vendredi 1 mars 2019

Quelle heure est-il ?

Lorsque Léopold Mozart passe à Valenciennes avec sa petite famille en mai 1766 (1), il écrit à son ami Lorenz Hagenauer resté à Salzbourg : « A Valenciennes, j’ai admiré l’horloge artistique de l’hôtel de ville… ». Un siècle plus tôt, un de ces aristocrates lettrés qui parcouraient l’Europe pour en découvrir les merveilles puis les relataient dans des « livres de voyages », ce monsieur, Michel de Saint-Martin, écrit : « Entre les Horloges des Païs-bas Catholiques, celle de Valenciennes qui est placée prés de la Maison de ville, me semble une piece fort remarquable… » (2)
En effet, depuis le XIVe siècle, trônait sur la place d’Armes de Valenciennes une spectaculaire horloge qui faisait l’admiration de tous les visiteurs. Simon Leboucq (1591-1657), prévôt de la ville et célèbre historien local, l’a dessinée en 1650 dans son « Histoire ecclésiastique de la ville et Comté de Valenciennes » lorsqu’il a représenté la « maison échevinale » :

(Document de la Bibliothèque municipale de Valenciennes)
A droite du dessin, sous le campanile de la halle au blé, se trouve cette horloge extraordinaire, installée – dit la chronique – en 1377. La voici vue de plus près :


Elle était tellement magnifique que les visiteurs, dans leurs descriptions, en rajoutaient parfois ! Ainsi Louis Guichardin, dans sa « Description de tous les Pays-Bas » (édition de 1641) s’enthousiasme : « l’Horloge, qui est un Edifice de tres-excellente & haute structure, & labeur ; lequel outre qu’il sonne, & marque les heures ordinaires, monstre les cours de la Lune, & de toutes les autres Planetes, des mois & des saisons de l’année… » ; l’admiratif Monsieur de Saint-Martin, lui aussi, s’émerveille : « outre les heures qui sont marquées au Quadran, l’on y voit le Globe du Soleil monter & descendre, selon la saison, & auquel des douze signes il est logé : la Lune est aussi representée en un Globe, qui change de face, ainsi que ce Planette, & distingue tous les quartiers. » (3)

En 1934, le Cercle archéologique et historique de Valenciennes organisa une conférence sur le sujet. Le conférencier était Albert Adde, directeur de l’Ecole primaire supérieure de Valenciennes, puis de l’Ecole professionnelle. Ce monsieur était également astronome amateur, déjà auteur d’un livre intitulé « Cosmographie » paru en 1907. En 1943 fut publié le texte de sa conférence de 1934, dans un petit opuscule dont le titre montre bien le tour de la question : « L’horloge astronomique de Valenciennes ; Description – Utilité – Histoire ». J’ai puisé toutes mes informations dans ce petit ouvrage.

(En juillet 2023, j'ai trouvé ce portrait de M. Adde dans un exemplaire du journal "Le Guetteur de Valenciennes" daté du 26 juillet 1931, à la Bibliothèque municipale.)

Au XIVe siècle, les horloges publiques étaient des raretés, des équipements très précieux. Dans les « Pays-Bas méridionaux », où se trouve Valenciennes, ce sont les villes flamandes les plus riches qui en ont d’abord été pourvues : Gand (1362), Bruges (1368), Malines (1372), Lille (1378), Tournai (1392), Cambrai (1395)… Valenciennes s’inscrit dans cette série, son horloge ayant été installée sur la Place d’Armes le 29 août 1377. La partie de l’hôtel de ville occupée par une halle au blé avait été transformée pour la recevoir, et surélevée d’un clocher très fin. Les noms des constructeurs ont été oubliés : Albert Adde s’amuse à lancer des hypothèses, estimant que le concepteur « ne pouvait se trouver que dans les ordres » et que le fabriquant des pièces devait être un serrurier.

Pour expliquer comment cet extraordinaire engin fonctionnait, Albert Adde a redessiné pour nous le cadran qu’on ne fait que deviner sur l’aquarelle de Simon Leboucq.

(Dessin d'Albert Adde, paru dans "L'Horloge astronomique de Valenciennes" en 1943)
Nous avons sous les yeux un cadran-astrolabe, dont le diamètre dans la réalité devait être de trois mètres. Au centre du cadran, Albert Adde a dessiné une sorte de personnage aux bras écartés. Ces « bras » désignent l’heure de lever et de coucher du soleil, variable au fil des saisons comme on le sait. 
Trois aiguilles parcouraient l’ensemble du cadran.
La plus longue aiguille marquait l’heure ; elle se déplaçait de gauche à droite au fil du jour, atteignant midi à son point le plus haut (comme le soleil) et minuit au plus bas. Les heures, indiquées en chiffres romains, étaient toutes sonnées, même la nuit. On pouvait apercevoir la cloche au-dessus de la tour et en avant de la flèche du clocher, entre les jaquemarts qui la frappaient. Ils étaient deux, à l’origine deux « hommes » taillés dans des troncs de noyers. On appelait cet arbre gauguier dans la région, ce qui donna son nom à l’un des sonneurs : Jean du Gauguier, nom qu’il garda même lorsque les jaquemarts furent coulés dans le bronze. L’autre devint une femme et n’eut pas de nom…
Puisque nous sommes en haut du clocher, écarquillez bien les yeux et vous verrez (je parle du dessin de Simon Leboucq) un ange en bronze, qui fut plus tard doré, perché à cinquante mètres au-dessus du sol, les ailes déployées et tenant une trompette à la bouche. Cet ange était une girouette, mais aussi une « harpe éolienne » qui émettait un son lorsque le vent soufflait. Il était là, explique Albert Adde, pour figurer le paradis : au-delà des étoiles, « le firmament tournoie en émettant des sons très doux, mélodieux, dont l’audition est l’une des joies du paradis » précise-t-il en citant une enclyclopédie du XIIIe siècle.
Oui, d'accord, il faut deviner !
Sur le cadran-astrolabe, j’y reviens, le zodiaque était représenté par la deuxième bande, en-dessous des heures. Les douze signes y étaient figurés de gauche à droite, en commençant par le Capricorne dans lequel le soleil entre au début de l’hiver. Une aiguille fourchue se calait tour à tour sur chacune des figures, et y restait trente ou trente et un jours avant de sauter à la figure suivante.
Au Moyen-âge, l’astrologie avait toute sa place dans la vie quotidienne. On trouve de nombreux dessins du partage du corps humain en zones d’influence de chacun des signes du zodiaque. La Bibliothèque municipale de Valenciennes conserve par exemple un « Compost et kalendrier des bergiers » datant de 1493 dans lequel figure entre autres cette image :

