lundi 6 septembre 2021

Qui sont ces trouvères oubliés au fond du Puy ?

Bien avant Ronsard, du Bellay et leurs petits camarades de la Pléïade, qui au XVIsiècle se donnèrent la mission de promouvoir et réglementer la langue française, notamment de lui donner la préférence par rapport au latin dans tous les écrits littéraires – bien avant eux, donc, les écrivains de Valenciennes réunis en confrérie organisaient pour leur plaisir des concours de versification en langue française. Oui, le français était la langue de cette ville, qui jamais ne parla le flamand ni l’espagnol. Un français ancien, certes, qui ressemble à celui de la célèbre Cantilène de Sainte-Eulalie[1] comme un fils ressemble à son père ; mais un français qui se prêtait à merveille aux jeux de cette confrérie d’écrivains.

On appelait ces confréries des « Puys », et on trouvait ces Puys dans la plupart des villes de la région : Arras, Douai, Lille, Tournai, Mons, Amiens et autres lieux. Valenciennes fut la première à se doter d’un cercle de ce genre, ce qui fait de son Puy le plus ancien de tous. Le Puy Notre-Dame, c’est son nom, a en effet reçu sa première charte, dit Simon Le Boucq[2], en 1229, sa création même remontant, selon lui, à une date antérieure à 1186. 

Chaque année, les confrères du Puy organisaient entre eux une sorte de joute littéraire, qui consistait à écrire de courtes œuvres sur un thème imposé puis à lire ces créations devant un « jury » qui distribuait des prix. La Pléïade ayant porté la forme du Sonnet au pinacle du fin du fin de ce qui se fait de mieux, on a aujourd’hui oublié les autres styles de poésies prisés par nos artistes du Moyen-âge : le Dit ou Ditié (avec une moralité), le Lai (récit d’aventures), le Virelai (chanson de trois couplets et un refrain), la Complainte (un triste sort), le Fabliau (des aventures inventées), le Servantois (supplique pieuse, ou supplique amoureuse), la Sotte Chanson (un servantois satyrique), le Sonez (une chanson), le Fatras ou la Fatrasie (une forme aux rimes entremêlées), la Ballade, le Rondeau, la Pastorale… Ces messieurs avaient de quoi s’amuser !

 

Peu d’auteurs, malheureusement, dont la renommée ait traversé les siècles. Jean Froissart (1337-1410) est le plus célèbre de ceux qui ont participé aux jeux du Puy de Valenciennes et qui y ont été primés. Après lui, Jean Molinet (1435-1508) qui fut considéré comme l’un des plus grands poètes de son temps.


Jean Froissart sur son piédestal valenciennois
(photo personnelle)

Jean Molinet
(image extraite du blog Textualités)


Mais avant ces deux-là, il faut citer un poète valenciennois aujourd’hui complètement oublié, mais qui fut quatre fois primé par la confrérie : le trouvère Jean Baillehaut. Des documents officiels valident son existence et celle de son épouse entre 1252 et 1274. Il est d’une famille de « bourgeois de Valenciennes », et j’ai lu quelque part[3] que c’est du nom de cette famille que la rivière Balhaut, au Faubourg de Paris, aurait été baptisée. Un de nos merveilleux érudits du XIXsiècle, Edouard Grar, s’est intéressé au sort de Jean Baillehaut dans les « Mémoires historiques sur l’arrondissement de Valenciennes » publiés par la Société d’Agriculture en 1868. Il regrette – nous aussi – que seules cinq chansons du trouvère aient été retenues par ceux qui les ont publiées à partir de manuscrits gardés à Paris. Les titres en sont Le Miex tumant (la plus orgueilleuse) de toute nos rivières (Sotte chanson couronnée), Sois tors (tordu) ou droit par faute de santé (Sotte chanson couronnée), Pleurez amant, car vraie amours et morte (Sotte chanson couronnée), La bele qui tant désir (Chanson), S’amours n’eust onques esté (Si l’amour n’avait jamais été) (Servantois couronné)[4]

 

Les savants qui de nos jours étudient la littérature moyenâgeuse racontent que, loin de se prendre au sérieux, ces jeux étaient bel et bien destinés à s’amuser. On récitait, en les scandant comme en était l’usage, les poèmes qu’on avait écrits, on tâchait de faire rire l’auditoire, de l’étonner, on répondait au concurrent qui venait de parler en le parodiant, en l’imitant, on improvisait, on relançait, on rimait – et les joutes se terminaient par un banquet où l’on ripaillait volontiers !

Le temps aidant, les hommes d’église ont commencé à s’intéresser à ces réunions et à leur donner une tournure beaucoup plus religieuse – une façon comme une autre de brider peut-être des excès de paillardise… Et petit à petit, le fol esprit du Puy va disparaître. Sans qu’on puisse poser une date précise, le Puy Notre-Dame est devenu la Confrérie de Notre-Dame du Puy, et les jeux poétiques sont devenus l’occasion d’exprimer la dévotion à la Vierge Marie. La confrérie même s’est organisée de plus en plus strictement, avec des règlements précis sur toutes sortes de sujets – une « usine à gaz » consignée dans un manuscrit de 1714 conservé à la Bibliothèque municipale[5]. En voici une des pages :

 

Manuscrit 492, gardé à la Bibliothèque municipale de Valenciennes
(photo personnelle)

