lundi 4 mars 2019

Quelle est cette impasse au milieu des planches ?

Entre Faubourg Sainte-Catherine et Faubourg de Paris se trouve la « rue du Chemin des Planches », autrefois Chemin des Planches tout court, ou Chemin de la procession, une voie hors les murs parmi les plus anciennes de Valenciennes. Le quartier était jadis celui des jardins, jardins de subsistance qu’on cultivait pour les fruits et légumes, une activité impossible à pratiquer en ville. Aujourd’hui encore, il est quadrillé d’impasses qu’on appelle ici des allées, dont les noms me laissaient penser qu’on prenait peut-être aussi bien du plaisir dans ces jardins : « allée des Soupirs », « allée des Bons Vouloirs »…

(photo personnelle)
Les soupirs, je ne sais pas, mais pour les bons vouloirs, j’étais loin du compte. Cette appellation, en effet, fait référence aux compagnies de volontaires créées à Valenciennes à partir de 1328, milices bourgeoises assez répandues dans les riches cités des « Pays-Bas méridionaux », chargées de défendre les remparts, sécuriser les rues, encadrer les cérémonies publiques, en évitant à la municipalité de financer une garnison. Ces compagnies étaient appelées des Serments, parce que les bourgeois qui y entraient devaient s’engager « 1° pour la vie, 2° à ne plus quitter la ville, 3° à la deffendre leyalement. » (1)
Il y avait quatre Serments à Valenciennes : les arbalétriers et les archers sont les plus anciens (ils datent respectivement de 1328 et 1364) ; les canonniers ou bombardiers apparurent ensuite (1382) avec les premières armes à feu ; plus tard, le 30 août 1566, on créa le Serment des arquebusiers, qu’on appelait plus souvent les Bons Vouloirs, c’est-à-dire les Bénévoles. Cette compagnie armée de l’arquebuze, harquebute, plus tard du mousquet puis du fusil, fut donc créée en pleine « guerre de religions », pour défendre la ville plutôt portée au protestantisme lors du siège des Espagnols catholiques. Désarmés en 1567 par les Espagnols, réorganisés sept ans plus tard, à nouveau désarmés lorsque Valenciennes fut prise par les Français (1677), ils furent réarmés et réorganisés — mais la vie des Serments sous Louis XIV et jusqu’à la Révolution devint plus décorative et folklorique que guerrière.

Les Archives municipales de Valenciennes ont gardé beaucoup de documents relatifs aux Serments – notamment aux Bons Vouloirs qui m’intéressent ici – en particulier les demandes d’admission. En 1670, Daniel Caffeau, « escrenier » en cette ville (menuisier, ébéniste), envoie sa lettre à Messieurs les Prevost Jurez et Eschevins de la Ville de Valenciennes. Il fait valoir qu’il s’est « toujours bien maintenu avec paix et amitié entre ses voisins et son prochain », et qu’il professe la foi catholique, apostololique et romaine « comme en faict foÿs l’act de son pasteur cÿ ioinct » ; il demande à être admis « au serment des Bonvouloirs de cette ville ». Un siècle plus tard, en 1777, c’est Henry Ribaucourt, « bourgeois de laditte ville » qui demande à être admis ; cette fois c’est la compagnie elle-même qui demande l’aval du Magistrat (les prévost, jurés et echevins), en produisant le témoignage de deux personnes (Dominique Fournier, garçon meunier, et Jean-Baptiste Meurice, porte-sac) qui assurent que le postulant est de bonne vie et mœurs et professe la religion catholique, apostolique et romaine, ce qu’ils attestent chacun « pour l’avoir vu assister aux offices divins et approcher des Sacrements. » (2)
Il fallait être bon catholique pour entrer dans les compagnies des Serments parce que ces confréries armées étaient à la fois civiles et religieuses. Elles œuvraient « pour le service de la Saincte église, la deffense des princes, de la Justiche et de la Ville ». Chacune avait son connétable, son hôtel particulier, son jardin, son saint patron (pour les Bons Vouloirs c’était saint Christophe), sa chapelle. « Ces Compagnies sont obligées de prendre les armes quand il plaist au Magistrat, de garder en temps de guerre la principalle Eglise, & la plus considerable porte de la ville. » (3) Yves Junot précise (4) : « Le soldat-bourgeois porte l’épée au côté et l’arquebuse à l’épaule, armes dont il est propriétaire et qu’il ne peut aliéner. Il doit se présenter en armes à son poste de surveillance. » Mais il lui est interdit de « thirer aulcun coup de harquebouze sans cause légitime », pour ne pas effrayer inutilement les habitants. Ces Serments, ajoute Isidore Chiche (5), assistaient en armes aux processions, exécutions capitales, duels judiciaires, abattis de maison, entrées joyeuses, sorties de guerre… La Bibliothèque de Douai conserve un manuscrit enluminé daté de 1550-1555, proposant une image des Bons Vouloirs participant au « Cortège de l’entrée de Philippe II à Valenciennes » (6) :