(Document de la Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Grâce à ce croquis, chacun savait quelle partie du corps il pouvait soumettre à la saignée en fonction du signe du zodiaque.
Albert Adde ajoute dans un clin d’œil : « Etudions nos contemporains et il nous sera aisé de pénétrer dans la pensée des milliers de Valenciennois qui arrêtèrent jadis un regard interrogateur sur l’astrolabe de la halle au blé au moment de prendre de grandes décisions. »

Quant à la troisième bande, elle représentait les quartiers de la lune : la nouvelle lune était toute noire, la pleine lune toute argentée, et les quartiers se succédaient entre les deux. Là aussi, une aiguille fourchue indiquait où l’astre en était de son parcours. Les retours de l’aiguille au même endroit étaient espacés de vingt-neuf jours et demi, durée d’une lunaison.
Enfin, dans le bas du cadran se trouve une sorte de tableau sur lequel apparaissait le nom du mois en cours, montré du doigt par un ange. Ce tableau représentait douze hommes, pour les douze mois de l’année, se livrant à des travaux qui se succèdent dans les champs, les jardins et les bois du mois de janvier au mois de décembre.
Et on voit sur l’aquarelle de Simon Leboucq que l’ensemble était très coloré.

On voit aussi, au-dessous du cadran, une pierre gravée. Elle fut scellée en 1555 à l’occasion d’une restauration de l’horloge, et était rédigée en latin. C’était une sorte de « mode d’emploi » du cadran. Elle disait ceci (la traduction est d’Albert Adde) :

Horis quot promat, quot condat lumina Titan
Sanguineæ nubis picta figura docet

Zodiaci signum solaris sphærula quodque
Ostendit, 
menses Angelus ipse notat
Solq… diurnales, et circum fulgidus horas ;

Hora planetarum sed tibi fulva nitet.

La figure teintée comme une pluie de sang
Nous enseigne à quelles heures Titan fait jaillir ou voile la lumière.
La petite sphère solaire montre chaque signe du Zodiaque,
L’Ange lui-même indique les mois
Et le soleil lumineux les heures du jour rangées en cercle ;
Quant à l’heure des planètes, elle brille pour toi d’un éclat fauve.

L’horloge astronomique de Valenciennes était spectaculaire, c’est un fait établi par les récits des voyageurs que je citais tout à l’heure. Elle aurait, dit la légende, également éveillé la convoitise d’un roi de France : Louis XI. Ayant envahi la région en 1477, il n’avait pas réussi à prendre la ville et n’avait pas insisté. Mais – au cas où – tout était prévu, « kars et karettes » à la sortie du Quesnoy « pour y mettre l’orloge de Valenchiennes pour la mener en son royaume où bon lui sembleroit » raconte Albert Adde qui cite un autre chroniqueur (4).

Le bel équipement a survécu à bien des vicissitudes, incendies, réparations malheureuses, vent d’ouest et pluie réunis, améliorations successives des systèmes horlogers, installation d’autres horloges dans d’autres clochers de la ville… 
Mais il ne résista pas à une de ces décisions municipales dont la ville se passerait volontiers. En 1781, il fut décidé que la halle au blé et la salle de spectacle qui la surmontait seraient démolies pour être rebâties sur de nouveaux plans. Les jaquemarts et l’ange à la trompette furent démontés, conservés dans un grenier de l’hôtel de ville. L’horloge elle-même, en pièces détachées, fut remisée dans un local du rez-de-chaussée. Là-dessus la Révolution éclata, et des pillards volèrent les pièces facilement transportables. Jean du Gauguier fut paraît-il donné à un entrepreneur de maçonnerie à qui la ville devait de l’argent ; l’autre jaquemart et l’ange disparurent aussi, personne ne sait où ni comment.
Telle fut la triste fin d’une horloge qui avait été l’un des objets d’orgueil de la ville et qui avait compté parmi les plus belles d’Europe.


[1]Voir dans ce blog mon article « Que sont donc venus faire les Mozart à Valenciennes ? », septembre 2017.
[2]Michel de Saint-Martin, « Relation d’un voyage fait en Flandres, Brabant, Hainaut, Artois, Cambrésis », 1661, page 413.
[3]Michel de Saint-Martin, op. cit.
[4]Louis Cellier, « Mémoires historiques ».

4 commentaires:

  1. Très bel et instructif article.
    Georges

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    1. Merci Monsieur Biron. Je vois que vous êtes mon plus fidèle lecteur ! J'en suis honorée, merci.

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  2. Merci pour cet article qui m'a permis de trouver une description de l'horloge astronomique de Valenciennes

    Marc.B

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