On apprend dans ce texte que la fête annuelle avait lieu le dimanche après l’Assomption. Des affiches publiques invitaient les poètes et rhéteurs de la ville à composer quelques pièces en l’honneur de la Sainte Vierge du Puy : « ils étaient obligés de faire mention dans l’un des couplets… de son Assomption, qui était une condition essentielle sans laquelle on ne pouvait obtenir aucun prix. » La deuxième condition était de présenter les œuvres « avant le soleil couché de la veille du grand jour » sous peine d’être refusé. Les gagnants remportaient « une couronne d’argent pesant une once » en premier prix, un chapeau d’argent pesant une demi-once en deuxième prix, « ces prix étaient aux frais du premier prince ». Ces prix furent distribués pour la première fois en 1401, dit cette chronique, le « premier prince » étant le Comte Guillaume (Guillaume IV de Hainaut). Par « prince » il faut comprendre le président du jury, qui n’était pas forcément de la haute aristocratie. Le manuscrit poursuit sur plusieurs pages sa description des festivités, avant et après le « grand jour », les processions, les décorations, les dévotions ; il n’y a plus rien de littéraire là-dedans. Les femmes sont admises, elles paient trois sols seulement lorsque les hommes en paient soixante comme droit d’entrée. Le banquet existe toujours, chaque participant payant sa part – alors que jusqu’en 1434 c’était le « prince » qui invitait, mais cette dépense s’est avérée « trop fraieuse ».

 

A ce stade de notre histoire, surgit une incongruité qu’a bien relevée Edouard Grar dans l’article mentionné plus haut, à savoir que le Puy de Valenciennes a deux « sièges » : la chapelle de l’Hôtellerie, et une chapelle dans l’église Notre-Dame de la Chaussée – deux bâtiments relativement éloignés l’un de l’autre.

Dans son « Histoire ecclésiastique », Simon Le Boucq montre une vue de l’Hôtellerie.

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Il légende son illustration avec précision : petit a (à droite), la Chappelle de lhostellerie ; petit b (au milieu) Chappelle des confrères de Notre dame du Puÿ ; petit c (à gauche) Ecolle dominicale ; petit d (au centre, sous l’auvent) cy fut la sacristie des confrères de N dame du Puÿ.

 

Un article paru le 4 mars 1859 dans Le Courrier du Nord indique : « la bonne maison de l’Hôtellerie est la plus ancienne des fondations charitables de Valenciennes. Sa chapelle fut longtemps la seule que possédassent les habitants. » Abandonnée, puis restaurée à la fin du XIsiècle, « l’église fut placée sous l’invocation de St Gilles, » poursuit l’article, qui décrit lui aussi les trois bâtiments : « Le premier édifice qui se présente à droite, c’est la chapelle […]. La partie suivante, annexée après coup, […] est une chapelle qu’ont fondée les membres de la célèbre confrérie de Notre-dame-du-Puy ; ils viennent ici à certaines époques faire leurs dévotions bien que le siège de leur société soit à l’église de Notre-Dame-de-la-Chaussée. »


Edouard Grar, toujours lui, dans son discours de 1856[6] sur « Les écrivains valenciennois depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours », s’attarde longuement sur le fonctionnement de la confrérie, qu’il décrit « à la fois religieuse et littéraire » ; plus tard, contrarié par cette histoire de double siège, il s’interrogera[7] : « ces contradictions… nous portent à croire qu’il y a eu à Valenciennes deux confréries littéraires portant le même nom. » Il se proposait d’examiner la question de près, mais, décédé en 1878, il n’a pas eu le temps de nous donner ses conclusions.

 

Le grand public, lui, n’aura bientôt même plus le souvenir de l’existence du Puy Notre Dame. Les concours ont pris fin au XVIIsiècle, et Valenciennes semble avoir ensuite donné la préférence à ses artistes peintres et sculpteurs plutôt qu’aux gens de plume. En 1887, le Courrier du Nord fait paraître, sous la signature de Paul Foucart, une sorte de biographie de l’artiste Antoine Pater, dans laquelle on lit : « Il y avait jadis à Valenciennes, dans l’église Notre-Dame de la Chaussée, une confrérie spéciale consacrée à Notre-Dame du Puy. » (Pater fut chargé de créer un reliquaire pour cette chapelle). Et l’article de s’interroger : qu’est-ce que ce Puy ? Est-ce la ville du même nom ? Est-ce un puits proche de l’église ? Pourquoi cette dévotion à Notre-Dame du Puy ? 

Force est de constater que la confrérie littéraire a complètement disparu des mémoires ! Les trouvères de Valenciennes – Baudouin de Condé († 1269) et son fils Jean de Condé († 1325), Jean Coppin et Engherrant Lefranc (dans les années 1480) avec leurs confrères dont on ne devine plus que les ombres – sont bel et bien tombés au fond du puits !



[1] Voir dans ce blog l’article « Qui est cette Eulalie qui chante à la Bibliothèque ? » posté en juin 2017.

[2] In « Histoire ecclésiastique de la ville et comté de Valenciennes », 1650, manuscrit conservé à la bibliothèque municipale.

[3] « En 1273, la comtesse Marguerite de Flandre concède la rivière Quinquernelle à Gillion Baillehaut afin de construire un moulin à huile sur le cours d’eau qui porte ensuite son nom (rivière Balhaut)… » in « Petite histoire des moulins de Valenciennes et de sa banlieue, du Moyen âge à aujourd’hui » par Lætitia Deudon, sur le blog escaut.hypotheses.org

[4] Gabriel Hécart est du nombre des éditeurs, sous le titre « Servantois et sottes chansons ». On trouve le livre, numérisé, sur internet.

[5] Manuscrit 492. C’est un cahier écrit de la main de Jacques-Michel Du Forest, intitulé « Histoire de la chapelle et confrérie de Notre-Dame du Puy ».

[6] Discours édité par la Société d’Agriculture de l’arrondissement de Valenciennes.

[7] Dans son article « Jean Baillehaut, trouvère » in « Mémoires historiques sur l’arrondissement de Valenciennes », op. cit.