(Bibliothèque de Douai)
Nos arquebusiers sont à droite, portant « casaques vertes, enseigne de taffetas vert avec la croix de Bourgogne ».(7) Philippe II est le futur roi d’Espagne, fils de Charles Quint ; il est aussi comte de Bourgogne et seigneur des Pays-Bas : Valenciennes est sur ses terres et les Serments sont présents pour sa « joyeuse entrée » dans la ville.

Le Serment des Bons Vouloirs (extrait de l'image ci-dessus)
Du point de vue de l’équipement, les arquebusiers maniaient une arme à feu bien peu commode. Les arquebuses seraient apparues autour des années 1440-1450. Les premières étaient « à mèche », puis on inventa l’arquebuse « à rouet », plus maniable mais bien lourde : six kilos environ, pour tirer des balles ne dépassant pas vingt-cinq grammes. On trouve sur Youtube une intéressante démonstration de l’utilisation des arquebuses (suivez ce lien : https://youtube/Yzf0ZiVr9qw). Le rechargement d’une arquebuse nécessitait, dit-on, quarante-quatre mouvements. Il fallait introduire de la poudre dans l’arme, la tasser, et y mettre le feu à l’aide d’une mèche. L’arquebusier portait sur lui une poire à poudre avec un bec verseur conçu pour laisser échapper la quantité de poudre nécessaire, et une mèche d’environ un mètre allumée aux deux bouts. Les arquebuses à rouet étaient plus chères donc plus rares. Elles fonctionnaient avec une pierre à feu (comme un briquet) qui provoquait le tir en produisant des étincelles. Dans l’armée les arquebuses ne furent remplacées par les mousquets que lorsque ceux-ci virent leur poids s’alléger, sous le règne de Louis XIV. Vers 1690, le mousquet ne nécessitait plus « que » vingt-six mouvements pour être rechargé ! (8)

Un arquebusier en pleine action
(image extraite du site usbdata.co)
L’empressement de nos bourgeois valenciennois à rejoindre ces compagnies militaires pour défendre leur ville bénévolement force l’admiration. Sauf que… en « échange » de leur engagement, les Serments bénéficiaient de privilèges non négligeables.
Au mois de juillet 1687, les Canonniers, Arbalétriers, Archers et Arquebusiers se font confirmer ces privilèges par le roi Louis XIV, privilèges « accordés par plusieurs Rois et Princes des Pays-Bas et confirmés particulièrement par l’Empereur Charles Quint et ses successeurs ». Louis XIV s’exécute volontiers : « aggreons, approuvons, et confirmons les privileges accordez ausdites quattre serments de Valentiennes » mais il ajoute des conditions, notamment : d’accord pour que les suppots (les membres) des Serments exerçant un métier à Valenciennes soient « francs et exempts de touttes les tailles et impositions que les corps desdits métiers levent ou pourront lever », à condition que cela ne concerne que deux suppots par métier et par Serment, nommés par le Magistrat ou désignés par leur ancienneté. Et, ajoute Louis XIV, tous devront payer les sommes levées par les métiers pour le service divin.
Le document signé par le roi donne d’autres détails sur les privilèges anciens obtenus par les Serments. Ainsi il est convenu que les trois serments des Archers, Arbalétriers et Canonniers recevront quarante patars (monnaie de l’époque) par semaine « pour leur récréation », une somme estimée équivalente aux deux lots de vin qu’ils recevaient précédemment par lettres patentes des Archiducs Albert et Isabelle du 30 avril 1614. (9)

