se passerait volontiers. En 1781, il fut décidé que la halle au blé et la salle de spectacle qui la surmontait seraient démolies pour être rebâties sur de nouveaux plans. Les jaquemarts et l’ange à la trompette furent démontés, conservés dans un grenier de l’hôtel de ville. L’horloge elle-même, en pièces détachées, fut remisée dans un local du rez-de-chaussée. Là-dessus la Révolution éclata, et des pillards volèrent les pièces facilement transportables. Jean du Gauguier fut paraît-il donné à un entrepreneur de maçonnerie à qui la ville devait de l’argent ; l’autre jaquemart et l’ange disparurent aussi, personne ne sait où ni comment.
Telle fut la triste fin d’une horloge qui avait été l’un des objets d’orgueil de la ville et qui avait compté parmi les plus belles d’Europe.


[1]Voir dans ce blog mon article « Que sont donc venus faire les Mozart à Valenciennes ? », septembre 2017.
[2]Michel de Saint-Martin, « Relation d’un voyage fait en Flandres, Brabant, Hainaut, Artois, Cambrésis », 1661, page 413.
[3]Michel de Saint-Martin, op. cit.
[4]Louis Cellier, « Mémoires historiques ».