Les « récréations » vont devenir une activité distinctive des Serments. Les dimanches et jours de fête, explique Yves Junot (10), ces messieurs rivalisaient pour l’obtention du titre honorifique de « roi ». Ils s’entraînaient au tir sur des cibles d’étain appelées joyaulx ou oyselets, dans leurs jardins de plaisance situés dans la paroisse Saint-Jacques ou dans les fossés de la ville. Le roi était nommé pour un an, lors d’un concours qui se tenait au mois de mai, suivi d’une fête exubérante dont on a une idée grâce au récit de Michel de Saint-Martin qui a assisté à un « sacre » à Bruxelles : bénédiction du roi par un prêtre, sonneries de hautbois et tambours dans les rues, défilé des compères du Serment armes à l’épaule, accompagnés du Bourgmestre, des Echevins et du roi qui porte « un oyseau doré à son chapeau ». Enfin, tous ces messieurs soupent joyeusement.
En 1775, à Valenciennes, les honneurs attachés au Roi des Bons Vouloirs consistaient « a porter le Collier, a avoir voix ensuite du Capitaine et Connetable, à marcher à la tête de la Compagnie, et à être prevenu des semonces qui ne doivent se convoquer qu’avec sa permission » (11).
Parfois, les exercices du dimanche pouvaient causer des dommages collatéraux. Les Archives de Valenciennes conservent un document de 1523, par lequel les Arbalétriers obtiennent de Charles Quint qu’ils ne seront pas poursuivis pour les accidents arrivés dans leurs exercices quand ils auront pris certaines précautions (12) ! Oups. Au vrai, Michel de Saint-Martin raconte la même chose en 1661 : « Ceux qui composent ces Compagnies … ont de grandes salles où ils s’exercent … aux hautes armes, après qu’on a lu les statuts de ces exercices, qui sont entre autres de ne se point offenser, si l’on est blessé. » (13)
Au titre des privilèges, que penser de celui des Canonniers qui pouvaient laisser paître douze porcs en liberté « parmy la ville » ? Lorsque, en période d’épidémies et de contagion, on veut le leur interdire pour raisons sanitaires, ils portent réclamation, outrés qu’on touche à ce privilège dont ils jouissent « de temps immémorial ».(14)

Les Arquebusiers n’apparaissent pas comme les plus gâtés. Ils n’avaient pas d’hôtel particulier, ils n’avaient pas non plus d’étendard à leurs armes. Ils avaient un jardin de plaisance, qu’ils ont dû déménager en 1722. En effet, leur premier jardin se trouvait « au faubourg de tournaÿ qui est a present dans les fortifications » – Vauban est en effet passé par là – or les Bons Vouloirs ne peuvent pas se passer d’un terrain de jeux car, disent-ils, leur serment « est remplÿ la plus grande partie de jeunes gens qui ignorent le maniment des armes », il faut donc les y former, argument clé pour l’obtention d’un nouveau jardin. Justement, ils ont repéré « au faubourg notre Dame une prairie convenable pour ce sujet », environ deux menaudées « tenant pardevant le long du chemin de la procession » et appartenant à la ville. Ils demandent à pouvoir louer cette prairie durant cinquante ans, et promettent que « toutes les méliorations et baptimens qu’ils pourons faire demeureront a la fin dudit terme au profit de laditte ville » (15).
Cinquante ans après cet accord, la ville passe un nouveau bail avec les Bons Vouloirs, pour dix-huit ans cette fois. « Nous soussignés, … connaissons avoir accordé à titre de Bail ferme et loÿer, aux Roÿ, Connetables et Confreres du Serment des Bonvouloirs sous l’invocation de Saint Christophe en cette ditte ville, … pour le terme de dixhuit années consecutives, à commencer le jour de noel prochain, deux menaudées ou environ de prairie appartenant à cette ditte ville, a present divisées en Jardins situés au Faubourg Notre Dame en la rue dite Sur les planches… » Les locataires ont bien sûr la charge d’entretenir le terrain et les fossés qui l’entourent ; mais aussi de « planter des Saulx à l’entoure … ou autres arbres, et les entretenir » ; ils ont également obligation de faire construire « en bons ouvrages de maçonnerie », pour la valeur de six cent florins, un bâtiment destiné à recevoir leurs réunions. Le loyer est fixé à la somme de « cent livres monnoÿe d’haÿnault argent franc, exempt de tous dixièmes, vingtièmes, cinquantièmes, centièmes, gabelles … et de toutes autres impositions ». (16)
Bail des Jardins des bonvouloirs pour le terme de Dix-huit années - 1773
(document des Archives municipales de Valenciennes)
De nos jours, l’allée des Bons Vouloirs se trouve donc exactement là où se situait le jardin du Serment des Arquebusiers.

De l’ensemble des documents conservés par les Archives de Valenciennes, il ressort assez clairement que ces messieurs des Bons Vouloirs couraient continuellement après l’argent. En 1742, ils viennent chouiner auprès du Magistrat parce qu’ils se sont endettés jusqu’au cou : ils ont été obligés de faire confectionner un nouveau drapeau, ils ont dû fournir des habits neufs à leurs tambours et bouffons, ils ont « fait leur Roÿaume » pour la somme de « mil livres ou environ, monnoÿe d’haÿnaux », ils doivent trois cent cinq livres à leur Connétable, à cela s’ajoute une dette antérieure de six cens livres « au payement desquelles la Compagnie des dits bons vouloirs estait poursuivÿ », et ces messieurs du Magistrat voudront bien comprendre que « les confreres estaient hors d’estat de pouvoir acquitter cette somme… attendu la misere du tems ». (17)
L’argent, encore : en 1756, « les cinq compagnies bourgeoises de cette ville » portent réclamation, se plaignant « qu’on n’ait pas remboursé intégralement comme de coutume les frais de réjouissance à l’occasion de la naissance du comte de Provence. » (18)
L’argent, toujours : en 1775, le Capitaine, le Connétable et les confrères des Bons Vouloirs demandent au Magistrat la permission « de faire un Roi en leur jardin le premier dimanche de may qui jouirait des memes honneurs et prerogatifs que celui qui se faisait cydevant la tour de St Nicolas ». Le Magistrat demande aux suppots s’ils sont d’accord : oui, « et ont déclaré qu’ils étaient contents de payer quarante sous de France chacun pour subvenir aux fraix dudit jeu. » Mais tout le monde n’était pas d’accord : un tel ne voulait pas payer, « n’en aiant pas le moien » ; deux autres estimaient que la Confrérie avait des dettes et qu’il valait mieux les payer que de « fraier inutilement à faire un Roi ». (19)
Parfois ces problèmes d’argent nous apprennent long sur la vie quotidienne à Valenciennes au XVIIIe siècle. En 1789, le Capitaine des Bons Vouloirs, un certain Claude Fior, voit ses biens personnels saisis par la justice parce qu’il refuse de payer une dette de neuf cent soixante « livres haÿnaut » due par le précédent Connétable à un marchand cabaretier de la ville. Cela nous vaut la description de tout ce qui se trouve dans sa maison : armoires, buffets, chaises, mais aussi marmites, poelons, carafes, tableaux, « un parapluie de taffetas vert »… et une triboulette de faïence ! Grâces soient rendues au Magistrat, auprès de qui le Sieur Fior a fait appel et qui lève la punition de la saisie. Mais pas celle des frais de la pose des scellés puis de leur levée : quarante-trois livres au total.

Nous étions là à la veille de la Révolution. L’Assemblée Nationale allait dissoudre toutes les castes et les confréries au nom du grand principe d’Egalité. Les Bons Vouloirs, comme les autres Serments, ont disparu le 31 mai 1790. Leur souvenir ne subsiste que par le nom de cette allée, une ruelle aujourd’hui bordée d’habitations qui ont pris la place des jardins.

(Photo extraite de Google Maps)


[1] Isidore Chiche in « Mémoires de Valenciennes », livre édité en 2008 par l’Association généalogique Flandre-Hainaut, page 56.
[2] Archives de Valenciennes, EE139.
[3] Michel de Saint-Martin, « Relation d’un voyage fait en Flandres, Brabant, Hainaut, Artois, Cambrésis… », 1661, p. 431.
[4] Yves Junot, « Les Bourgeois de Valenciennes », page 40 et suivantes.
[5] Op. cit. page 56.
[6] In « Recueil des antiquités de Valenciennes » par Louis de la Fontaine, sur le site de l’Institut de recherche et d’histoire des textes.
[7] Ceux qui les suivent, pour information des demoiselles, sont les « compagnons à marier avec leur capitaine à cheval, le prince de jeunesse ».
[8] J’ai trouvé toutes mes informations sur les arquebuses dans les contributions d’un forum du site « passion-histoire.net ».
[9] Archives de Valenciennes, EE64.
[10] op. cit.
[11] Archives de Valenciennes, EE148.
[12] Idem, EE70.
[13] Op. cit.
[14] Archives de Valenciennes, EE114.
[15] Idem, EE141
[16] Idem, EE145.
[17] Idem, EE142.
[18] Idem, EE67.
[19] Idem, EE148.

5 commentaires:

  1. Très intéressante l'histoire des Serments. Je viens d'acheter une maison à la rue du chemin des planches et j'aimerais bien connaître son histoire. Elle serait peut être pas du même moment? Car sur les cartes de 1800 il me semble qu'elle apparaît.

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  2. Le chemin des Planches est en effet l'une des plus anciennes rues de Valenciennes, mais elle était en dehors des remparts. On la trouve sur des plans très anciens, bien avant 1800. J'aimerais bien, moi aussi, reconstituer son histoire ! Un jour, peut-être…

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    1. Ou pourrait-on trouver des documents ancien sur les differents bâtiment? A la bibliothèque on ne m'a pas trop donner d'informations. Je cherche a savoir l'origine de la maison 29 de la rue des chemin des planches. Car son architectures est tres atypique du coin.

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    2. Nous sommes nombreux à vouloir connaître l'origine de cette maison ! J'en ai parlé aux Archives, qui n'ont pas donné suite. Mais je ne désespère pas de trouver une source fiable un jour, je vous tiendrai au courant.

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